26 | Ailleurs d'avant et d'après
L’aube n’était pas encore levée quand s’élevait aux abords du Village-à-Trois-Têtes une fanfare reconnue par tous les habitants matinaux. Les gardes de nuit échangèrent de place avec leurs collègues et ces derniers s’attellèrent à tirer les lourdes portes métalliques afin de permettre à leurs camarades de rentrer. La Capitaine des Forces de Sécurité somma à un apprenti, un garçon aux cheveux de paille chapeauté d’un bonnet en laine, d’avertir immédiatement le haut commandement. Il fila aussi qu’il le pût dans les rues désertes, se faufila entre les venelles, traversa un pont suspendu jusqu’au Palais du Berg.
L’apprenti s’arrêta devant les portes. Un homme d’une fine stature s’approcha de lui sans un mot. Son regard, seul, exigea une réponse rapide du garçon. Celui-ci bafouilla un peu cependant il réussit à passer la nouvelle. Le plus âgé lui demanda de retourner auprès de sa division se chargeant d’apporter le message à la Bergienne. Celle-ci se trouvait avachie sur un trône submergé de rouge, entourée de ses Commandants, de quelques élus des gens du commun, de domestiques et de soldats du palais.
L’homme délivra la nouvelle le moment où il passa la porte de la salle du trône. Celle-ci fut accueillie joyeusement par l’ensemble des personnes. Dans un coin de la pièce, la trésorière s’occupait des salaires avec ses quinze assistants.
La fanfare traversa le village réveillant ceux qui n’étaient pas du matin. Les enfants se pressaient dehors, sur les balcons et aux fenêtres afin d’apercevoir, ou tenter du moins, les aventuriers. Personne ne s’aventura, d’ordinaire, en dehors du pays. Bientôt la pluie s’invita au rendez-vous, et en quelques secondes, tout le monde déploya des parapluies. De petites tailles, d’abord, puis des apprentis usèrent des grands pour protéger le cortège.
Au fil des heures suivant cette arrivée, le Village-à-Trois-Têtes se métamorphosa. Les visages fatigués laissaient entrevoir une once d’espoir, de joie et de soulagement. Les habitants se réunirent aux abords du Palais du Berg. La Bergienne vint se tenir devant la foule. Et derrière elle, la troupe d’aventuriers se distinguait par leurs habits usés.
Brillons sur ce navire
armons nos oreilles
notre cœur, nos poumons !
Brandissons sur ce navire
tuons nos ennemis
notre désespoir, nos inquiétudes !
Luttons sur ce navire
survivons à cette nouvelle ère
sur cette planète étrangère, au pied de cette mer !
D’abord, l’armée répéta harmonieusement les paroles du chant, puis les citoyens suivirent. Les mots se succédaient. La chanson s’étendait. L’histoire se jouait de nouveau. Le désespoir s’éteignait, temporairement, s’évadait loin de leurs âmes.
— Amis, compagnons, camarades ! Nos braves sont revenus avec d’excellentes nouvelles ! Des terriens, comme nos ancêtres, se sont échoués en dehors de nos frontières. Nos éclaireurs nous parlent d’un peuple réduit au silence, privé des soleils et des lunes pendant quinze générations, abandonné par les leurs. Nos braves ont ramené les survivants avec eux. Ils seront pris en charge au Château de Lyon. Pas d'inquiétude à leur sujet ; ils seront surveillés pendant leur période d’intégration. C’est un pas de géant pour notre clan ! Comme vous le savez tous, nos ancêtres se sont posés sur le Crâne il y a cela 14 890 ans. Ils se sont dispersés en petits groupes au travers du continent et ont formé au fil des générations de nouvelles nations.
Pensons à nous
braves compagnons
Buvons à nous
chaleureux amis
Mangeons à notre faim
jusqu’à notre dernier souffle !
La Bergienne se tut laissant les voix de son peuple l’emporter ailleurs, vers le passé. Elle se souvint d’une silhouette dont elle mettait le nom sous scellé. Elle vivait et mourait inlassablement, comme toutes les autres âmes, mais à leur instar, elle gardait ses souvenirs. Le début, elle le connaissait. L’arrivée au Crâne avait été la plus belle décision de l’Équipage du Mirage Noir.
— Attendez ! Taisez-vous ! tonna quelqu’un. Que ferons-nous s’ils tentent d’imposer leurs croyances et leurs règles ?
— Ce que nous faisons depuis le début. Nous resterons Rois. S’ils refusent de se soumettre à la vie que nous leur offrons, à la chance de recommencer à zéro, alors ils iront errer ailleurs, répondit la Bergienne d’une voix pleine d’autorité.
Son regard perça la foule aisément. Ses yeux se posèrent sur le jeune homme, l’un des enfants d’une chapelière reconnue dans le pays. Tout le monde se tourna vers lui d’un même mouvement. Il rougit et baissa les yeux, incapable de soutenir le regard de la Bergienne. Celle-ci continua son discours comme si de rien n’était. Elle annonça quelques directives. Elle demanda l’organisation d’une fête en l’honneur des éclaireurs.
Quelques jours plus tard, la Bergienne quittait le village avec certains de ses Commandants et une centaine d’hommes et de femmes en direction du vaisseau spatial échoué aux frontières de son pays. Ils voyagèrent par voie terrestre au pas de course, dans le plus grand silence. Ils s’élancèrent au travers d’une forêt d’immenses arbres, longèrent les côtes, naviguèrent jusqu’au pied d’une montagne, gravirent celle-ci et s’arrêtèrent à quelques mètres du site du crash.
Des corps inertes par centaine furent retrouvés dans les décombres. Les équipes scientifiques aidées par des soldats se chargeaient d’extraire les technologies, de trier tout ce qui pouvait être sauvé et des capsules de cryogénie. Un périmètre de sécurité fut installé. Un Commandant décida de bâtir une base temporaire afin de garantir une protection optimale. Quelques malheureux furent découverts, à demi-conscients et blessés, suspendus à leurs sièges ou presque étranglés par des sangles. La Bergienne les envoya au village dès que les médecins émirent un avis favorable.
L’excitation était palpable dans l’air. Des questions tourmentaient les esprits de tout le monde. Il fallait néanmoins attendre le retour au pays pour connaître les réponses. À la nuit tombée, la Bergienne fixait le ciel étoilé. Elle imaginait la station fantôme que son équipage et elle avaient laissé 14 890 ans auparavant.
— Votre Majesté ?
La Bergienne sortit de ses pensées. Son regard se posa sur une jeune fille, une apprentie dont les enseignants appréciaient la rigueur.
— Pouvez-nous parler de votre arrivée ?
Le silence se fit immédiatement. Tout le monde connaissait l’histoire, cependant, ils appréciaient que cela soit la Bergienne qui la raconte. Sa capacité exceptionnelle à se souvenir de chacune de ses vies était connue et quasiment peu jalousée. Certains la surnommaient l’immortelle. D’autres disaient qu’elle était leur miracle à eux. Leur guide. Leur mère.
La Bergienne acquiesça. Son regard se perdit dans le passé. Sa voix emporta ses compagnons dans une virée lointaine et étrangère, à l’époque où leurs ancêtres vivaient sur le Mirage Noir en pleine errance dans l’immensité de l’espace.
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