34 | Guet-apens orchestré
— Merde, pas de réseau dans ce trou paumé…
Une route désertique, des champs de colza à perte de vue et des prés où quelques moutons, vaches et chevaux prenaient l’air, et absolument rien qui pourrait aider Gabin. Il grommela quelques injures dans sa barbe mal taillée. La roue avant de son vélo avait pour la seconde fois, en l’espace d’une semaine, crevé. Et comme si ça ne suffisait pas, il devait se rendre à la ville la plus proche pour s’acheter quelques chambres-arrières. Ces dernières heures, il n’avait pas croisé le moindre patelin, à part des fermes qui lui semblaient lugubres. Gabin n’avait pas envie de finir en pièce, comme dans les polars qu’il lisait.
L’homme de vingt-huit se résigna à continuer sa route à pied. Il avala une gorgée d’eau. Il admira une dernière fois son environnement avant d’enfiler son sac sur ses épaules endolories. Il se mit à marcher aux côtés de son vélo. Il ne croisa personne durant la prochaine heure à part un tracteur dont la conductrice ne lui porta aucune aide et une bagnole des années ‘95 qu’un vieil homme fripé conduisait en fumant un cigare. Gabin eut le plaisir de rencontrer quelques gamins qui lui indiquèrent l’emplacement d’un village à deux ou trois kilomètres. Il les remercia, s’élançant dans la direction donnée sans voir le regard amusé qu’échangèrent les enfants.
Gabin s’arrêtait de temps à autre pour se déshydrater. La gourde vide, il s’empressa de sortir de son sac une bouteille d’eau qu’une gentille vieille dame lui avait donnée le matin même avant son départ du lieu où il avait passé la nuit. Quelle chance d’avoir dormi dans un bon confortable ! Le repas avait été médiocre, mais il n’avait rien de tout cela à son hôte de peur de la froisser. Il retira le bouchon, versa l’eau dans son récipient jusqu’à qu’il n’y ait plus rien dans la bouteille plastique, puis, il jeta cette dernière dans un champ.
— Pourquoi faites-vous cela, monsieur ? demanda une voix fluette dans son dos.
Gabin sursauta. En se tournant, il découvrit la ribambelle de gamins à quelques mètres de lui.
— Putain de merde. Qu’est-ce que ça peut vous faire ? grommela-t-il en posant sa gourde dans son espace dédié au vélo.
Il s’éloigna, ignorant les protestations des jeunes. Ces derniers ramassèrent la bouteille afin de la jeter plus tard dans un endroit approprié. Gabin avança sur quelques mètres avant de se retourner dans la direction des adolescents. Ceux-ci n’avaient pas bougé d’un pouce. Il haussa un sourcil en notant la présence d’une radio dans leurs mains.
« Au moins, au contraire des gosses de la ville, ils n’ont pas leur nez plongé dans les écrans. »
Il poursuivit son chemin. La route déboucha sur un panneau rond rappelant la vitesse que les conducteurs devaient respecter. Un peu plus se trouvait un autre indiquant les villages alentour. Se rappelant des informations des adolescents, il bifurqua sur sa droite. Gabin vit la silhouette de plusieurs bâtisses au loin. Il décida de passer par les sentiers dansant entre les champs de colza. Une femme promenant son chien le salua d’une voix plate. Un sportif chauve le jugea du regard sur son passage. Une nouvelle bande de jeunes le dépassèrent sans un mot à son égard. L’homme eut la vive impression que personne n’avait envie de le voir dans les parages. Il déboula aux abords d’un village pittoresque dont le goudron de ses routes se détériorait d’année en année.
Usé par la marche, il s’arrêta à l’ombre, près d’une boulangerie. Il s’affala sur un banc, le vélo debout sur sa béquille. Gabin attrapa sa gourde, avala quelques gorgées avant de la ranger à sa place. Il prit son téléphone, constata avec joie qu’il y avait du réseau — s’il ignorait la pauvre barre qui faisait des va-et-vient — et tenta d’ouvrir une application de géolocalisation. Un soupir quitta ses lèvres. Au même moment, quelqu’un sortit du commerce. C’était la boulangère, une femme d’une quarantaine d’année aux traits fatigués, habillée d’un pantalon en lin beige, d’un tee-shirt mauve et d’un tablier blanc. Elle l’avait entre-aperçu, et comme elle ne l’avait jamais vu par-ici, elle voulait le rencontrer. Ils ne parlèrent que très peu, chacun profitant de la quiétude du village. Puis, la femme vint offrir une bouteille d’eau fraîche, un petit café et un lapin en chocolat.
Gabin avala cul sec le café. Il délaissa la bouteille d’eau à côté de lui et se nourrit de la gâterie. La boulangère rentra à l’intérieur du commerce pour servir un nouveau client. Soudainement, l’homme commença à se sentir de plus en plus mal. D’instinct, il lâcha l’animal en chocolat. Ses mains se mirent à trembler. Ses paupières devinrent lourdes. La panique influa en lui. Il se leva, chancela, s’écroula sur son vélo, qui tomba sur le sol.
La boulangère apparut dans son champ de vision. Debout, derrière elle, se trouvait un homme aux cheveux blonds courts, coiffé d’une casquette. Il les entendit parler mais ne comprit rien. Le cycliste pénétra dans un monde de ténèbres.
Gabin revint à lui quelque temps plus tard. Il se trouvait dans une pièce sans fenêtre, et dans la noirceur environnante, il voyait une faible lumière venir d’une ampoule suspendue à quelque chose qu’il n’arrivait pas à percevoir. Il eut l'intention de se lever, mais, hélas, il ne pouvait pas bouger. Il sentait l’air fouetter sa peau nue, le bois brosser son corps endolori, les sangles plaquer ses bras et chevilles à une table métallique. Un collier de fer entravait son cou. Il ne pouvait que fixer le plafond ténébreux.
Était-il dans une cave ? Il se souvint d’une roue crevée, d’une marche forcée à travers la campagne, de diverses rencontres assez brèves et d’un lapin en chocolat, puis du néant qui l’avait submergé. Il se figea. Avait-il été drogué ? Pourtant, la gâterie avait été bonne. Gabin tendit l’oreille ; une musique résonnait au loin, plutôt familière, et une voix réveillait en lui une vie qu’il avait oubliée.
Soudain, les pas délibérément lourds d’une personne lui parvint. Il entendit la porte se déverrouiller. Son cœur s’emballa. Un léger bruit tinta, puis une lumière jaillit, éblouissant son visage. L’accès claqua. Quelqu’un s’approcha de la table.
— D’habitude, les gêneurs comme toi, je les envoie en colis express aux Langues Mortes. Mais toi, tu es particulier, tu sais ? Peigne-cul.
Gabin cligna des yeux afin de s’habituer à la lumière. Il ne reconnut pas l’individu : des cheveux blonds courts, chapeauté d’un bonnet en laine blanc, une chemise bleu par-dessus un jeans serré, des yeux bleus, une cicatrice sur l’arcade sourcillière. Pourtant, le captif ne pût s’empêcher de noter un air familier.
— Débile comme t’es, t’as pas l’air de savoir qui je suis, hein ? (Gabin s’apprêta à parler) Nan, t’as gueule, j’ai pas envie d’entendre ta voix de pantouflard. Tu devrais me reconnaître. T’as oublié ce que tu as fait, hein ? Môsieur s’en est tiré auprès de la justice ! Tu sais ce qu’on devrait faire aux vermines dans ton genre ? Leur couper leurs couilles !
— Je… (Gabin se prit une gifle) Je n’ai rien fait à quiconque !
Il eut une seconde baffle. Gabin tentait de rester calme : comment cet homme connaissait-il son passé ? Il s’en était tiré de justesse de son ancienne vie, sans l’aide de personne étant donné que ses anciens potes l’avaient laissé pataugé dans leurs merdes. D’accord, lui aussi avait fait des trucs pas nets, mais il était aussi une victime. Gabin s’était tiré de sa ville natale, loin du jugement constant de ses proches, sans un mot à quiconque. Sa meilleure amie d’enfance lui avait dégoté un appart’ et un boulot à cinq kilomètres du nid familial sans jamais lui demander des comptes.
— Toulouse, en 2025, procès des « Sales couillons molles de la bande des vomitos », ça te dit rien ? Je t’ai traqué, comme certains de tes abrutis d’amis, durant trois longues années. Tu sais ce qu’on dit ? La vengeance est un plat qui se mange froid, chuchota l’inconnu d’un ton doucereux.
Gabin demeura silencieux. S’il faisait la sourde oreille, peut-être qu’il serait libre. L’autre se détourna de lui, s’approcha d’un comptoir en aluminium où on rangeait les vis, les outils et divers autres choses utiles au bricolage. Ses yeux s’écarquillèrent en notant la présence d’un set de couteaux, d’un scalpel, un marteau, des aiguilles au milieu d’objets dont il ne connaissait pas les noms.
— Toujours rien, hein ? (L’homme éclata de rire) Je suis le père qui a failli embrocher la gueule à Toulouse, je t’ai envoyé faire un séjour à l’hôpital. Ah, tu me reconnais enfin.. Je t’avais dit de ne pas m’oublier, petite chiffe molle. Que j’allais te retrouver. Tu t’es cru invincible car tu as tourné la page, contrairement aux débilos encore à Toulouse à faire leurs petites affaires. (Il ricana) Toi, je t’ai suivi, indirectement.
— C… Comment ça ? (Gabin cria quand Antoine entailla sa joue droite) Enculé, tu vas me le payer !
— C’est plutôt le contraire. T’es pas en position de force. Tu crois vraiment qu’Élodie, ta chère et tendre amie d’enfance, est de ton côté ?
— Quoi ? bafouilla Gabin.
— Ben ouais, elle sait.
— Je sais où tu habites, où tu travailles, qui tu fréquentes. Tout le monde est de mon côté. Une ordure comme toi ne mérite pas de profiter des bonnes choses de la vie. Il y a quatre mois tu t’es lancé sur un tour de la France à vélo, qui a dessiné l'itinéraire à ton avis ? Élodie. La vieille femme qui t’a hébergé ? C’était ma mère. Les gamins que tu as rencontré ? Ils savent ce que tu as fait. Ils nous ont informés de ta présence dans les environs. Le chocolat que tu as bouffé ? De la drogue. L’eau que ma mère t’a filée ? De la drogue, aussi. J’ai dirigé les moindres aspects de ta pauvre et misérable vie dans l’ombre.
Gabin se retrouva incapable de parler à cause de ruban adhésif. Antoine se tourna vers un coin de la pièce. Gabin suivit son regard. Il découvrit avec horreur une caméra allumée braquée sur lui.
— Tu te souviens Des affaires roses ? Tu fournissais du contenu à caractère pornographique sur un site du Dark Web. Tu te faisais des couilles en or. Des affaires roses t’ont toujours traqué. C’est filmé, à leurs demandes, tu sais. (Antoine fit signe à la caméra) Les enflures dans ton genre, d’habitude je les envoie directement à la Morgue. Tu t’en ai pris à l’un de mes enfants, et ça, je ne peux pas pardonner.
— .Hm !
— Ta gueule, pauvre con. (Antoine administra une gifle)
— Papa ? Demande spéciale ! chantonna une voix féminine, au travers de la porte de la cave, que Gabin reconnut immédiatement.
— Laquelle, Clo-clo ?
— Code rose ! répondit-elle.
Antoine sourit sinistrement.
— Ça te dit un p’tit dîner avant de crever ? demanda-t-il à Gabin rhétoriquement. Oh, je vois de la joie dans tes yeux. Excellent ! (À la porte) Une assiette pour notre invité !
— Reçu !
— C’est là ! chanta une voix inconnue.
Gabin devint livide. Il observa son bourreau se rendre à la porte. Accès déverrouillé. Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’il découvrit l’une de ses anciennes victimes debout sur le seuil. Celle-ci lui jeta un regard méprisant. Une assiette fumante, très appétissante, fut tendue à Antoine.
— Tu veux assister ? souffla ce dernier à l’intention de sa fille, qui acquiesça.
La porte claqua. Gabin ne savait pas pourquoi il ressentait l’envie irrésistible de vomir. Le duo père-fille s’approcha de la table, prenant place l’un en face de l’autre. Antoine attrapa un morceau de poulet désossé et le tendit à Gabin, qui refusa net de manger. Clo-clo attrapa une sangle, la glissa dans un trou puis dans un autre afin de clouer Gabin totalement. Il fut forcé d’ouvrir la bouche, de mâcher et d’avaler. Clo-clo se mit à glousser.
— J’espère que ça te plaît, c’est fait maison ! Que des saveurs que tu aimes ! (Son père éclata de rire) Papa va s’occuper de ton cas, enfin, plutôt de ton engin. (Gabin la regarda avec horreur) Ne me regarde pas comme ça. J’ai toujours pensé qu’on devrait guillotiner les violeurs.
— Je commence, annonça joyeusement Antoine.
— Hm…!
— Oui, oui, ne t’inquiète pas, sale petite merde, ce sera une lente agonie. T’ai-je dit que je suis chirurgien ?
Antoine arracha le ruban adhésif. Le spectacle sanglant commença, et les cris de douleur retentirent. Gabin hurla jusqu’à perdre sa voix, jusqu’à succomber aux limbes de l’inconscience.
« La roue a tourné, p’tite merde. J’espère que tu as apprécié ton dernier repas, c’était ton meilleur pote, Luc. Crève dans la douleur, enfoiré. »
Les paroles tournaient en boucle sur un magnétophone déposé sur une table de jardin. La bouche scellée médicalement, le corps sanglé à une planche en bois clouée sur deux poteaux robustes, Gabin ne pouvait qu’écouter les paroles foudroyantes de son bourreau. Il souhaitait penser que tout n’était qu’un cauchemar, hélas, il se sentait mourir à petit feu.
Affûté tel un épouvantail, il n’avait plus qu’à attendre que la mort l’emporte. Un coup de feu retentit, et soudainement, des corbeaux apparurent dans le ciel, comme s’ils avaient été invoqués, prêts à le dévorer.
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