Début d'explication
Paris, 23 Juillet 1978, 9h50
Grant franchit le perron de l'ambassade américaine, s'engagea dans un couloir pâle et bleu. À son terme était enfoncée une grande fille derrière un bureau : lunettes pincées, chignon strict , chemisier chiné, foulard bas de gamme.
Elle le questionna d'un doux regard de myope.
— Lyde, Alexander Lyde. Je viens pour voir M. Dan Ledvin.
— Veuillez patienter, je vous prie.
La secrétaire écrasa un bouton. Un nasillement lapidaire lui répondit.
— Vous êtes attendu, convint-elle, porte de gauche, entrez sans frapper.
Alexander la salua d'un bref hochement du chef et se dirigea vers la salle désignée. Un quinquagénaire cordial le reçut.
— Alors, Alexander ? Heureux d'en avoir terminé ?
— Le mot est faible, Sir.
— Bah, c'est un succès sur toute la ligne. Securia et sa femme s'en sortent indemnes ou presque. Aucune victime notable dans cette affaire. Quelques rumeurs, un peu de publicité fâcheuse. C'est tout bonus.
— Ne craigniez-vous pas une autre tentative sur la personne de Securia ?
— Pas vraiment. Et puis, quelle importance ? Il va perdre prochainement tout son intérêt médiatique avec ces élections d'octobre au Sunotorio, décrétées par lui-même. Bon débarras ! Qui sait toutefois si ce n'est pas une astuce de sa part pour échapper à un funeste destin ? Avec les sommes colossales que le vieux phoque a dû détourner, sa retraite s'annonce dorée. Mais parlons de votre odyssée. Pas trop de casse ?
— Plus que je ne l'aurais voulu. Selon toute vraisemblance, un voyageur de commerce, nommé Granyt.
Ledvin haussa les épaules pour signifier son indifférence.
— Du menu fretin.
Ce fut là toute l'oraison de Burton Granyt, voyageur de commerce, big mouth, amateur de paris risqués et de belles voitures.
—Personne d'autre ?
— Deux agents du réseau Loogel, Tania Minerves et Ella Vendek, ainsi qu'une tueuse à gages du nom de Lookuir, et le tireur embusqué en charge de l'exécution de Securia.
Ledvin se savonna les mains à sec.
— Excellent, excellent. C'est un succès sur toute la ligne.
— Si l'on veut.
— Vous êtes réticent.
— Lara Runnert a bien été blessée, non ?
— Sans gravité, mon cher.
— Sans doute, mais ça écorne notre crédit...
— Pensez-vous !... À mon tour de vous en apprendre une bien bonne, mon ami. Que diriez-vous si je vous apprenais que Securia n'a jamais été en danger ?
— Je dirais que vous plaisantez, Sir.
— Et vous feriez erreur. Il n'était pas l'objet de cet attentat, mais le commanditaire.
— Sottises ! s'agaça Alexander. Le réseau Loogel avait un contrat sur sa tête. Je le tiens d'Ella Vendek.
— Qu'est-ce qui vous laisse croire que cet agent disait la vérité ?
— J'en suis sûr, sûr et certain.
— Alors, c'est que seule une partie des comploteurs était au parfum, trancha péremptoirement Ledvin. À mon avis, seuls le tireur et les têtes de réseau connaissaient le véritable objectif.
— Affirmation gratuite, Sir. Quel objectif autre que Securia ?
— Son épouse, la très distinguée et très gracieuse Lara Runnert-Securia.
— Insensé !
— Du tout... Que la Runnert ait voulu se débarrasser de son mari est un fait avéré. Qu'il l'ait devancée dans ce dessein criminel n'en est pas moins réel.
— C'est démentiel, tout simplement !
— Vous trouvez ? Pas davantage que la manière dont vous vous êtes substitué à votre pseudo-sosie Lilnorth. À quel moment êtes-vous intervenu ? J'avoue que cela m'intrigue.
— Ce ne fut pas une partie de plaisir, Sir. Néanmoins, jamais mon identité n'a été soupçonnée. Tous les protagonistes de cette histoire n'ont vu en moi qu'un benêt campagnard, poursuivi par des assassins dont il ignorait les motivations.
Ledvin fronça un sourcil.
— Reprenez le récit dès le début. À quel moment la substitution a-t-elle eu lieu ?
— Le matin du 18 juillet. Le lendemain du jour où l'appartement fut saccagé. J'ai découvert là l'homme dans un triste état, une pauvre figure, vraiment...
— Faites-moi l'économie des détails : des faits, rien que des faits.
— Je me suis introduit dans l'appartement d'autant plus facilement que le verrou avait rendu l'âme. Depuis la fenêtre du salon, je l'ai vu sortir d'un café, entendu entrer dans le bloc, monter au deuxième étage. La rencontre au sommet a eu lieu sur le seuil. Il était bouleversé. Le contact fut difficile à établir. Imaginez-vous rentrer chez vous, découvrir un inconnu dans le couloir de l'étage, une liasse d'heures après le ratissage de votre logement, la disparition de votre famille, et la perte de vos papiers. Si l'on ajoute que l'inconnu en question présente une certaine ressemblance physique... Il m'a fallu le rassurer, lui expliquer la situation. Inutile de vous dire qu'il ne me crut pas. Au moins comprit-il que j'étais là pour l'aider. Nous avons échangé nos vêtements, j'ai usurpé son identité, et je ne l'ai plus quittée jusqu'à ce matin. Les tueurs qui le filaient m'ont aussitôt pris en chasse, et nos services sont venus récupérer Lilnorth en début d'après-midi.
— Et ensuite ?
— Ensuite ? Ce serait un peu long à raconter.
— Ce n'est pas grave. Allez-y.
Dès lors, Alexander n'omit rien. Il raconta comment il avait aiguillé les tueurs vers l'hôtel de Tania et d'Ella. Il n'était pas parvenu à les faire se rencontrer comme il l'avait espéré, car les trois croque-morts avaient failli l'avoir dans cette course vers le Nord-Est parisien. Après un instant de flottement bien compréhensible, il s'était adapté aux circonstances en s'enfuyant avec Granyt à bord de son véhicule. la réussite avait alors souri, puisque les filles de Loogel les avaient pris en filature.
Evidemment, ce Granyt l'avait payé de sa vie aussi sûrement que si on lui avait appliqué un revolver sur la tempe...
Il raconta Munich. Il raconta la mort de Tania. Il raconta le retour sur Paris. Il raconta l'épilogue sanglant.
— Sachez, Sir, que malgré mon expérience, l'angoisse a souvent été ma voisine de palier ces derniers jours.
Ledvin secoua le chef d'un air entendu, se rengorgeant.
— Très bien, Alexander, très bien. Je vais maintenant éclairer votre lanterne.
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