003 Personne ne peut lui échapper

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Personne ne peut lui échapper.

L’horloge sonnait à midi quarante cinq tous les jours. Le son strident, désagréable, faisait hurler les bêtes de l'enclos dans le jardin jusqu’à ce que Matthias vienne les nourrir avec des morceaux de viande et des épluchures de légumes. Il repartait avec sa bassine dans les mains. Il se glissait dans la cabine qu’il occupait sans bruit. L’homme venait se coucher sur son lit de fortune — de vieux journaux et de la paille formaient la structure — sous une couverture tâchée de sang qui le protégeait en tout temps. Quand de fortes pluies tombaient, de l’eau s'infiltrait par le toit que Matthias réparait toujours à la hâte avant que son patron ne s’en aperçoive. Il n’osait imaginer ce qu’il se passerait si jamais le propriétaire venait frapper de nouveau à sa porte. Son visage balafré se souvenait parfaitement de la dernière fois.

Un râle le fit sursauter. L’homme demeura, cependant, immobile tandis que ses yeux cherchaient la source du bruit. Avait-il mal refermé l’enclos ? Matthias espérait que cela ne serait pas le cas. Un grognement attira son attention. Il tourna la tête à temps pour voir un animal à quelques centimètres de son visage. Des dents acérées dégoulinantes de sang, une longue langue et des orbites vides lui faisaient face. Son sang se glaça. La bête haletait. Elle demandait de l’aide au travers de ses gémissements et ses grondements. Un liquide carmin teintait sa fourrure. Une patte manquait. Matthias ravala sa salive. Il prit son courage à deux mains. Sa bouche s’ouvrit et se referma d’un air sec quand un appendice familier jaillit de nulle part, s’enroulant autour du cou du canidé. L’homme se recroquevilla contre le mur, il réprima un petit cri de douleur quand ses blessures dorsales se réveillèrent. Le son écoeurant d’un corps qui se brise ne le surprit pas. Un rire terrifiant résonna dans son crâne. Matthias voulait se pendre mais jamais son ravisseur ne lui permettrait de partir aussi facilement.

L’appendice se rétracta emportant avec elle le cadavre. Matthias eut un petit espoir que la chose ne revienne pas, toutefois, quand il sentit quelque chose saisir sa cheville, il eut un soupir résigné. Un cri silencieux s’échappa de ses lèvres. L’homme se retrouva en dehors de la cabine en face de son cauchemar. Il n’osait regarder la créature qui le maintenait en vie dans cet enfer. Celle-ci l’attrapa par le cou, le forçant à fixer les yeux terrifiants de l’humanoïde puis vint le poser devant l’enclos où les bêtes se jetèrent sur le corps inerte comme des affamés. Au loin, l’horloge sonnait treize heures. Des chuchotements envahirent son esprit. Matthias regarda pendant de longues minutes les animaux se battre pour finir les restes de ce qui fut le second occupant de sa cellule. Finalement, comme s’il n’était qu’une poupée, son ravisseur le jeta par terre et s'en alla sans un dernier regard.

Matthias attendit quelques minutes avant de se lever. Il retourna dans la cabane et se coucha dans sa couchette. Le rire de son cauchemar continuait de résonner. Une douleur vive le saisit à la tête. Un gémissement franchit ses lèvres.

Abandonne…. Ne résiste pas… Tu seras meilleur sous mon aile… Tu seras parfait et meilleur que n’importe quel stupide humain…

La voix du Maître était douce. Elle lui promettait des merveilles, cependant, il luttait. Il ne voulait pas abandonner mais il savait que l’échappatoire n’était plus qu’une tendre illusion.

*

Son colocataire mâchait un os. Il s’arrêtait toutes les trois minutes comme s’il avait peur que le Maître vienne à leur cellule. Il reniflait longuement et retournait à son jouet.

Caspian usait d’un couteau pour graver dans la pierre un ballet de lignes. Elles formaient peu à peu la sinistre image du propriétaire des lieux dévorant ses victimes comme s’il changeait de chaussettes. Par moment, elle prenait un peu de sang pour colorer quelques parties du dessin. Elle humait, l’air content, malgré les poux qui démangeaient son crâne, ses muscles qui la faisaient souffrir et ses plaies qui ne cessaient de saigner. Et dans son ventre, des vers pourrissaient l’intérieur, faisaient leur nid et grouillaient d’un même mouvement vers le trou béant d’où ses intestins sortaient petit à petit. Un grognement agacé s’échappa des lèvres de la jeune femme, elle abandonna sa créativité pour s’attaquer aux bestioles les retirant de son corps poigné par poigné. Le liquide carmin giclait rejoignant les éclats secs déjà présents sur les murs. Puis, de ses yeux d’un bleu scintillant, un liquide noirâtre se mit à couler en abondance.

L’autre pensionnaire de la cellule abandonna son os. Il se tourna vers Caspian, s’élevant sur ses quatre pattes et vint se frotter contre elle. Il lâcha un gémissement plaintif. Il se mit à lécher les plaies. Caspian enfonçait ses ongles acérées profondément, retenait un cri de douleur à chaque fois qu’elle effleurait ses côtes et écrasait d’un air rageur les vers. Son regard devint furieux après de longues minutes de bataille. Il balaya la pièce, aperçut la bassine que le Maître avait placée et fixa pendant un moment son contenant. Un liquide qu’on ne trouvait pas sur Terre ayant la particularité de décimer tous corps étrangers dans l’enveloppe du baigneur, cependant, son point négatif était qu’il causait une affreuse souffrance à quiconque s’y soumettait.

Elle se releva sous le regard de son compagnon. Le canidé l’observa se diriger l’air vacillant vers la bassine. Un filet de bave s’échappait de sa gueule. Caspian marmonna quelque chose que même le chien eut du mal à entendre. Elle plongea un premier pied ravalant un cri de douleur. Puis, elle s’assit à l’intérieur de la baignoire, submergeant son corps de cette eau extra planétaire. Aussitôt, la souffrance la saisit par les entrailles, l’emmena dans un cauchemar sans fin, et ses yeux virèrent à la couleur blanche, son corps convulsa jusqu'à ce que Caspian tombe inconsciente.

Un rire résonna. Le chien se recroquevilla, pétrifié. Une silhouette apparut à la porte de la cellule, un air moqueur dessiné sur son visage se métamorphosa en étonnement un bref instant. La grille s’ouvrit, l’individu passa et ne prêta nullement attention au canidé. Il s’approcha de la bassine, s’agenouilla et caressa la chevelure sale de la jeune femme.

Succombe. Succombe. Succombe, répéta-t-il au creux de son oreille. Si tu restes sage, Fluffy, je te donnerai un cadeau.

Le canidé observa l’humanoïde longuement, restant immobile. Les appendices flottaient dans son dos, protégeant la créature monstrueuse de la moindre attaque.

Jurez-moi servitude. Je vous ferai devenir magnifique. Donnez-moi votre âme. Vous atteindrez la perfection, ricana la créature avant de se lever.

Elle disparut dans le couloir laissant la grille ouverte. Toutefois, le canidé demeura aux côtés de Caspian, observant les blessures de celle-ci se guérirent peu à peu. Il voulait attendre qu’elle soit réveillée et en forme avant de partir avec elle explorer les couloirs horrifiques de la propriété.

*

La cloche sonnait au travers de la vallée. Matthias se hâtait pour finir les derniers préparatifs tandis que sa comparse amenait les bêtes dans l’enclos. L’homme dressa la dernière table d’une nappe blanche, déposa six assiettes et leurs couverts, entreprit de mettre les verres et les diverses décorations, tout en veillant à être minutieux. Ses mains ne cessaient de trembler. Son ventre se nouait. Il recula de quelques pas, admirant son travail. Le jardin avait été converti en salle de réception pour les remarquables invités du maître des lieux.

Va t’occuper de la nourriture, ordonna la voix caverneuse de ce dernier.

Obéissant, il se détourna des onze tables. Il opta pour une marche rapide car il ne voulait pas tester la patience du Maître. Il s’engouffra par une petite porte se faufilant avec aise dans les couloirs où des dizaines de petites mains s’activaient pour rendre le manoir sa beauté d’antan. La pitié vint le saisir à la gorge. Matthias ne pouvait pas s’empêcher de penser que ces gens n’avaient pas de chance ; les voilà travaillant dans un endroit horrifique sans savoir que cela en était un. Des femmes et des hommes d’horizons différents recrutaient sous des critères bien précis qui, sans doute, finiraient par devenir de manière permanente les employés du Maître. Matthias réprima un frisson ; le terme « employé » le mettait mal à l’aise.

Abruptement, Caspian apparut à ses côtés. Matthias ne se posa pas de question. Ils marchèrent ensemble jusqu’à la cuisine. Là-encore, des étrangers de l’extérieur travaillaient, parlaient à voix basse et préparaient la nourriture. L’homme demeura sur le seuil. Il chercha à tâtons son petit carnet dans lequel il écrivait toutes phrases ayant besoin d’être transmises. Le Maître n'appréciait pas la parole ; il lui avait retiré la capacité quand Matthias s’était « soumis ». La femme, aussi silencieuse que lui, attendait derrière lui.

Leurs conditions de vie s’étaient nettement améliorées depuis que les deux avaient abandonné toute pensée de fuite. Matthias et Caspian avait finalement compris que personne ne pouvait lui échapper. Ainsi, leurs voix avait résonné dans la vieille bâtisse scellant leur avenir à jamais aux côtés de l’abomination. La marque de cet accord était apparue sur leur épaule droite. Ils avaient emménagé dans l’aile Est — auparavant déserté depuis de nombreuses années — et avaient pris du poids. Le Maître s’assurait, au travers de repas nutritifs dont certains ingrédients venaient d’une autre planète, qu’ils mangent bien. Leur peau s’était renforcée devenant aussi dure que de l’acier. Toutefois, ils devenaient aussi pâle qu’un vampire mal représenté dans la culture cinématographique.

Matthias écrivit une phrase dans son carnet. Le chef cuisinier la lut et répondit à voix basse au questionnement du serviteur. Satisfait, ce dernier quitta les lieux. Il se joignit à Caspian qui devait aller nourrir les chiens de l’autre côté de la propriété. Ils passèrent devant le Maître qui ne leur adressa pas la parole, visiblement content de leur travail. Ils disparurent au-delà des arches, descendirent le long d’un chemin, sautèrent au-dessus des ronces et esquivèrent les divers obstacles se dressant sur leur route. Ils prirent un raccourci à travers la forêt dont son atmosphère lugubre faisait fuir la plupart des promeneurs de la région.

Ils se faufilèrent au travers des sentiers. Ils arrivèrent finalement, devant un chalet où les chiens habitaient. Ils avaient le droit à une petite bâtisse rénovée par Matthias et Caspian. Avec les mains, les deux serviteurs communiquaient en échangeant les informations comme on changeait de chaussettes. De la viande soigneusement coupée fut déposée dans quelques bols et laissée devant une flopée de canidés. Quand le repas fut terminé, les deux adultes jouèrent pendant une bonne heure puis optèrent pour une agréable lecture auprès du feu.

Marbhonnâ rayonnait à la nuit tombée. Matthias et Caspian firent le chemin inverse. Ils entendaient les rires et les discussions grâce à leur capacité sensorielle exceptionnelle, supérieure à celle d’un humain. Leur Maître jouait les hôtes, s’amusait à les faire languir et entretenait les conversations avec aise. Personne ne se doutait du monstre qui se cachait derrière. Les deux serviteurs regagnèrent le chemin, croisant au passage l’une des nombreuses invités à la réception. Celle-ci leur demanda du feu que les deux lui refusèrent net.

La moindre étincelle pouvait causer un feu de forêt.

— Z’êtes bizarre, souffla l’inconnue, vacillant.

Caspian demeura de marbre. L’autre femme la fixait avec insistance, s’imaginait probablement divers scénarios qui allaient causer du tort aux plans du Maître si Caspian ne la faisait pas taire. Elle échangea un regard avec Matthias.

— J’vous vois. J’fais partie de l'armée… putain, pourquoi ai-je ivre ? Hey, j’avais demandé pas d’alcool ! J’en bois pas d’habitude, j’suis pas comme ces trous de fions de merde… Moi, c’est L…

Un sifflement se répercuta dans le crâne des deux serviteurs. Ils s’activèrent et attrapèrent l’inconnue par les bras sans même se concerter. Ils la trainèrent le long du chemin sous les protestations de l’ivresse jusqu’aux arches.

— J’vais appeler la police, lâchez-moi ! Aidez-moi si… plaît.. Hey !

Matthias et Caspian contournèrent la bâtisse. Ils évitèrent de se faire remarquer par les domestiques et les invités, se faufilèrent au travers des couloirs jusqu’à une infirmerie où ils s’y arrêtèrent pour bâillonner leur prisonnière. Des cordes se trouvaient dans un des placards. Puis, ils reprirent leur route jusqu’aux donjons où dans l’une des cellules, ils y déposèrent l’ivrogne.

Parfait. Bouclez le périmètre, ordonna le Maître qui était apparu derrière eux. Que personne ne s’échappe ou… je vous torturerai jusqu’à l’aube.

Soudain, un coup de feu retentit. Une balle fusa et transperça le crâne de l’humanoïde. Matthias se retourna, surpris, pour voir un groupe d'individus se tenant à quelques mètres d’eux. Caspian se pétrifia en s’écartant du Maître.

Les appendices de ce dernier jaillirent reflétant sa fureur. Comment ces humains avaient-ils pu les surprendre ainsi ? L’humanoïde dissipa sa mascarade, révélant son horrifique apparence à ses invités. Sa bouche s’ouvrit révélant une longue langue rougeâtre, de parfaites dentes acérées qui ne demandaient qu’à déchirer la peau fragile de ses victimes. Ses bras complémentaires attaquèrent les assaillants avant que ceux-ci n’aient le temps de les esquiver ; ils s’enroulèrent autour des poignets, des cous et des jambes, et secouèrent les hommes et femmes comme des pommiers tout en leur privant d’air. Le Maître se déchaîna tel un sauvageon.

Et dans le carnage, deux serviteurs disparaissaient dans l’ombre pour réaliser la tâche donnée.

Un appendice força son chemin dans la gorge de l’une des victimes, descendant jusqu’aux intestins et y injectant un poison vif et mortel qui, au contact du cœur, faisait exploser en milliers de morceaux humains. Un rire cruel s’éleva. Un crâne se brisa. Quelqu’un se retrouva sans bras ni jambe. Une tête se coupa en deux. Le Maître se moqua de la faiblesse des humains, leur infligeant milles-et-une torture sans leur permettre de mourir.

Je comptais vous garder ici… Tant pis, vous servirez de viande aux bêtes, informa la créature en jetant les corps meurtris dans une cellule.

Elle se tourna ensuite vers la cellule où l’ivrogne dégrisait peu à peu. L’inconnue recula jusqu’à un coin de la blessure. L’horreur ornait son visage. Le Maître s’arrêta devant la silhouette pathétique de sa nouvelle acquisition. Ses appendices piquèrent le corps emprisonné. Une spécialité de son peuple se répandit dans l'organisme de la militaire.

Je suis au courant de tout, petite humaine… Le pays te remercie pour tes services. Tu seras honorée et tu ne seras pas oublié… Dorénavant, tu es mon esclave.

Personne ne peut lui échapper.

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