008 L'aube de la liberté
Le temps est un concept inconnu. Il s’élance dans une temporalité qui n’est pas la nôtre, évite nos maux et dévie nos rêves comme si nous n’étions qu’un brin de poussière. Il ne s’arrête pas et continue indifféremment à ce qu’on peut penser. Tout le monde esquisse dans de jolies plumes toutes leurs lamentations et leurs admirations.
Sa main se figea quand un cri résonna au loin. Akela rangea à la hâte son stylo dans l’unique tiroir du bureau en bois de chêne. Des livres s’empilaient sur un coin du meuble et dessinaient un mur, tenaient dans un équilibre précaire et effaçaient la toile de dessins accrochés au mur. La femme bondit de sa chaise et se précipita sous son lit, se cachant derrière le drap jaunâtre qui pendait à son matelas. Pourtant, aucun autre son ne lui parvint. Le cœur battant la chamade, elle demeura immobile dans sa cachette tendant l’oreille. Son regard se posa sur la page laissée où ses pensées étincelaient dans la noirceur de sa plume.
Akela finit par délaisser sa cachette. Un soupir las s’échappa de ses lèvres lorsque l’écho d’un second cri lui parvint. Voilà que le silence lui était pris. Elle se leva peu à peu et vint se caler sur son lit sale comme un enfant en train de bouder. Ses yeux balayèrent sa chambre luisant de l’envie d’explorer le monde d’ailleurs. Elle ne pouvait qu’enfermer cette volonté dans son journal. Noyer ses lamentations dans l’écriture afin de persister dans l’attente d’une possible libération. Quelque chose attira son attention sur le mur d’en face. Des traits insignifiants dépassaient aisément les 5 100 jours, formant l’image familière de parents qu’elle ne connaissait que par la contemplation d’une photo. Il lui suffisait de calculer pour trouver son âge, toutefois, elle se plaisait dans l’ignorance. Quelle importance avait-elle à se situer dans le temps ? Sa jeunesse apparente satisfaisait déjà.
Aleka revint à sa place au bureau. Elle jeta un œil à son dernier paragraphe. L’encre séchait et immortalisait ses pensées. Des lettres s’esquissaient dans une longueur infâme résultant de profondes réflexions. Les livres étant son unique source d’inspiration parlaient de différents sujets concernant le présent et le passé du monde extérieur, racontaient des histoires étranges et des légendes impressionnantes, et enfin, le savoir de ces bouquins se dessinait au travers de fabuleuses images.
Un sourire naquit sur ses lèvres. Elle sautilla jusqu’à son canapé en piteux état, se laissa tomber dessus comme un cachalot et saisit la télécommande. La télévision s’alluma ; Mr Crocket apparut, fier et flamboyant, avec ses fidèles compagnons. Il chantait et riait. Et ses yeux s’arrêtaient parfois sur sa frêle figure. Aleka ne prêta nullement attention à cela puis elle finit par changer de chaîne. Les heures passèrent au fil d’épisodes dans un univers de sauvetage et de justice entremêlé d’histoires d’amour et dramatique. Soudain, le courant sauta et l’écran devint noir. Son sang se glaça.
Elle tourna la tête vers la porte scellée. Grande et métallique, fermée de l’extérieure et condamnée par des verrous en acier ; celle-ci ne comportait qu’une chatière. Cette dernière se mit à grincer s'entrouvrant peu à peu sous le regard paniqué d’Aleka. Une main jaillit et s’immobilisa. La jeune fille remarqua qu’il manquait un doigt, qu’un autre n’avait plus de peau et que du sang décorait le membre. Fascinée, elle s’approcha à pas feutré et s’abaissa au niveau de l’ouverture, observant ce qu’il se passait derrière. Elle vit le visage tuméfié d’un homme en salopette où l’on voyait une expression figée dans la terreur. Aleka commença à glousser reconnaissant l’individu comme étant l’une des personnes vivant à l’étage de la maison. Et son rire explosa, reflétant une joie immense.
C’était comme si un rêve se réalisait. Cela ne voulait dire qu’une seule chose : sa famille se trouvait sur les lieux. Mamie lui avait toujours dit d’être patiente, que ses proches finiraient par découvrir le lieu de sa prison.
Un hurlement retentit. Un frisson parcourut son échine. Elle recula de la porte tout en se plongeant dans ses pensées. Aleka se recroquevilla dans son lit. Puis, son regard se posa sur la forme translucide de sa grand-mère maternelle. Son œil droit pendait à son orbite dégoulinant de sang. Une vilaine plaie saignait au travers de son visage. La vielle femme avait passé l’arme à gauche dans ses habits de nuit. Sa présence rayonnait de souffrance et de tristesse. La jeune fille n’osa pas prendre la parole. Quand Mamie avait un visage aussi grave, il ne fallait pas la déranger.
Les défunts affluaient dans sa prison. Leurs émotions d’extase reflétaient les actions perpétuées à l’étage par ce qui semblait être une bande de sauvages massacrant les habitants des lieux. Des cris lui parvenaient et parfois, elle entendait l’écho de sanglots. Les morts murmuraient entre eux n’adressant nul regard dans sa direction.
Ses pensées se tournèrent vers le mort dont le sang se répandait encore sur le sol passant le pas de sa porte. Elle ne connaissait pas son nom et de toute façon, il n’avait jamais éprouvé le besoin de lui dire, se contentant de lui rendre visite tous les quatre mois pour lui infliger des vices qu’Aleka n’osait même pas exprimer dans son journal. Il avait été l’une des trois personnes qui venaient s'assurer qu’elle vivait encore.
La jeune fille se glissa au milieu des défunts et s’installa à son bureau. Son regard balaya son environnement s’arrêtant brièvement sur les dessins enfantins accrochés à un fil de pêche, sur les toiles d’araignée ornant les coins de la pièce, sur le miroir suspendu au plafond et sur son lit. Akela saisit son stylo à plume, décidant de se plonger dans sa tourmente.
Le temps est à peine visible dans notre dédale de chemins. Il s’élance en nous abandonnant à notre souffrance et à notre quotidien. Il demeure un point lumineux dans un paysage de nuit. Lorsque le temps disparaît, c’est que notre souffle de vie n’est plus. Il n’est plus qu’un souvenir amer.
Un vacarme monstre interrompit son activité. Elle se tourna vers la porte ; celle-ci venait de s’ouvrir révélant quelques personnes. Ces dernières l’observaient dans un mélange de curiosité et de rage. Elles ne bougèrent pas pendant de longues minutes. Les défunts, eux, disparaissaient un à un, comme si leur travail était fait. Akela demeura immobile n’osant pas se demander ce que ces gens lui voulaient. Était-ce la famille avec qui elle aurait dû grandir ? Certains arboraient la même couleur de yeux qu’elle. D’autres avaient une chevelure semblable à la sienne. Quelqu’un s’avança et prononça des mots qu’elle ne comprenait guère. Pourtant, une sensation chaleureuse au sein de son corps lui incita à lui faire confiance.
Le monde extérieur commençait au-delà de la porte. Il dessinait de longs couloirs dénués de décorations. Il continuait au sommet d’un escalier dans une myriade de pièces où l’horreur avait frappé. En arrivant dans le salon, Aleka posa son regard sur une femme pendue à un lustre, les yeux injectés de sang et les doigts tordus. Non loin de cette inconnue se trouvait un homme dont la tête reposait sur une table d’anniversaire où toutes les chaises avaient été renversées. Le corps de l’individu était allongé au pied d’un canapé, et déjà des asticots festoyaient avec entrain. Dans la pièce adjacente, la cuisine avait été le théâtre d’une bombe humaine. Des morceaux de chair peignaient les murs et les meubles, flottaient dans des cocktails et teintaient le carrelage blanc.
Escortée à l'extérieur de la maison, Aleka découvrait l’ailleurs tant rêvée. Elle serra dans ses bras son journal. Des étoiles brillaient dans ses yeux. Elle contemplait les nuances de vert dansant autour d’elle, dessinait intérieurement leurs formes et songeait à un rendu papier. Des oiseaux chantaient, quelques bêtes curieuses passaient la tête hors de la forêt, et des centaines de personnes affluaient dans la propriété de ses ravisseurs, tous portant un sourire de soulagement sur leurs visages.
Soudain, elle eut la sensation que le temps se figeait. Que le monde entier applaudissait ses premiers pas. Qu’une page se tournait malgré la lugubre sensation que ses tourments ne faisaient que débuter.
Quelqu’un posa une main sur son épaule comme pour la rassurer. Elle fut conduit jusqu’à une voiture où un médecin — une femme âgée habillée d’une tunique verte — l’attendait pour un premier examen. On vint lui apporter de l’eau et un bol de soupe. Les paroles se perdaient dans l’incompréhension, toutefois, elle n’en tenait pas rigueur. Aleka baissa les yeux vers son cahier et décida d’apporter une dernière touche à cette journée.
L’inanité est encore là, cependant, j’imagine qu’on veuille m’aider à prendre mon envol.
Et si j’apprécie cette nouvelle liberté, je ne peux m’empêcher de penser au temps qui me reste.
Puis-je être libérée de mes lamentations avant que le sablier ne s'arrête ?
Ce chapitre s’éteint dans une note mêlant espoir et désespoir. Il s’ouvre sur une page blanche là où m’attend l’inconnu.
La liberté me sourit.
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