010 Elpis

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Aer, village au sud d’Elhjiârs.

La nuit perdurait encore quand les marchands commençaient à mettre en place les étals. Des allées de légumes et de fruits, des babioles et des pierres précieuses, des vêtements locaux et d’ailleurs, des curiosités rares et des objets du quotidien, s’entremêlaient avec les artistes de rue. On brandissait des étendards aux couleurs du royaume et de la région, attachait des banderoles de droite à gauche, gonflait des ballons et les suspendaient au-dessus des travailleurs dont certains aménageant un coin pour les personnes épuisées ; quelques tables joliment garnies de fleurs et de pichets d’eau en céramique accompagnées de chaises couvertes d’un drap violet.

Une vieille épicière avait fourni à Elpis une table en échange de quelques pièces d’or. La femme attirait l’oeil des locaux. Leurs visages jonglaient entre curiosité et inquiétude. Si la guerre était loin, la peur, elle, demeurait souveraine dans la campagne du royaume.

Elpis disposait des dizaines de pots de peinture tous classés par teinte. Une caisse contenait des centaines de pinceaux, des bocaux remplis d’eau et quelques torchons. Une boîte apparut au milieu de ce bazard avec un panneau où était écrit dans une parfaite calligraphie : « Nos souvenirs valent de l’or ».

Elpis mit en place la dernière pièce de son puzzle : quatre piliers en bois formant un carré autour de son espace et à chaque sommet, elle fixa un tissu étanche.

— Ces toiles sont à vendre ? questionna une voix l’interrompant dans ses dernières préparations avant l’ouverture du marché.

Un espace dédié à ses nombreux portraits attirait déjà l'œil d’une curieuse. Elpis fut frappée par la beauté de ses yeux gris. Elle décelait un navire au beau milieu d’une intense tempête caractérisée par la foudre et la pluie ahurissante. Une violente tristesse sévissait, se mêlait à la rage à peine contenue d’une mère endeuillée. Derrière les nuages d’une noirceur glaçante se trouvaient les derniers éclats de soleil symbolisant sa joie.

— Elles le sont si elles vous conviennent, répondit Elpis au bout de quelques secondes. Ou peut-être que cela vous plairait d’en avoir une spécialement conçue pour vous ?

— Oh… Je… Je ne sais pas si c’est une bonne idée… souffla l’inconnue avec un sourire poli, l’air gênée.

— Vous n’avez pas à sourire quand cela ne va pas, Dame Cahstellini.

— Comment est-ce possible que vous me connaissiez déjà ? s’étonna cette dernière.

— Je reconnais toutes les broderies. Vous espériez peut-être passer inaperçue mais cette cape vous trahit, expliqua Elpis en guidant la cliente vers une chaise.

Une toile vierge était déjà prête. Elpis attrapa un crayon de bois et commença à dessiner la silhouette de la dame tandis qu’elles continuaient de discuter.

— Vous ne devriez pas perdre votre temps avec moi, madame.. ?

— Appelez-moi Elpis. Le temps est dédié aux souvenirs.

Dame Cahstellini hésita encore avant de céder.

C’était une femme ronde vêtue d’une tunique brodée aux insignes de sa famille. Une longue veste verte se trouvait sous une cape lourde dont cette dernière traînait par terre. Des lacérations marquaient son visage. Des hématomes ornaient son cou exposé aux premiers frimas de la saison. L’index droit avait été tordu dans un angle étrange. Du sang teintait ses manches.

La toile grande et large commençait sur une page blanche. Les premiers traits dessinaient le contour de l’intérieur d’une maison seigneuriale. Un homme se distinguait dans le fond habillé de sombres vêtements. Un chapeau orné de chrysanthèmes ornait son crâne. Les yeux rouges, il regardait vers un coin spécifique de la pièce. Une femme s’esquissait dans sa tenue funeste entourée de deux enfants.

Elpis tourna son regard vers sa cliente quand deux petites filles débarquèrent. Elles se jetèrent sur leur mère en gloussant. Quelques fleurs blanches décoraient leurs cheveux soigneusement attachés. L’une avait une plaie béante au niveau de sa gorge, l’autre possédait une corde autour de son cou.

— Le temps est dédié aux souvenirs, Dame Cahstellini, reprit Elpis, brisant le silence. Le temps est autant représenté par la vie que par la mort. Il n’attend pas. Il s’élance et ne s’arrête jamais. Vous naissez, évoluez et mourrez dans un cycle continu. Vivre encore et encore, et mourir de centaines de façons différentes… et ce, presque jamais quand vous le souhaitez.

Elpis continuait de peindre. Des curieux — des hommes et des femmes — s’approchaient. Ils se demandaient dans une flopée de chuchotements et de murmures qui avait capté l’attention de cette étrangère. Quand ils se rassemblèrent aux abords du portrait, le silence se fit. Leurs yeux s’élargirent. Certains reculèrent l’air pâle. D’autres étouffèrent leurs sanglots. Pourtant, personne n’osait interpeller la peintre comme s’ils réalisaient qui avait posé temporairement ses affaires au sein de leur village.

— Le temps n’attend personne. Il se symbolise pour certains par une horloge, par d’autres par un sablier. Il est assassin et demeure intouchable quoi qu’il arrive. Vous naissez en lui, évoluez avec lui et mourrez sans lui. Votre âme quitte l’enveloppe corporelle, s’élance de nouveau au sein de l’univers jusqu’à la prochaine vie où vos souvenirs s'écrivent sur une page vierge.

Au moment de poser son pinceau, Elpis se figea. Son regard s’immobilisa sur la toile. Il se fit vacant pendant de longues minutes. Puis, elle se composa, reprenant son travail. Elle déposa son outil dans un bocal. Dame Cahstellini vint admirer le portrait. Elle remercia chaleureusement l’artiste, prit les mains de ses filles et dans la brume matinale, elles disparurent.

— Je vous remercie, Elpis, de votre aide.

Les aerois tournèrent la tête comme un seul homme alors qu’une figure s’approchait du stand d’Elpis. La foule se dispersa rapidement à son arrivée. Elpis sourit au nouvel individu.

— Ce fut un plaisir, Duc Cahstellini.

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