L’Assassin de tous les jours
L’assassin de tous les jours
Bon, bon, bon… Qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il fait !! Ça fait 30 minutes
maintenant. Pff… Si ça continue quelqu’un va me voir. Ce buisson ne me
cachera plus bien longtemps. Le soleil arrive. Le soleil… arrive, bon sang ! Les
rayons commencent déjà à me réchauffer la face. Ah ! Non ce n’est pas lui…
Qu’est-ce qu’il fait celui-là ? Non ! Recule ! Tu vas tout faire foirer !
Maintenant c’est foutu, les gens commencent à arriver, à traverser le parc.
Mais qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il fait ???
Et s’il ne vient pas ? Et si quelqu’un me voit ? Purée, tout était prêt, calculé, à la
seconde près ! M. Barnum prend son café à 5h57 au bar d’en face (comme tous
les matins), M. Barnum sort du bar à 5h59 (comme tous les matins), il arrive à
l’entrée du parc à 6h00 (comme tous les matins), il prend le chemin de droite
(comme tous les matins), passe à droite de la flaque d’eau et BIM ! COUP DE
COUTEAU DANS LA GORGE, venant du buisson de droite ! Multiples coups
dans le corps, pour ce satané M. Barnum, M. Barnum, M. Barnum !
Le sang coule dans la flaque, qui ramène à la plaque d’égout. A 6h03 j’ai fini, je
découpe les morceaux, les donne aux chiens du gardien du parc, plus loin. Tout
était parfait ! Bonjour M. Barnum, voulez-vous bien mourir je vous prie ? M.
Barnum le menteur, le tricheur, le manipulateur. Amène-toi !!
Encore plusieurs minutes qui se sont écoulées… Il faut que je sorte, il est 7h00,
je vais avoir des ennuis. Et maintenant ? QUOI ? vous n’avez jamais vu un… un
vagabond dans un buisson ? Oh et puis pourquoi m’occuper du regard bizarre de
ce passant ? M. Barnum est ma cible. Ce satané manipulateur, qui m’a soutiré
mes loisirs, mon temps libre, ma femme, mes enfants, mon travail, ma voiture,
mon petit déjeuner, mon réveil, mon lit, mon arrêt de bus, et j’en passe. Il doit
mourir. Il… doit… mourir…
Mais pourquoi n’est-il pas venu comme tous les matins de toute sa vie ? Et où
est-il surtout ? Je vais aller voir à son travail déjà. Il est peut-être parti plus tôt
après tout.
-
Quoi ? Souffrant ? Mais… il s’est toujours porté à merveille, à tel point qu’il a
fait de ma vie un enfer ! On me dit qu’on l’a emmené à l’hôpital. Evidemment,
le jour où je décide de le tuer, il va dans un hôpital ! C’est quand même
incroyable d’être si malchanceux. Mais ne nous dispersons pas. M. Barnum le
manipulateur, l’illusionniste, va mourir, j’en fais le serment. Rendons-nous à
l’hôpital. Mais comment y entrer, et comment atteindre sa chambre ? Je dois
élaborer un nouveau plan. Méticuleux, réfléchi, qui ne risque pas d’échouer.
C’est trop important. Peut-être que si je loue un costume de clown, que je me
fais passer pour un artiste qui va divertir les enfants malades, qui est drôle, qui
est comique, qui fait des blagues, que les gens aiment, que les enfants adorent,
que je prends une voix étrange, que je joue un rôle qui n’est pas le mien pour
une fois, peut-être alors que je pourrais accéder à sa chambre, en me dérobant à
la surveillance des caméras. Et la BIM ! coups de couteaux dans la glotte, et je
disparais comme une ombre… Oui, oui c’est bien, je vais faire ça…
Dois-je appeler mon travail pour les prévenir que je serais absent parce que
j’essaie de tuer le sécurisant M. Barnum ? Non surement pas. Si je veux du
résultat, il va falloir la jouer spontanée, et se poser moins de questions. J’avais
tout prévu, et tout a échoué, M. Barnum est souffrant…
Il est 8h03, j’ai mon costume enfilé, j’ai l’air bête, les gens me toisent, mais je
m’en fiche, car aujourd’hui, je vais tuer M. Barnum, et tout ira mieux dans ma
vie. Dirigeons-nous vers l’hôpital. J’ai pu obtenir l’adresse, heureusement. C’est
fou comme les gens parfois ne se méfient de rien. S’ils savaient…
La dame à l’accueil me demande ce que je fais ici, ce que je veux… Euh… ne
paniquons pas. Je viens pour les enfants malades, je suis envoyé par la mairie.
Oui voilà. Ça c’est bien. Bon, elle n’a pas l’air de poser plus de questions que
ça, j’ai vraiment de la chance. Je ne suis jamais vraiment allé dans un hôpital
depuis que je suis adulte. Ça me fait bizarre de me balader dans ces couloirs
moches, c’est assez amusant. Ah déjà arrivé ! 3 enfants chauves aux regards
tristes. Que faire ? Qu’est-ce que je fiche ici sérieusement ? Bon euh tant qu’à
faire, faisons les rire, si toutefois ça fait rire, un clown.
Je raconte des blagues, je fais un tour de magie, je raconte des histoires, je fais
l’imbécile… Eh ! Ça marche ! Les enfants rigolent, c’est dingue. Du coup ça me
fait rire aussi, ça faisait longtemps. Hein quoi ? C’est déjà fini ? Mais… Oh elle
me dit que je pourrais revenir, c’est génial !
Mais restons concentré… Je vais prétexter un arrêt pipi.
Et hop ! Je m’esquive ! Ah je n’ai pas demandé la chambre de M. Barnum !
Quel crétin ! Je cherche au hasard des chambres, je fouille, je pose la question
comme ça à un aide-soignant. 404 ! Génial !
Vous allez mourir M. Barnum, maintenant que je connais votre chambre, et vous
êtes souffrant, mon sourire carnassier se dessine sur mes dents, j’approche du 4e
étage, en montant 4 à 4 les marches, comme on dit. Mon couteau est là, M.
Barnum, je vais vous planter, et je rendrais à ma vie sa beauté ! Je marche vite,
mais pas trop, dans le couloir, j’approche, je vois la porte, le numéro 404, je
pose ma main fébrile sur la poignée, je pousse et ….
Personne !
Bon sang ! Où est-il ! Il est “souffrant” il devrait être là ! C’est marqué sur sa
fiche de soin. Voyons ça. M. Barnum : faiblesse et surmenage. Le lit est défait,
sa fuite doit être récente. Ses chaussons sont encore au pied du lit. Bon il est
visiblement parti il n’y pas longtemps. Enfin j’imagine, je ne suis pas
détective… Observons un peu la chambre. Tout est normal. Rien à voir. Ah, si
peut être. Il y a un livre que je n’avais pas vu. La Tapisserie de Notre-Dame, de
Charles Péguy. Je parcours un peu les pages. Bon, je n’y comprends pas grand-
chose, et j’ai autre chose en tête. Mais je vois que la date de rendu à la
bibliothèque est dépassée. Ça me dérange. C’est de l’irrespect ça, M. Barnum !
Décidément, il cumule tous les vices. Peut-être que des gens voudraient
emprunter La Tapisserie de Notre-Dame, vous ne croyez pas ?? Non, ça ! Vous
ne pensez qu’à enlever leur vie aux honnêtes gens ! Je vais rendre ce livre !
-
J’arrive à la bibliothèque, et je m’approche du guichet. Je vais aussi demander
s’ils connaissent M. Barnum, et s’ils savent où il pourrait être. On m’engueule,
et on me prend pour lui. Quoi je ressemble tant que ça à cette personne qui a
besoin d’être aimé et admiré, et qui est pourtant critique avec lui-même ? Qui a
certes des points faibles dans sa personnalité, mais qui sait généralement les
compenser ? Qui a un potentiel considérable qu’il n’a pas encore utilisé à son
avantage ? Hmm, peut-être après tout. C’est vrai que parfois, je me demande
sérieusement si j’ai pris la bonne décision ou fait ce qu’il fallait. Je préfère une
certaine dose de changement et de variété, et oui je deviens insatisfait si on
m’entoure de restriction et limitations. Je me flatte d’être un esprit indépendant,
il faut bien le dire. Mais eh ! Restons concentré ! Je dois tuer ce satané M.
Barnum ! Lorsque la bibliothécaire scanne le livre, je remarque dans la reliure
une carte de visite. Je la saisis. Oui, bon c’est à moi, je l’avais oublié,
pardonnez-moi !
C’est une carte pour un restaurant. "Viandes et vin rouges". Peut-être que M.
Barnum y est, et peut-être que je vais pouvoir le tuer. Allons- y.
-
"VVR", "Viandes et vins rouges". Pas top, comme nom. Je m’approche, je demande.
Oui, excusez-moi, bonjour, M. Barnum, tout ça. Il a une réservation pour ce
midi ? Parfait !!
Quoi ? un serveur ? Mais oui ! Ce sera parfait. Je n’ai rien à faire, je vais
remplacer votre seul serveur malade aujourd’hui. J’ai vraiment de la chance. Et
en m’approchant de lui, BIM ! coups de couteau dans le buffet ! Cela dit, ce sera
voyant. Et je serais arrêté. Peut-être devrais-je trouver un autre moyen… Plus
subtil.
Et si j'empoisonnais la moutarde de Meaux qu’ils servent avec les viandes ? Ce
serait plus efficace. Sauf que je ne sais pas empoisonner une moutarde… En
attendant midi, il va falloir trouver comment faire. J’ai encore du temps avant
12h35, où arrive toujours M. Barnum, chaque jour. Je retourne à la bibliothèque.
Je farfouille, je cherche un volume sur les poisons, les venins… les venins… Ce
serait une riche idée ! Mais il faut trouver un serpent. Un zoo ou une animalerie.
Ça risque d’être compliqué, insurmontable même. Et puis comment soutirer son
venin sans attirer l’attention. Et un serpent c’est cher. Bon... Cessons de nous poser
des questions. Rien de très compliqué en fait. Voilà déjà une animalerie, c’est un
bon point.
Alors les serpents, les serpents. Venimeux. Celui-là. C’est lui que je veux,
monsieur. C’est cher ! Mais je paie. C’est important pour moi. Il me faut ce
serpent pour prendre son venin, pour le mettre dans la moutarde, pour que M.
Barnum meure, pour que je récupère ma vie ! Le monsieur m’a donné une boite
avec le serpent sifflotant. J’ai entendu dire que le venin de ce serpent était un
pesticide naturel et puissant, comment puis-je l’extraire ? Ah. Je vois. D’accord,
merci.
Et voilà, comme sur des roulettes, rien de compliqué, il suffit d’y croire un peu.
Retournons au restaurant. M. Barnum doit bientôt arriver. Je m’isole, je prépare
une dose de venin. J’attends, j’attends. Qu’est-ce qu’il fait ? Où est-il ? Le chef
sait que M. Barnum arrive toujours à cette heure alors il a déjà lancé la cuisson
de la viande, et préparé le pot de moutarde. Il dresse l’assiette. L’heure
approche, mais je ne le vois pas dans la salle. Il devrait arriver. 12h33. Le plat
est prêt, j’installe le venin dans la moutarde, discrètement. Je soulève le plateau,
et je pénètre dans la salle, espérant le voir. Personne. Bon sang !!
Le patron prend un appel. C’est de M. Barnum ! Annulé. Désolé. Spectacle en
préparation ce soir. Un sandwich ! Mais quelle insulte ! Alors que ce brave chef
se donne un mal fou pour lui préparer une belle viande rouge, un bon vin, un
bon fromage ! Quel toupet ! Quel irrespect ! Je vais la manger moi, sa viande, et
je vais honorer son plat ! Oui, c’est délicieux, M. Barnum ! Vous ne savez pas
ce que vous manquez !
-
Bon me voilà à la mairie. Je n’y ai jamais mis les pieds, sauf pour le
recensement. Ça me change au moins, c’est bien. J’ai besoin de savoir les
spectacles qui se jouent ce soir, pour y trouver M. Barnum. Apparemment un
seul, mais un grand. Les Lumières de la Paix, pour célébrer le centenaire de la
Grande Guerre. Un truc assez énorme a priori. 700 musiciens et choristes et
50000 bougies, avec 300 volontaires pour s’en charger. Je pourrais être de ces
volontaires. 301 volontaires ça ira. Mais j’ai besoin de savoir quel poste occupera
M. Barnum… Sauf que l’employée risque de refuser de me le dire, ou trouver ça
louche. Bon… Je vais devoir la séduire. Je rentre chez moi, je prends une
douche, je me change, me parfume, me fais beau. Je travaille mon regard, mes
expressions, je regarde un ou deux tutos sur internet. Tout est parfait. J’y
retourne, je lui parle, je la contemple, la complimente, m’intéresse à elle, à ce
qu’elle fait, à qui elle est. Elle est belle. Et intéressante. Je lui propose de boire
un verre. On s’installe à la terrasse d’un café, je prends une bière, moi qui n’en
bois jamais, je m’engage sur des sentiers inconnus, je teste des choses, des
approches, je la sens réceptive, c’est formidable. Je lui parle du spectacle, de la
culture, des initiatives comme celle-ci, je lui dis qu’un ami m’a dit qu’il y
participait, mais qu’il n’a pas voulu me dire où. Elle papillonne des yeux, elle
voudrait bien m’aider, mais n’a pas trop le droit. Je lui explique que j’ai fait pas
mal de choses aujourd’hui dont je n’avais pas le droit, qu’il faut savoir prendre
des risques, être spontané, se laisser emporter par la farandole de la vie et des
événements qu’elle met sur notre route, saisir le train en marche, savoir quand
sauter le pas ! Elle a l’air d’accord. Je l’ai convaincue ! On se dirige vers la
mairie, elle ouvre des documents, elle m’inscrit comme volontaire, et m’informe
que M. Barnum sera volontaire aussi. Il sera d’ailleurs dans les coulisses près du
chœur, pour les bouteilles d’eau, les serviettes à la fin du spectacle. Parfait.
Pendant la représentation, en coulisse je le poignarderai ! Je le tuerai ! BIM !
Mourez M. Barnum !
-
Le spectacle va commencer. M. Barnum n’est toujours pas là. J’ai aidé tout le
monde, j’ai discuté, j’ai fait des rencontres sympas, j’ai pris quelques numéros,
et je pense que je reviendrais, si j’arrive à ne pas me faire attraper. Le monde du
spectacle c’est quelque chose. Tout le monde s’affaire, accessoires, costumes,
instruments, lumières, machines, et j’en passe, tout le monde s’occupe de son
affaire, et le tout va bientôt former un grand Tout. C’est formidable. J’en
oublierais M. Barnum. Et s’il ne vient pas ? J’aurais fait tout ça pour rien.
Demain il faudra se réveiller, prendre sa douche, son petit déjeuner, aller au
travail en bus, et …
C’est lui !! C’est M. Barnum qui réapparaît ! Approche, misérable ! Je vais te
tuer ! Je m’avance, je saisis mon couteau, il ne m’a pas vu, j’y suis presque et…
Hey Jean Louis ! Ça va ? Ouais ça commence bientôt hein ! Sois prêt !
Il a disparu ! Non le voilà qui s’éclipse à nouveau. Pas cette fois ! Je lui cours
après, il sort des coulisses, je l’aperçois au bout d’un couloir. Je fonce ! Je
l’aurai ! Pas question qu’il s’échappe ! Il court maintenant, il m’a repéré ! Tu ne
t’échapperas pas ! Je lui donne la chasse à l’extérieur, il memmène dans des
rues, il souffle, il se sent menacé ! Et pour cause !
Nous continuons notre course poursuite, la nuit est belle, et ça fait longtemps
que je n’ai pas couru. J’ai l’impression d’être dans un film d’action. Il fait des
virages, pousse des débris, me ralentit, mais je le rattrape toujours. Je t’aurais !
Notre course nous mène près d’un canal. Je crois que je reconnais l’endroit.
Soudain, il s’arrête. Je me stoppe. Il se tourne. Respire. Me regarde. Il me
ressemble plus que prévu. Mais peu importe. Je sors mon couteau. Il a compris
que cela ne servait à rien de lutter. Je suis plus fort que lui. Je m’approche,
chaque pas me libère de son emprise. Vous allez mourir M. Barnum, et je serai
à nouveau serein. Je vivrai à nouveau. C’est pour mon bien que je fais ça ! Il ne
lutte plus. Ses bras ouverts attendent la sentence. Quelle journée ! Enfin je
touche au but.
Nous sommes seuls, il fait nuit. Personne ne verra jamais ce qu’il s’est passé. Ce
sera assez personnel finalement.
Après m’avoir tant chahuté partout, M. Barnum, le manipulateur, il est temps de
mourir.
BIM ! Coup de couteau dans la gorge ! Vous voilà mort ! Et
moi je revis ! Je me rassérène à chaque coup ! Ma vie ne sera plus la même
désormais. Voilà ! C’est fait. Je suis libre de votre emprise.
Je n’ai plus qu’à balancer le corps dans le canal de l’Ourcq à côté de nous, et à
rentrer chez moi. C’est fait…
-
Je vais mieux. M. Barnum est mort hier soir. Ce matin je lis le journal, près
de mon serpent. M. Barnum a été retrouvé mort, suite à de multiples blessures
occasionnées par des dizaines de coups de couteau à viande. L’enquête a
cependant révélé que cet homme qui ressemble à tout le monde, n’était pas le
célèbre M. Barnum, mais Serge Laroutine, un criminel bien connu pour ses
approches extrêmement furtives.
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