Tensions
Munich, 19 Juillet 1978 , 6h44
Le jour s'ouvrit sur la Bavière. Quelques avertisseurs chantèrent, des pneus crissèrent également. Plus encore que l'éclaircissement du ciel, le ronflement des premiers véhicules, moderne chant du coq, signalait au Munichois l'horaire du lever.
Grant glissa vers la baie vitrée, passa devant le dîner intact, observa ce qui allait devenir une longue ligne de métal vociférante. Il ne laissa pas son esprit vagabonder, tentant de mettre de l'ordre dans ses pensées, tâche compliquée, s'il en était. Trop de données manquaient pour une analyse pertinente de la situation. A dire vrai, il n'était pas plus avancé que la veille au soir.
Une seule chose lui semblait évidente: la blondinette et son amie en savaient beaucoup. Leur irruption dans une histoire déjà assez dingue comme ça n'avait rien de spontané. Autant sa rencontre avec Granyt avait été impromptue, autant l'intrusion dans cette affaire des dames Hannay et Caroll respirait l'artifice.
Il estima qu'il avait cessé de décider de ses actes à partir du moment où Ella l'avait pris en charge. Sa fuite depuis Paris lui avait été dictée par un impérieux instinct de conservation, et , somme toute, il s'en était plutôt bien sorti. Il admettait plus difficilement sa présence dans cette chambre, son accès de faiblesse, la maîtrise par ces deux femmes d'évènements nécessairement planifiés et qui échappaient à son contrôle. Contre toute attente, subsistait de la soirée de la veille un arrière-goût déplaisant, un comble... Pour autant, il était débarrassé des trois verrues, et cet hôtel lui assurait une sécurité relative. De cela, il avait bien conscience.
Une voix mélodieuse l'extirpa de ses songes.
— Hello !
IL se retourna, mine renfrognée.
— Bonjour.
La blondinette était assise en tailleur sur le lit, souriante, et par conséquent moins mystérieuse que la veille. La vamp avait laissé place à un bel animal sain, dont il pouvait percevoir la jeunesse, un peu dans le genre de ces mannequins aux yeux clairs et à la peau fraîche qui vantent les mérites bien théoriques des crèmes pour le visage et des shampoings.
— Vous avez bien dormi ? poursuivit-elle benoîtement, évaluant le visage de son amant d'un soir, et se rendant compte, à cet examen, qu'il allait lui falloir ménager son homme pour éluder les questions embarrassantes, ou même, qui sait, éviter une réaction brutale.
— Oui, dans une certaine mesure, grimaça-t-il, je ... je manquais de sommeil.
— J'ai cru remarquer, en effet.
Un silence épais succéda à cette prise de contact. La femme et l'homme se dévisagèrent, une minute ou deux, pas davantage ... Puis l'exigence dégringola, sèche, abrupte.
— Dites-moi ce que je fais ici.
— Vous voulez dire : à Munich ?
— Je veux dire : à Munich, ici-même, dans cette chambre, avec vous.
— J'ignore ce que vous faites à Munich. Par contre, ce que vous avez fait ici-même avec moi, j'en ai eu une sorte d'aperçu hier soir.
L'allusion ne le dérida pas.
— Je vais vous dire ce que je crois. Je crois que vous savez parfaitement pourquoi je me trouve à Munich et dans cette chambre. Je crois aussi que votre nom n'est pas Caroll et que votre amie ne s'appelle pas davantage Hannay. Tout dans votre attitude donne à penser que vous savez qui je suis et que notre rencontre n'avait rien de fortuit.
Ella fit la moue, une moue que Grant aurait trouvé craquante en d'autres circonstances. Forcément, l'individu allait réagir, c'était totalement prévisible, mais bon ... on lui avait présenté Lilnorth comme un balourd provincial, information corroborée par sa facile 'capture' de la veille. Quant à l'entreprise de séduction... du miel... Si tout était toujours aussi simple.
Et voilà que Monsieur se montrait perspicace, voire inquisiteur... A la limite , elle aurait préféré une réaction de bête blessée, ou un accès de désespoir. Mentalement, elle maudit le vieux Loogel.
— Soit, je me prénomme Ella. Et je ne suis pas Mme Caroll.
— Vous avez un nom de famille ?
La conversation prenait un tour extêmement désagréable. L'obstination, qualité exquise, devient vraiment détestable quand on la rencontre en face de soi.
— Pas pour vous.
— Tiens donc ...
— Ecoutez ! Vous vous êtes retrouvé dans mon lit parce que vous me plaisiez. Quel mal y a-t-il à ça ? C'est une raison suffisante, non ?
Grant afficha alors une gaîté inattendue.
— Certainement. Et tous les soirs, vous effectuez le tour des gares, vous repérez un étranger sur un boulevard désert, vous l'invitez dans un hôtel à trois cents dollars la nuit, vous commandez des victuailles, avant de vous occuper de lui plus intimement. Vous êtes très désœuvrée ... et très riche.
Elle ne remua pas le bout des lèvres, le laissant enchaîner.
— Bien, puisque vous venez de me confirmer que nous ne sommes que des inconnus l'un pour l'autre, et c'est d'ailleurs parfaitement vrai en ce qui me concerne, je vais sortir de ce palace. J'ai besoin d'air. La soirée fut voluptueuse et je vous en remercie.
Il esquissa un pas vers la porte. Ella jugea que la situation n'était plus tenable. Il fallait lâcher du lest. Elle ne parviendrait à rien en s'opposant à lui frontalement. Le temps de la coercition n'était pas encore venu.
— Ne descendez pas ! Vous êtes en sécurité à l'intérieur de l'hôtel.
— Je crois que j'avais compris l'idée... et comme vous êtes en veine de confidences, je vais vous en faire une à mon tour. Je n'ai nullement l'intention de déserter cet hôtel qui reste effectivement l'endroit le plus sûr pour l'instant. Je compte simplement aller ingérer le café nécessaire à ma survie — lui aussi— dans un bar des environs.
— Vous n'avez pas d'argent.
— Si, depuis que j'ai ponctionné votre mallette.
Ella fronça les sourcils. A ce stade , c' était plus que de la perspicacité ... Où était donc passé le benêt de la soirée précédente ?
Elle bondit.
— Je vous accompagne !
— Dans cette tenue ? Nous risquons l'émeute...
— Donnez-moi une minute, le temps de passer à la salle d'eau.
— Sure. Je vous attends dans le couloir.
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