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Rose et noir. Rose comme l'amour et la vie, le bonheur et la sécurité. Noir comme l'enfermement, la routine, le manque et l'ennui. La senteur de tout ce à quoi j'ai renoncé à jamais pour avoir ce que j'ai. A quoi ai-je renoncé au juste ? Le saurais-je jamais ? Ai-je jamais voulu autre chose que ce que j'ai ? Je crois que non. Je n'ai jamais voulu autre chose que cette routine. Que puis-je vouloir d'autre ? Partir plus souvent en vacances ? Me faire de nouveaux amis ? Me découvrir une nouvelle passion ? Changer de métier ? Avoir un nouvel enfant ? Rien de tout ça ne semble véritablement satisfaisant. Pas plus que perdre du poids ou changer de coupe de cheveux. Tout est tellement cliché et indifférent. Qu'est-ce qui compte vraiment ?
Pas grand chose. Et tout à la fois. Chaque mot de Charlie. Chaque bouchée de chaque repas. Chaque rayon de soleil. Chaque rencontre. Chaque pensée. Tous ces livres que je lis pour combler le vide. Toutes ces discussions passionnantes dans les dîners avec nos amis. Toutes les décisions que je prends au travail ou dans l'association de parents d'élèves. Que pourrais-je faire de plus ? Qu'est-ce que véritablement être humain ? Comment faire pour me sentir de nouveau lumineuse ? Qu'est-ce qui me manque ? Rien. S'habitue-t-on au bonheur comme à tout ? A-t-on toujours besoin de tendre vers plus ? Mais vers quoi ?
Peut-être devrais-je me mettre à vendre des glaces à la sortie des écoles les soirs d'hiver. Après tout, ce n'est ni mieux ni moins bien que quoi que ce soit d'autre. Tout est tellement indifférent. Tout ce que je pourrais faire semble tellement cliché. La seule échappatoire est-elle de faire des choses complètement absurdes ? Devrais-je surprendre tout le monde ? Choisir de me teindre les cheveux en vert ? Repeindre les murs de la maison en jaune fluo ? Pourquoi suis-je pris d'une soudaine envie de couleur ? J'ai envie d'imprévu. De fantaisie, oui. J'ai envie de repeindre mon monde. Envie de changer de monde. Et en même temps je n'ai pas envie d'abandonner quoi que ce soit. Je veux garder mon monde. Oui, je ne veux pas renoncer à mon monde au profit d'un monde inconnu qui sentirait comme cette glace. Je veux garder mon monde et y ajouter des senteurs. Mais lesquelles ? Comment ?
J'ai envie de créer. Créer je ne sais quoi. Juste quelque chose qui sorte de l'ordinaire. Envie de faire preuve d'originalité. Envie de me sentir comme les enfants qui sortent de cette école en ce moment. Plein d'enthousiasme à l'idée de ce qui les attend dans les quelques heures qui viennent, tenant à vivre chacune d'elles pleinement. J'ai envie d'être un enfant de nouveau. Envie d'arrêter d'être une adulte responsable répétant chaque jour bien sagement le même planning et faisant chaque chose à la perfection. Serais-je plus heureuse alors ? Je ne sais pas. Je n'en suis pas sûre. Mais peut-être que ça vaut le coup d'essayer.
Mon jean est barbouillé de tâches roses et noires. Je me suis perdue dans un monde de pensées et ma glace a fondu sur moi. Comme la vie a fondu sur moi toutes ces années. Joliment. Mon jean est joli ainsi. Ma vie est jolie ainsi. Charlie sort de l'école et son sourire est radieux. Je veux être radieuse moi aussi. La vie a fondu sur moi, joliment. Et maintenant c'est à moi de la rendre plus jolie encore. Je ne sais pas exactement encore comment. Mais je trouverais bien. Et il m'aidera, ce petit bout de chou devant moi. Je sais que je veux plus que ce que je j'ai. Je veux plus : plus de couleurs, plus de fantaisie, plus de vie. Je ne veux pas me contenter d'attendre que la vie continue de fondre joliment. Je veux plus. Je veux fondre moi-même ma vie. Est-ce que ça veut seulement dire quelque chose ? Je ne suis pas sûre. Je crois que oui. A mes yeux, ça a du sens. Alors je prends ce qu'il reste de ma glace et je l'étale sur le pantalon de mon fils. Mon fils qui réagit en riant, preuve qu'il existe encore de la lumière dans ce monde qui est le mien, et que je peux encore en créer plus, toujours plus.
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