Chapitre 4 : Hiver, Ère Ancienne, An 663 : Naà
Nasicaà a une magnifique chevelure rousse, crinière qu’elle détient de sa mère et ses yeux sont d’un vert cristallin. Sa bouche pulpeuse douce comme le pétale d’une rose lui confère un air mi-femme mi-enfant. Sa petite taille, son bassin étroit et sa poitrine généreuse dévoilent une silhouette d’une beauté féline, alors Torbor le tyran, ébloui en la découvrant, en est devenu fou et a voulu la posséder à tout prix.
Ce dernier mois de grossesse est le plus difficile à supporter pour la jeune femme et malgré les maux de ventre et le dos raide, Nasicaà continue malgré tout, de se promener dans la forêt au milieu d’une nature éclatante de beauté. Ses promenades lui apportent de la joie et de la sérénité, état qu’elle n’avait plus ressenti depuis très longtemps. Je l’accompagne régulièrement et lorsque nous rentrons, alors qu’elle a utilisé ses dernières forces, les jambes enflées et le dos fourbu, allongée près de moi, nous discutons durant de longues heures pendant que je peaufine précautionneusement mes peaux pour l’hiver.
Ce soir, c’est une nuit de Lune bleue*. Le travail débute enfin et provoque les premières contractions à la parturiente.
(* Lune bleue : Le terme de Lune bleue est donc employé lorsqu’une pleine lune apparaît deux fois dans le même mois, soit tous les deux ou trois ans. Le cycle lunaire étant de 29,5 jours, une pleine lune qui se produit au tout début du mois est souvent suivie d’une deuxième pleine lune en toute fin de mois.)
Son ventre est tendu comme un arc et la jeune femme grimacent à chaque tension douloureuse qui s’intensifie de minutes en minutes.
Alors que je me tiens à genoux devant l’autel en pierre, dans la grande salle au fond de la grotte, je joins mes mains en signe de prière. Une sensation de fraîcheur parcourt la pièce et me fait frissonner : la galerie est sans relief avec des parois lisses et quelques stalactites s’égouttent lentement alors que leur écho sur le sol fait entendre leurs voix.
Mamboà, Dieu Cornu à tête de Cerf, trône au milieu de l’autel encerclé de deux grands bougeoirs. Entre les deux candélabres, j’ai versé un breuvage dans un bol spirituel en terre cuite, élaboré selon une recette de mon grimoire et j’ai posé à ses côtés un plateau empli d’offrandes en bois poli, un bouquet de fleurs et une petite soucoupe dans laquelle j’y ai déposé un Quartz qui a été choisi pour ses propriétés magiques. Ce Cristal de Roche* s'adapte au physique et au mental du futur nourrisson. Le Cristal a été béni par Mamboà et n’attend que la venue de son futur propriétaire. Je me souviens du jour, où moi aussi, j’ai reçu mon Agate Verte**.
(* Ce Quartz ou cristal de roche est le joyau parfait, à la fois symbole de pureté et de l’infini de l’espace, de la patience et de la persévérance. Ce talisman de première force contrera toute Magie Noire.
** L’Agate Verte est fortement liée à la nature et on dit qu’elle aide à ouvrir les yeux à la beauté qui nous entoure. Si vous êtes un jardinier ou si vous travaillez dans l’agriculture, cette pierre sera d’une aide précieuse pour vous.)
Elle m’avait été offerte à ma naissance par le Grand Mage Adharà, celui-là même qui avait fondé l’école de magie. Il avait rendu visite à ma mère, la Reine des Fées, lorsqu’il avait perçu mes facultés magiques. Adharà était venu en personne me passer la pierre autour du cou. Il était fier de moi ce jour-là !
Et moi donc !
C’est la Reine Mère qui me l’a raconté quelques années plus tard. Mes sœurs étaient jalouses, parce qu’elles n’en avaient pas eu.
Avec beaucoup de diplomatie, Mère leur avait expliqué qu’elle était ma destinée.
Mais pendant de nombreuses années, malgré l’amour qu’elles me portaient, elles mirent longtemps pour l’accepter. Je crois que c’était plutôt le fait que je sois partie, qu’elles me reprochaient. Elles se sont longtemps senties abandonnées. Je l’ai compris bien tard moi aussi, et je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite, tellement j’étais excitée de vivre cette expérience.
Je détiens toujours cette Agate elle fait partie de moi et aujourd’hui grâce à ses propriétés magiques, je vais pouvoir assister la future mère. Je me dois d’accueillir le mieux possible cet enfant, en soutenant la jeune mère pendant l’accouchement, parce que la naissance est imminente.
C’est auprès d’un feu qui crépite que Nasicaà se repose sur une couche douillette. Comme il y a très longtemps que je n’ai pas utilisé mes connaissances pour qui que ce soit, le fait de me pencher à nouveau dans mes livres de potions m’apporte une vigueur que je pensais avoir perdu.
Vivre seule n’est pas “humain” et encore moins pour une fée !
La jeune femme m’a donné une raison de vivre : celle d’avoir envie de m’occuper de quelqu’un. Je ne suis plus seule désormais !
Pendant que Nasicaà se repose, je dévalise ma bibliothèque en triant mes livres un à un, à la recherche d’une recette d’onguent susceptible d’aider Nasicaà. Je sais que cette recette existe, mais je ne sais plus de qui s’est. La poussière recouvre en fine épaisseur mes différents ouvrages, et j’ai des difficultés à les reconnaître. En soufflant un peu, je dévoile peu à peu mes trésors.
— Mais enfin, où est cette recette ? Ce n’est pas possible… Dis-je agacée. Je n’aurais pas dû me laisser aller comme ça. Il va falloir que je trie et range correctement cette bibliothèque… Ah ! Enfin, il est là… Je l’ai trouvé.
J’époussette lentement et précautionneusement le vieux recueil et je finis par me retourner. C’est là que j’aperçois la pile de livres qui s’amoncellent sur une table à côté de moi, prête à s’écrouler au sol. Ce n’est pas grave, je m’en occuperai plus tard. Il y a plus urgent, aujourd’hui…
J’ouvre ce grand livre de potions :
— Grimoire d’apothicaire de Vencevàl Cherfà. Bon allons-y… Euh, quelle page… en passant le doigt sur le sommaire. Je passe lentement les pages une à une, précautionneusement, afin de ne pas déchirer les feuilles. Voilà ! C’est bon ! page 139 : Onguent pour apaiser l’accouchée.
Prendre :
1. Dix gouttes d’Huile Essentielle de Sauge Sclarée
2. Dix gouttes d’Huile Essentielle de Palmarosa
3. Six gouttes d’Huile Essentielle de Géranium
4. Mélanger les Huiles Essentielles dans quelques cuillères d’huile d’amande douce.
5. Appliquer l’onguent sur le ventre de l’accouchée et masser lentement pour prévenir les contractions et aider la parturiente à supporter les douleurs.
Je crée la préparation en suivant pas à pas les posologies. Ma réserve d’huile est complète. Heureusement que je renouvelle régulièrement mes stocks car j’ai pu réaliser mon onguent en un rien de temps.
La potion prête, je m’apprête à écouter les dernières paroles que m’adresse Mon Seigneur :
— Mamboà, Père des Cieux… l’enfant arrive, je dois aider Nasicaà à le mettre au monde.
— Je sais ma fille et cela va être un moment très difficile pour elle… Mais nous devons sauver l’enfant, avant tout… me répond l’idole d’une voix monocorde.
— Je suis au courant Père, mais je ne peux pas encore accepter l’inacceptable. Je vais me battre pour elle et pour son enfant.
— Fais ce que tu dois faire… Sache que l’enfant est plus important…
Alors que je suis toujours auprès de Mamboà, j’entends Nasicaà qui m’appelle. Je la rejoins rapidement, m’installe auprès d’elle, lève le drap qui recouvre son corps et je découvre de belles ondulations sur son joli ventre tendu. Le corps de Nasicaà sursaute à chaque contraction et elle ne peut réprimer des gémissements de douleurs.
— Jobià, j’ai mal…
— Je le sais ma chérie, mais ça va aller, courage…
Tout en reposant un nouveau textile frais sur le front de la jeune femme, je m’agenouille près d’elle et commence mes prières :
« Ô Dieu unique, Ô Mamboà,
J’en appelle à ta miséricorde,
Viens visiter ta servante malade,
Délivre-la des souffrances
Et des excès de douleur qui la rongent.
Apporte-lui la délivrance,
Par la Terre Mère Nature et le Dieu Sacré,
Bénis-la, Sauve-la et dans ta clémence,
Fais miséricorde et rend lui la santé,
Si tel est ton désir profond… »
Son corps luisant de sueur à la chaleur du foyer et les yeux exorbités, la jeune femme lutte de toutes ses forces pour enfanter. J’ouvre le flacon contenant l’onguent, récupère une bonne quantité d’huile dans mes mains et je commence à lui masser le ventre avec des gestes lents et tendres afin de la détendre et de la soulager. Un soupir d’apaisement s’échappe de ses lèvres. La jeune femme apprécie. Puis je lui fais boire une infusion à base de feuilles de framboisier pour l’aider à accoucher, de feuilles de menthe pour lui donner de l’énergie et de feuilles de mélisse pour la relaxer.
— Bois lentement, mon enfant, en lui soulevant la tête.
La tisane se répand progressivement à l’intérieur de sa gorge, quelques gouttes glissent sur ses lèvres gercées et l’effet des plantes commence à se faire sentir. Légèrement calmée, la jeune accouchée harmonise sa respiration avec les contractions qui s’intensifient.
— Voilà, comme ça… c’est bien… continue ma chérie… En posant mon Agate sur son dôme charnu et en récitant toujours mes prières.
La jeune femme halète, son teint devient blafard au fur et à mesure que les contractions s’activent. Elle est en sueur et un rictus de contrition mêlé à un semblant de sourire figé déforme son magnifique visage alors que ses dernières forces l’abandonnent.
— Jobià… je n’en peux plus… aide-moi… dit-elle dans un souffle.
— Vas-y, pousse… Encore une dernière fois.
Dans un dernier hurlement qui déchire la nuit, l’enfant émet son premier cri. La jeune femme s’est débattue pendant de longues heures. Le nourrisson est un poupon magnifique, plein de vigueur, avec une chevelure flamboyante comme celle de sa mère et des yeux d’un vert tellement clair qu’on peut y voir son âme.
Je m’empresse de passer le Quartz autour de son cou, lui fait une toilette sommaire, l’habille d’un voile blanc et le couche délicatement à côté de sa mère. Une auréole bleutée jaillit de la pierre et enveloppe le corps de l’enfant.
Je demande à la jeune femme :
— Comment prénommes-tu ton enfant, Nasicaà ?
La jeune femme regarde son bébé avec adoration, mais elle n’arrive même pas à le prendre dans ses bras tant elle se sent si faible. Je me lève, m’assieds près d’elle et lui dépose délicatement l’enfant entre ses bras. Des larmes coulent sur son visage livide. Les miennes se mêlent aux siennes. Nasicaà lève son regard presque vide vers moi et me susurre :
— Naà… et rend son dernier soupir.
Une étoile s’envole vers le ciel, et j’entends une voix douce à mon oreille :
— Aime-le comme je l’aurai aimé…
— Je te le promets.
Mon visage baigné de larmes, je prends l’enfant dans mes bras et alors que je prie pour le salut de l’âme de la défunte, je regarde longuement le petit ange…
— Naà… je t’aime déjà…
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