001 Bois-sous-brume
Minuit trente ; la voilà en retard au rendez-vous fixé.
Marie-Jeanne marchait le long de la rue, le regard rivé sur le sinistre aspect de son ancien lycée d’où des lampadaires défectueux clignaient. Un frisson parcourut son échine ; elle regrettait de n’avoir pas pu attraper une veste avant d’être malmenée par son beau-père jusqu’au pas de la porte sous les hurlements assourdissants de sa génitrice. Le sac à dos, usé et recousu à divers endroits, pendait sur son épaule droite douloureuse. Ses cheveux châtains, grossièrement coupés par la force d’une poigne violente, virevoltaient. Le vent sifflait, se levait et semblait semer les premières germes d’une tempête. L’oeil droit touché, la joue gauche enflée, l’esprit chamboulé, Marie-Jeanne vacillait et oscillait entre les larmes et la rage.
Le baccalauréat en poche sans mention au grand désarroi de son beau-père et à l’amusement de ses adelphes d’adoption, Marie-Jeanne n’avait eu cesse de recevoir des remarques de plus en plus blessantes venant de la part de sa mère. Son géniteur ne lui avait envoyé qu’un simple message en guise de félicitation avant de reporter toute son attention sur la nouvelle famille qu’il construisait. Sa génitrice, elle, se plaisait à enfoncer le clou. La jeune femme, à l’aube de ses dix-nuit ans, avait fini par appuyer la gâchette. La voilà ainsi sans abri avec ses maigres possessions ; qu’allait-elle raconter à ses amis ?
Pas un mot effleurait sa langue. Parfois, la promesse d’une mère haineuse lui venait à l’esprit, comme pour lui rappeler ce qui arriverait si jamais quelqu’un savait ce qu’il se passait. Le beau-père, lui, l’accusait toujours de vouloir détruire une famille normale. Même si elle n’était plus qu’un rat de plus sur ces routes françaises à subir les tisanes des plus violents.
Aux portes de l’établissement où Marie-Jeanne avait vu cette belle lumière éblouissante inondait sa vie maussade, le véhicule familier d’une amie se distinguait entre deux clignotements de lampadaires déficients. Un sourire vint chasser les pensées acariâtres à l’approche de la voiture familiale de sa meilleure amie, Louane. Cet éclair inébriant dotée d’une puissante aura qui agissait comme un phare. La silhouette légèrement enrobée de l’autre jeune femme se tenait aux abords du compartiment arrière de son auto, l’air d’attendre quelqu’un.
Louane possédait une vieille voiture familiale colorée d’un flambant jaune pisse, la dernière trace d’une personne exultant de joie et de folie. Son amie espérait repeindre le véhicule n’acceptant plus les blagues foireuses des inconnus à chaque fois qu’elle se garait.
Marie-Jeanne vint à la rencontre de l’autre jeune adulte. Ses bras s’enroulèrent autour des imposantes épaules de son amie. Dans un silence confortable, leurs yeux pétillants d’excitation échangeaient quelques mots. Puis Louane vint empoigner le sac à dos de Marie-Jeanne, haussant un sourcil à son poids, afin de le mettre à côté du sien dans le coffre.
Il s’avérait que l’heure de départ — originellement à dix-neuf heures — avait été repoussée par Benjamin ayant cédé aux requêtes de ses parents. Ces derniers qui n’allaient plus le voir pendant un certain temps à cause de leur déménagement en Réunion, là d’où ils venaient, souhaitaient passer une dernière soirée avec leur fils. Ainsi Louise,et son jumeau, Camille, avaient décidé de partir le lendemain, tout comme Matthias, Andréas et Ludovic. Louane avait su ce changement seulement après son arrivée à Sens.
Louane invita son amie à monter à l’avant. Tandis que Marie-Jeanne clouait la ceinture de sécurité à son socle, la conductrice s’installait sur son siège, réglant au passage la radio. Elles prirent la route, explorant les rues sénonaises au rythme de douces musiques. Elles passaient les derniers fêtards, remarquaient les soulards éventrés sur le bitume, une bouteille d’alcool dans la main et observaient la police œuvrer pour la sécurité dans la ville. Finalement, le véhicule sortit de l’ancienne capitale — d’un peuple gaulois. Il s’enfonça dans l’obscurité des chemins de campagne dans un long silence. Quand Villeneuve-sur-Yonne apparaissait sous le clair de lune, Louane finit par se garer près d’une vieille maison aux allures sinistres. Elles se posèrent dans un lit double dans une demeure sujette à un terrible froid.
Le lendemain, vers treize heures, Louane fermait les portes de la maison de ses parents. Elle jeta un œil à son amie, déjà assise sur le siège passager de sa voiture, l’air perdu. Marie-Jeanne était comme un livre ancien aux pages jaunies, rempli d’une histoire à en faire tomber la pluie, dessiné d’une belle personnalité et entouré de tristes souvenirs. Louane ne pouvait que supposer ce qui était arrivé à la châtaigne, acceptant le silence de celle-ci car nul n'avait le droit de s'immiscer dans sa vie privée.
— Rebelote, Louane. Ils repoussent leur départ, soupira Marie-Jeanne au moment où la porte claquait.
— Tout le monde ? s’étrangla Louane.
— Sauf que j’ai réservé un gîte. Nous ne pouvons pas annuler au dernier moment au risque d’avoir des frais. Ce lieu est très demandé ; il faut généralement une prévision d’un an pour y passer un séjour ! renchérit la châtaigne, passant une main dans ses cheveux.
— Mince.
La solution fut rapidement trouvée. Leurs amis leur suggérèrent de se rendre sur les lieux avant eux et que dans deux ou trois jours, ils seraient là. Ainsi les deux jeunes femmes prirent la route en direction de Bois-sous-brume alternant entre musique électro et hip hop.
C’était un village composé de bâtisses anciennes ; des maisons campagnardes dotées de grands jardins et d’une flopée d’arbres qui les sépare du reste, un grand manoir surplombe le hameau et les champs alentour, quelques commerces remplissent le centre. Une rivière traversait par deux fois les lieux, en bas vers la ferme se trouvait une laverie traditionnelle, où le mari de la propriétaire avait ouvert un gîte. Très peu d’habitants y vivaient encore ; principalement de vieilles personnes à qui les maisons de retraites ne plaisaient pas et n’étaient pas viables financièrement, et également, quelques jeunes adultes revenaient s’y installer.
— Oh ! s’exclama Marie-Jeanne, les yeux rivés sur son téléphone.
— Quoi ?
— Ce soir, on mange au restaurant !
— Le gîte n’a pas de restaurant ? s’interrogea à voix haute la conductrice recevant un coup de coude dans les côtes. Non, je n'ai pas lu ce que tu as envoyé !
— Tu aurais dû ! râla son amie. Heureusement que j’ai prévu pour nous… Bon, tant pis pour les autres.
Au bout de deux longues heures de route durant lesquelles Louanes se perdit plus d’une fois sur les routes de campagne à cause de divers obstacles et d’un GPS défectueux, Bois-sous-Brume se distinguait au bout d’une allée fleurie. Le panneau vieillissant du village passa quasiment inaperçu à cause de la mousse verte qui recouvrait presque toutes les lettres. Le véhicule déambula dans les rues, finit par reculer avec prudence quand des culs de sac se présentaient et avec l’aide des indications d’une vieille femme, les deux femmes arrivèrent aux abords du gîte.
C’était une bâtisse composée de deux maisons campagnardes dont une avait une taille disproportionnée comparée à l’autre. Des pots rectangulaires contenant des fleurs décoraient les bords de chaque fenêtre apportant un certain charme à la demeure. L’entrée était en catimini d’immenses oliviers. Seules les deux marches se distinguaient par leur blancheur écarlate. Un potager s’esquissait au travers du regard de Louane, là-bas un homme coiffé d’un chapeau de paille, habillé comme une personne typiquement paysanne — un pantalon de fermier, de grandes bottes vertes, une chemise blanche et une paire de bretelles noires — s’y trouvait en train de récolter des légumes.
Marie-Jeanne donna un coup de coude à son amie. Celle-ci détourna le regard en ouvrant la bouche pour objecter, cependant, sa meilleure amie lui intima de se taire. Louane aperçut un homme assis sur une chaise en bois de l’autre côté de la rue, les yeux noirs de l’individu les fixaient. La brune remarqua immédiatement les habits portés par l’inconnu.
— Ce prêtre est flippant, commenta-t-elle.
— Hein ? Tu déconnes là ?! s’étrangla de surprise Marie-Jeanne.
— Non, non.
— Père Guillaume effraie souvent les visiteurs. Son regard peut être dérangeant, je vous l’accorde, toutefois c’est une personne agréable, intervint une voix féminine.
Les deux jeunes adultes se tournèrent vers leur interlocutrice. C’était une femme de grande taille portant les vêtements typiques d’un fermier, coiffé d’une casquette beige. Elle tenait entre ses mains un ouvrage que les deux amies reconnurent ; À la lumière d’hiver, suivi de, Pensées sous les nuages de Philippe Jaccottet.
— Où sont mes manières ? murmura l’inconnue tout bas. Je me présente ; Madame Aurélie Moissoneuse, mon mari s’occupe du gîte derrière moi. J’ai cru comprendre que vous étiez plus que deux à l’origine.
— Nos amis arrivent un peu plus tard, répondit Louane. Je suis Louane Desaison, voici Marie-Jeanne Frimas.
— Enchanté.
Madame Moissonneuse acquiesça. Elle les invita à l’intérieur du gîte, leur demandant au passage diverses questions sur leurs activités prochaines et leur conseilla quelques endroits sympathiques où se rendre comme, par exemple, le manoir du village, où autrefois logeait la seigneurie d’antan, ou encore le vieux moulin situé en bas de la rivière. Par la suite, la femme du propriétaire leur montra les chambres qu’elles allaient occuper durant leur séjour et leur fit visiter la maison. Dans le jardin, ils rencontrèrent l’homme sans qui le gîte n’aurait pas d’existence.
— Excusez mon mari, il est sourd et muet. Si jamais vous avez besoin de quelque chose, tapez doucement sur son épaule ou son bras pour ne pas lui faire peur. Prenez un cahier que vous trouverez dans vos chambres, notez ce que vous avez besoin et il s'exécutera, informa la fermière, son regard devint subitement froid. Cependant, si j’ai vent que vous le maltraitez, jeunes filles, vous irez coucher dehors après que je vous aurais pendu par les pieds !
Étonnement, Marie-Jeanne n’avait aucune raison de ne pas croire la fermière. Elle avala sa salive forçant un sourire aimable sur son visage. Était-ce commun de menacer ses clients ainsi ? D’une certaine manière, si une telle chose s’était déjà produite, Marie-Jeanne comprenait cette réaction.
Marie-Jeanne se trouvait au deuxième étage dans une chambre relativement grande qui faisait face au potager de Monsieur Moissonneuse. Des murs vert pomme encadraient son lit à baldaquin, une armoire datant du XVIe siècle ainsi qu’un bureau en chêne. Une porte à droite de la fenêtre menait à une pièce adjacente où elle pouvait se laver. La chambre de Louane était située au rez-de-chaussé dont l’immense bâtisse seigneuriale se dessinait au travers de la lucarne.
Le soir, les demoiselles se rejoignirent sous le péron afin de se rendre en compagnie du couple Moissonneuse au restaurant du village où quasiment tout le monde s’y retrouvait. L’odeur d’un plat familier vint chatouiller les narines dès leur entrée. Un serveur les salua d’un signe de tête et les emmena à une table éloignée du reste.
Le dîner fut assez long pour les deux jeunes adultes dont les connaissances en langage des signes étaient assez limitées voire même inexistantes. Si elles apprécièrent la délicieuse planche à charcuterie, le vin ainsi que le boeuf bourguignon, elles eurent du mal à aimer le dessert insolite de la maison. C’était une sorte de gâteau rectangulaire d’où s’échappait une odeur nauséabonde, semblable au goût d’un bonbon bizarre de la saga Harry Potter. Elles rentrèrent sous les coups de minuit, traînèrent des pieds jusqu’à leurs chambres sans échanger un mot et se couchèrent en quelques minutes.
Si Monsieur Moissonneuse ne servait pas de repas le midi et le soir, il ramenait toujours le petit déjeuner le matin. Dans les alentours de neuf heures, les deux femmes décidèrent de visiter le village avant de se rendre à la première attraction de la journée.
Une église en ruine se trouvait en face de la boulangerie. La place du village était particulièrement animée malgré l’heure matinale. Une paire de jumeaux s’était installée au centre, une caisse de guitare acoustique jonchait le sol près d’une boîte. Louane contempla les deux inconnus, à peine plus âgés qu’elle, qui semblaient se concerter sur les chansons qui allaient retenir au travers du hameau durant les prochaines heures. Marie-Jeanne entraîna ensuite son amie dans une venelle. Elles remontèrent un chemin croisant diverses personnes âgées promenant leurs animaux, échangèrent quelques salutations et reçurent des compliments venant des vieilles femmes.
En chemin vers l’entrée de la propriété seigneuriale, Marie-Jeanne et Louane croisèrent le prêtre du village. L’homme se trouvait adossé contre un mur.
— Des minettes comme vous ne devraient pas être ici. Votre genre, je les coince et je les bouffe. Vous devriez partir avant que je m’occupe de votre cas. Bois-sous-brume se porterait mieux sans vous, les touristes, je vous en mettrais bien une. Vous venez ici avec vos délires de citadins en manque de sensation et vous détruisez tout sur votre passage !
Marie-Jeanne semblait stupéfiée par le comportement troublant du prêtre. En était-il vraiment un ? Elle en doutait. Quoique les personnes religieuses n’étaient pas tous de bonnes. Que se cache-t-il derrière les portes closes après tout ? songea-t-elle d’un air maussade.
—Comme si on en avait quelque chose à foutre des vieux cons dans votre genre !
Père Guillaume lança un regard mauvais à Louane.
— Voilà ce qui arrive quand les femmes ont trop de liberté, renifla-t-il d’un air méprisant.
— Misogyne en plus, souffla à voix basse Louane avant de s’adresser à l’inconnu. Vieux crouton croulant, sosie de wish de Jack Skeleton, je vais te briser la mâchoire avec ta misogynie de merde !
— Ah ! Comme si tu le pourrais, gamine, je voudrais bien t’y faire. Va maigrir, grosse cochonne ! Je te couperai en lamelle si tu continues. Une bonne fessée avec une brosse à bain t’aiderait à respecter tes aînés !
— Ton respect, tu peux le mettre où je pense ! C’est donnant-donnant, trou de merde !
— Je n’ai pas de leçon à recevoir d’une dégénéré dans ton genre. Vous feriez mieux de quitter ce village en vitesse avant que je vienne corriger les erreurs de vos géniteurs. Croyez-moi, je me ferai un plaisir de goûter à votre chair.
Le prêtre se redressa avant même que Louane ne puisse formuler une réponse. Il s'engagea dans une venelle, disparaissant de leur vue. Marie-Jeanne adressa un regard à son amie, soulagée que le dérangeant individu soit parti.
— Cet homme est flippant, murmura-t-elle en prenant la main à la brune.
Louane ne répondit pas. Elle bouillonnait de rage ; elle haïssait ce genre d’hommes, ces indivius qui partageaient une vision arriérée de la femme et de l’éducation. Cela lui rappelait son grand-père, qui au cours de son enfance et ce malgré l’interdiction de cette pratique l’avait fouetté plus d’une fois avec sa ceinture pour diverses bêtises enfantines sous le regard absent de son père. Sa mère n’avait jamais bronché un mot, cependant, Louane ne pouvait pas lui en vouloir. Après la mort de sa famille, sa génitrice n’avait plus été la même, s’enfonçant dans la dépression.
Tandis que les deux femmes montèrent des escaliers couleur sable, l’atmosphère des lieux changea abruptement. Le ciel se voilait : des nuages aux nuances grisâtres se rassemblaient pour former un seul front et une brume s’élevait peu à peu. Un frisson parcourut les échines des locaux. Tout le monde ferma boutique en quelques minutes à peine en se demandant si l’arrivée surprise de deux touristes, la veille, y était pour quelque chose. Les habitants vinrent se terrer derrière les portes closes. Malgré le changement d’ambiance, Louane et Marie-Jeanne continuaient leur ascension comme si elles n’avaient rien remarqué.
La colère de Louane l’empêchait de voir au-delà de sa vision. Cependant, il ne fallut pas longtemps à Marie-Jeanne pour remarquer que quelque chose n’allait pas. Ses pieds s’arrêtèrent au sommet des marches. Son regard balaya son environnement. Son esprit ne suivait pas ; comment le temps avait-il pu changer aussi rapidement ?
— Que fais-tu ? questionna Louane d’un ton sec, dégageant sa main de l’emprise de son amie.
Marie-Jeanne se figea. Son regard se posa sur une immense silhouette présentant de grand bois, similaire à ceux portés par les cerfs, dont les pas faisaient trembler le sol. Elle se mit à entendre des chuchotements mais elle n’y comprenait pas grand chose. Louane s’impatientait, tapant du pied, toujours en colère.
— Retrouve-moi, tu seras riche et tu vivras longtemps. Tes souhaits seront les miens, je ferai tout ce que tu veux. Retrouve-moi, Marie-Jeanne…
— T’entends ? questionna celle-ci à son amie.
— Entendre quoi ? fit cette dernière en plissant les yeux.
— Retrouve-moi… Que ferais-tu sans moi ? Tu n’as rien, ni argent ni logement. Pas de travail. Personne sur qui t’épauler. Retrouve-moi…
— Là ! T’entends ?
— Mais de qui, tu parles, Marie-Jeanne ? s’inquiéta Louane.
— Ne veux-tu pas rendre fiers tes amis ? Eux qui n’y croient pas vraiment à mon existence… Tu as passé des nuits entières à rechercher la moindre information sur moi… Personne ne te croit. Ils te prennent sûrement pour une idiote, Marie… Jeanne…
— C’est f… faux.. bafouilla la châtaigne en faisant un pas dans la direction de la silhouette. Qui ? Qui ?
— Ne t’approche pas de ces vilaines bêtes, Marie-Jeanne. Tu pourrais passer l’arme à gauche. Prouve-moi que tu es intelligente. Retrouve-moi. Je réaliserai tous tes vœux…
— Où est-ce que tu es ? demanda Marie-Jeanne manquant le regard perdu de son amie.
— Mais enfin, qu’est-ce qui te…
Un hurlement strident retentit. Louane sentit ses genoux flancher. Elle s’allongea sur le sol. Sa tête tournait. Sa meilleure amie continuait de parler seule dans le vide. Les mots qui sortaient de la bouche de cette dernière commençaient à être incohérents. Le regard de la brune se tourna vers l’immense silhouette qui les fixait sans bouger. Bizarrement, Louane n’éprouvait aucune peur.
— Assez, parla une voix lugubre, brisant telle une lame tranchante la conversation de Marie-Jeanne.
De la mousse blanche s’échappa de ses lèvres. Les yeux révulsés, la jeune femme s’écroula par terre, tout juste rattrapée par Louane. La brume s’épaissit, enveloppant les deux adultes jusqu’à ce que ces derniers ne perdent conscience.
Le parfum de la lavande fut la première chose que Louane sentit à son réveil. Elle se redressa peu à peu, ses mains s’appuyant sur le meuble où elle était allongée. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise. N’était-elle pas dehors ? Son regard balaya son environnement. Il tomba sur la silhouette endormie de son amie sur un canapé en velours adjacent. Quelqu’un les avait-il ramenés chez lui ? Louane grimaça ; son crâne lui faisait mal, c’était comme si un camion l’avait heurté à la tête.
La pièce était arrondie. De belles tapisseries ornaient les murs, parfois décorés avec de tableaux anciens dont certains portraits de famille déroutants. Une bibliothèque remplie faisait face au coin canapé. Quelques plantes habillaient le séjour. Le regard de Louane tomba sur une table basse où un message y était posé. Elle balança ses jambes en dehors du sofa un peu trop brusquement ; elle perdit l’équilibre et s’écroula par terre.
Sur le papier se trouvait une seule phrase écrite à la main.
La plupart des gens, si ce n’est que la majorité d’entre eux, ne savent pas regarder au-delà de leur perception.
Toutes les questions qui tournaient dans l’esprit de Louane s'interrompaient brusquement quand un gémissement plaintif s’échappa des lèvres de Marie-Jeanne. La brune toucha avec hésitation les épaules de son amie. Celle-ci se réveilla d’un coup. Elle croisa le regard inquiet de Louane mais ne s’en formalisa pas. La châtaigne se releva, poussant d’une main Louane qui tentait de l’arrêter. Comme un automat, elle se dirigea vers l’entrée sous les protestations de l’autre femme. C’était comme si elle était en transe.
Louane ne comprenait pas. Quelque chose n’allait pas chez son amie. Elle courut jusqu’à son niveau, lui bloqua le chemin et lui saisit les épaules avant de la secouer. Cependant, Marie-Jeanne usa de la violence pour se dégager de son emprise.
— Bon sens, qu’est-ce qui te prend ?! voulut savoir Louane.
Sans réfléchir, elle gifla son amie.
L’effet de la claque permit à Marie-Jeanne de retrouver son soi.
— Mais… Hein ? Qu’est-ce qui s’est passé ? bafouilla-t-elle sous le regard ébahi de Louane.
— Comment ça ? Tu ne t’en souviens pas ?
Marie-Jeanne refusa de piper mot. Si elle s’en souvenait, elle demeurait de marbre face au questionnement incessant de son amie. À chaque fois que le sujet était abordé, elle s’intéressait à d’autres choses comme le fait que les deux femmes avaient été ramenées dans l’habitat de quelqu’un. Ne trouvant pas le propriétaire de la maison, elles se dirigèrent ensemble vers la sortie discutant de ce qu’elles allaient faire. Lorsqu’elles arrivèrent dans le hall d’entrée, la porte se verrouilla.
— Ne vous a-t-on pas appris la politesse ? demanda une voix féminine dans leur dos, les faisant sursauter.
Les deux femmes se tournèrent vers leur interlocutrice. Leurs bouches s’ouvrirent et leurs yeux s’écarquillèrent de surprise. La nouvelle venue mesurait deux mètres vingt-cinq. Elle se tenait adossée contre la rambarde de l’escalier. Des cornes ornaient ses longs cheveux noirâtres où l’on distinguait sans mal des mèches blanches. Les vêtements semblaient ordinaires, comparé à l’apparence presque humanoïde de leur bienfaitrice.
— Qu’est-ce que vous êtes ? voulut savoir Louane, ses yeux ne pouvaient pas se décrocher de la beauté de l’individue.
— Rien qui ne veut vous faire mal. Je vous ai vu inconscientes et vous avez amené ici afin que vous vous reposiez en sécurité.
— Qui êtes-vous ? demanda Louane en faisant un pas vers elle comme hypnotisée.
— L’unique habitante de ces lieux, Talullah, pour vous servir, quoique ce serait plutôt le contraire… se présenta la belle femme en murmurant tout bas les derniers mots.
Marie-Jeanne parût se figer. Louane s’enquit que la même chose lui arrivât, ses mains saisirent les épaules de cette dernière et les secoua afin qu’elle se réveille.
— Il semble que votre amie ait déjà pris sa décision bien qu’elle ne sache pas dans quoi elle s’embarque. Je ne peux rien faire pour vous, seulement vous prévenir des dangers qui rôdent en ces lieux, souffla Talullah, déverrouillant d’un geste la porte.
Comme un pantin, Marie-Jeanne se précipita en dehors de la bâtisse sous le regard médusé de Louane. Celle-ci avala sa salive. Elle sembla hésiter jetant quelques coups d'œil à la drôle de créature avant de suivre en courant son amie.
Bois-sous-brume demeurait cachée sous une épaisse brume. Louane peinait à suivre les grandes enjambées de son amie au travers du village. Les habitants les observaient depuis les fenêtres. Louane tenta de parler à Marie-Jeanne sans succès. L’avertissement de Talullah résonnait dans son crâne, la suppliait presque de faire demi-tour mais Louane ne voulait pas le faire sans sa meilleure amie.
Au détour d’un chemin, Marie-Jeanne s’engouffra dans une maison. L’air se glaça, et Louane réprima un frisson. Elle se mit à entendre des chuchotements frénétiques. Son amie longea un couloir dénudé de décorations, pénétra dans une petite pièce où un trou à peine assez grand pour un être humain s’y trouvait. Louane observa l’autre femme descendre au travers de ce passage sans grande difficulté. Elle hésita longuement avant de se jeter à l’eau. Cependant, au moment de passer un pied dedans, quelqu’un surgit derrière elle.
— Sale garce, le trésor est à moi ! rugit une voix familière agrippant ses cheveux pour la faire basculer en arrière.
Son sang ne fit qu’un tour quand son regard se posa sur son ancien petit copain. Il était à peine habillé : son caleçon descendait sur ses fesses rougies, il n’avait pas de chaussures et ne portait qu’un tee-shirt déchiré. Le jeune homme, Tobias, lui adressa un regard assassin.
— Il a dit que je suis son beau ! hurla Tobias en donnant un coup de pied dans le ventre de Louane. C’est à moi, tu m’entends ?!
Il se jeta dans le trou la tête la première. Hébétée, Louane demeurait immobile sur le sol de la pièce se demandant si tout n’était pas dans sa tête. Entre l’apparence étrange de Talullah , l’apparition de son dérangé d’ex et ses vacances qui viraient en cauchemar, elle ne savait plus comment accepter les choses telles qu’elles venaient.
Puis, finalement, la brune descendit à son tour. Son estomac se nouait. Tobias, avait-il rattrapé Marie-Jeanne ? Que faisait cette dernière ? Que se trouvait-il en bas ? Le passage restait étroit. Il semblait avoir été creusé. Également, elle remarqua qu’il était fréquemment utilisé. En arrivant en bas, elle se trouvait dans l’obscurité complète. Sa main droite plongea dans sa poche. À peine le téléphone sorti et la lampe allumée, qu’une silhouette apparut dans son champ de vision la faisait crier d’horreur.
Tobias, qui une dizaine de minutes plus tôt était passé sous son nez, n’était plus qu’un cadavre. La tête de celui-ci était accrochée à un passe-partout. Les orbites pendaient. Ses intestins s’écoulaient hors de son corps. Une expression terreur semblait marquer à jamais son visage.
— N’est-ce pas beau, minette ? sollicita la voix affreuse du prêtre. Quand je lui aurai enlevé la peau, je vendrai sa graisse juteuse aux plus offrants sur le marché. Je voulais te préparer une surprise mais je n’avais pas prévu qu’un autre touriste se pointerait à la recherche du stupide trésor.
Louane demeura muette. L’homme s’avança, un rictus mauvais sur son visage.
— Déjà ? s’amusa le tueur. Mais je n’ai même pas commencé ! Nous allons nous amuser comme des petits fous !
— Pousse-toi, salopard rempli de merde ! Je dois rejoindre Marie-Jeanne… !
Un cri s’échappa de sa bouche quand Père Guillaume lui asséna un coup de pied dans le ventre. Il ricana. Elle se releva et lui envoya un coup de poids dans la mâchoire. Ses yeux s’écarquillèrent de stupeur avant que celle-ci ne soit remplacée par la rage. Il sortit un couteau et se jeta sur la jeune femme. Celle-ci s’écroula sous le subite poids. La lame effleura son visage. Louane brandit ses bras en protection.
— Petite effrontée, je vais te fouetter à mort, ça t’apprendra de t’opposer à moi.
— Si mon grand-père n’a pas réussi, toi non plus, mourant comme tu es, tu n’y arriveras pas ! répliqua Louane en réussissant à basculer le vieillard sur le côté.
Elle attrapa son couteau suisse dans sa poche gauche. L’homme se redressa, grommelant diverses injures peu flatteuses à son égard. Il vit l’arme en sa possession et eut un rictus moqueur. Louane grogna, bouillonnant de rage, puis se jeta comme une sauvage sur le tueur de son ancien copain. Ils échangèrent des coups, roulèrent sur le sol et leurs lames se croisèrent de nombreuses fois sans qu’aucun n’ait la main sur l’autre. Le meurtrier, malgré son âge avancé, était en forme.
— Ton amie est sûrement morte à l’heure qu’il est, déclara Père Guillaume en reculant loin de son adversaire, ses yeux semblaient chercher la moindre faille qui lui permettrait de gagner la bataille.
— C’est faux, connard !
— C’est à croire qu’il faut que je te lave la bouche avec du savon. Une séance de fouet te fera du bien… tu pourrais me rejoindre… Ton amie n’en a plus pour longtemps.
— Va te faire enculer, bouffon ! Marie-Jeanne va bien, je le sens ! répliqua Louane avec une teinte d’hésitation.
L’avertissement de Talullah lui revenait en mémoire. Celle-ci avait parlé du danger au pluriel. Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur en réalisant dans quel pétrin son amie se trouvait. Le tueur se mit à rire.
— Je suis étonné que vous ne m’aviez pas reconnu, surtout Marie-Jeanne.
— Q… quoi ? bégaya Louane, perdue.
— Pourquoi Ririjea1 était-elle si excitée à l’idée de trouver un trésor caché dans un coin paumé de l’Yonne ?
Louane ouvrit la bouche puis la ferma. L’homme ricana de nouveau, il effleura le cadavre de Tobias en humant doucement.
— Cela fait des années que des gens viennent ici pour ce trésor.
— Il n’existe pas ?! s’étrangla Louane, commençant à douter de ce qu’elle savait.
— Oh si, bien évidemment. J'ai toujours utilisé son existence pour assouvir mes besoins. L’humain est la meilleure bête à chasser. Et ce trésor… a toujours attiré l’humain loin de sa tanière. Ce trésor a une conscience terrifiante.. Préfères-tu mourir par sa main ou la mienne ?
Louane le fixa longuement. Elle resserra la prise de son arme. Plus ils parlaient, plus la situation dégénérait. La brune voulait voir son amie à tout prix. Elle s’approcha pas à pas de l’homme jusqu’à s’arrêter à quelques mètres de lui. Père Guillaume sembla comprendre son intention. Il leva sa lame ensanglantée.
— Je ne tuerai pas, minette, souffla-t-il. Nous n’avons pas encore eu le temps de nous amuser.
Et les deux fauves se jetèrent l’un sur l’autre. Le premier n’avait aucune intention de tuer, l’autre ne s’en privait pas pour chercher à le faire. Un hurlement strident retentit. Louane reconnut la voix de Marie-Jeanne. Ce fut son erreur. Père Guillaume jaillit, enfonçant son couteau dans son bras dominant, lui faisant lâcher son arme. Il se mit à rire, attrapant d’une poigne ferme ses cheveux et décida de la traîner jusqu’à une autre pièce salle. Louane se débattit, s’arracha au bout de deux minutes de l’emprise du tueur. Elle s’agenouilla et donna un violent coup de pied dans l’entrejambe du vieillard. Celui-ci hissa de douleur s’écroulant par terre.
Louane saisit sa chance. Elle empoigna le couteau tombé et se jeta sur son adversaire. Père Guillaume le sût rapidement ; quelque chose soutenait la jeune femme dans sa quête, lui donnait de la force et lui amplifiait son sentiment de haine à son égard. La lame s’abattit sur son torse à plusieurs reprises. Le prêtre se débattit à peine contre la tigresse déchainée comme le souffle de la vie le quittait peu à peu. Quand ses paupières se fermèrent, Louane continua sa besogne comme si elle n’était plus maîtresse de son corps. Puis, au bout d’une dizaine de minutes où ses cris résonnaient au travers du souterrain, la brune retourna l’arme contre elle-même.
Le couteau s’enfonça dans son œil droit. Il se retira et se planta dans sa poitrine à plusieurs reprises. Il s’enleva et coupa sa gorge. Soudainement, il fut éjecté loin de Louane, comme si le pouvoir qui le possédait avait pris fin.
Louane, malgré ses blessures graves qui auraient fini de l’achever, rampa jusqu’à la sortie. Quelqu’un l’appelait au loin. Elle se hissa hors du trou abandonnant l’idée de ramener Marie-Jeanne comme si elle détenait la certitude de sa mort. La brune se glissa en dehors de la maison dans les rues désertes de Bois-sous-brume.
Quelqu’un l’attrapa avant qu’elle ne puisse s’effondrer. Comme si toute force la quittait, Louane se sentit partir. Soudainement, la brume se leva, laissant l’opportunité au village de retrouver sa sérénité.
Le sang a coulé.
Le pacte a été renouvelé.
Un tueur a été démasqué.
Qu’en est-il de LUI ?
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