011 Mauvaise affaire
Camille Berahouf, patron de l’agence immobilière Drachma, contempla longuement l’entrée de sa nouvelle acquisition. Une propriété qui lui avait coûté la modique somme de quinze mille euros, bien trop peu pour une demeure datant du XIVe siècle. Il ne s’intéressait pas à l’histoire de cette dernière, préférant se concentrer sur l’argent qu’il obtiendrait à la vente.
Dès qu’il eut ouvert le portail centenaire, qui se contrastait à peine dans la verdoyante forêt, il pénétra dans les lieux avec sa voiture. Sur son passage, il croisa l’ancienne boîte aux lettres des précédents détenteurs vacillant sur un pied en bois écorché.
L'extérieur de la demeure avait besoin de jardinage. Camille songeait déjà à la possibilité de réduire les coûts en proposant à son frère, qui se trouvait à la tête d'une entreprise de jardins, une belle compensation pour un prix diminué de moitié. La bâtisse se tenait au centre d'un grand parc dont les herbes coloraient les chemins. Des fleurs mortes peuplaient les allées et décoraient en même temps le cimetière familial. Au fond de ce dernier, un tombeau se distinguait par son architecture gothique. Peut-être qu'il pourrait faire une dépendance à la place tout en gardant le bâtiment intact.
La vesprée venait. La propriété baignait dans la lumière orangée, absorbait peu à peu la pénombre grandissante et lui donnait, d'une certaine manière, la chair de poule. L'une de ses employés — qui lui tapait dans l'œil depuis trois ans — n'avait pas voulu l'accompagner pour faire un état des lieux. Issue d'un village dans les alentours, elle avait grandi avec les histoires folles qui se passaient de génération en génération. Ainsi, elle refusait de s'approcher à moins de cinq kilomètres des lieux. Camille ne croyait pas aux fabulations fumeuses des locaux. Il n'avait que faire des légendes bizarres du coin. Aussi étrange que cela puisse paraître, sa collègue avait été celle qui avait mis le célèbre manoir dans ses mains. Il allait la remercier, cependant, d'une prime de cent cinquante euros pour son aide.
Camille se hâta à l'entrée. Il n'accorda aucune attention aux statues impressionnantes qui gardaient chaque côté du bâtiment. Il inséra une clef, testa la solidité de la clenche et ouvrit la porte quelques secondes plus tard. L'intérieur du hall plongé dans le noir le fit frissonner. Il marmonna une prière puis il s'engouffra dedans. Il alluma la lumière tombant nez à nez avec les portraits des anciens habitants. Camille renifla d'un air méprisant. Quelle arrogance, songea-t-il en faisant note d'enlever les toiles à une date ultérieure.
Il avait décidé de passer quelques jours afin d'évaluer l'état du manoir. Camille avait pensé à faire quelques courses et prendre quelques rechanges. Il ne voulait pas répéter ce qu'il s'était passé l'année précédente : l'homme s'était retrouvé trois jours sans nourriture et électricité à cause d'une violente tempête qui avait causé d'importantes inondations.
Il délaissa ses chaussures dans le hall. Il marcha au travers des pièces, s’étonna de leur mix entre modernité et ancienneté et se demanda comment un tel lieu avait pu être vendu aussi bas. Pendant l'heure qui suivit, l'homme s'aperçut avec effroi que le manoir avait été rénové par les précédents propriétaires. Il regrettait de n’avoir pas emmené le dossier avec lui. Il aurait aimé relire les détails concernant son acquisition.
Camille mangea tôt. Il se coucha, néanmoins, tard. Lui, qui aimait rejoindre les bras de Morphée, avait difficilement trouvé le moment opportun. Il eut dû mal à ne pas se perdre dans la méandre des couloirs. Entre la douche froide dans une salle d'eau dont la lumière s'était mystérieusement éteinte, le regard perçant des portraits ornant les murs, les sons naturels d'une demeure quasi silencieuse et l'étrange angoisse qui le rongeait de l'intérieur, l'homme se perdit dans une mélopée de cauchemar durant la nuit. Les événements du jour se tordaient et des bruits monstrueux le poursuivait dans ses rêves. Il se leva du pied gauche et s'habilla sans tarder.
Quand il revint dans sa chambre, un peu plus réveillé, l'homme remarqua son état : tous les meubles avaient changé de place, du linge jonché le sol et le miroir qu'il avait tourné vers le mur la veille lui faisait face, comme pour le moquer de ses superstitions. On lui avait dit que ce genre d'objet attirait le mauvais œil. Camille n'y croyait pas, cependant, par habitude, il le faisait. Cela rassurait ses parents.
La journée se passa lentement. Le silence des lieux le surprenait, le réconfortait presque, pourtant un pressentiment noyait tout appétit. L'agent immobilier nota les choses à revoir, les décorations à enlever et les cartons à envoyer à la poubelle. Il nota avec dégoût la présence d'animaux empaillés dans l'une des chambres. Il eut droit à diverses hallucinations durant la matinée. D'abord, la silhouette d'une femme fut aperçue aux abords du potager — dont il n'avait pas eu connaissance jusqu'à présent — puis il vit dans le grenier une ombre furtive qui le fit sursauter. Un café amer pour se requinquer, le voilà repartant explorer la demeure du XIVe.
Il trouva le bureau ancestral du manoir vers dix-sept heures, quand venait le coucher de soleil. Il tomba sur des extraits de journaux soigneusement attachés aux murs. Il y avait des tonnes de dossiers éparpillés aux quatre coins de la pièce. Camille s'assit sur le fauteuil en cuir pour lire les documents abandonnés par les anciens propriétaires. Involontairement d'abord mais mué d'une curiosité maladive, il se plongea dans l'histoire des lieux. L'horloge sonna vingt-et-une heures quand il s'arrêta. L'horreur le saisissait.
La propriété avait connu une succession de détenteurs dont la plupart avait connu une affreuse fin. Une tragédie qui se perpétuait à la moindre volonté de « nuire », comme disait Madame Rosiyol, l'ancienne Maîtresse de maison, dans son journal, au bien-être de la demeure.
— Je suis probablement trop fatigué pour ces conneries sans queue ni tête. Dieu est tout puissant. Faut que je me couche.
Il ne mangea pas. Il se coucha mais n'eut pas sommeil pendant les deux prochaines heures.
Camille sursauta quand son regard tomba sur son reflet. N'avait-il pas retourné le miroir ? Il se leva en soupirant et le tourna vers le mur. Il se mit dans son lit et attendit de nouveau le sommeil. Il ferma les yeux. Rien. L'homme eut envie de s’assommer. Pourquoi avait-il du mal à s'endormir ? Il se figea quand un bruit résonna. Il était continu. Cela ressemblait à des gouttes d'eau. Il n’osa pas bouger.
Au bout de cinq minutes, il se décida à aller vérifier les robinets. Avec la lumière de son téléphone, il visita chacune des pièces d'eau de son étage.
Rien. Incertain, l'homme déambula dans l’obscurité du manoir.
Un rire le glaça. Il ne voyait rien. Son téléphone perdait de plus en plus de batterie et en plus de cela, c'était anormal. L'agent immobilier avait acheté un smartphone dernier cri la semaine dernière. Il ne devrait pas faire ça.
Finalement, il retourna au lit. Encore une fois, il goûta au sadisme des cauchemars. Il voyait des personnes apparaître au sein de la demeure, le toiser d'un air moqueur sans pour autant lui prêter d'autre attention s'occupant comme elles le pouvaient. Puis vint le rêve : un paysage bizarre le happa. Cela lui paraissait comme étant une autre réalité. Des tours aux dimensions irréelles l’intriguèrent si profondément que cela lui procura de la terreur. Camille erra pendant un long moment dans une myriade de rêves. Il croisa d'étranges créatures vagabondant au milieu d'une population dont les visages étaient familiers.
Il se réveilla au petit matin sous son lit. D'un air endormi, il sortit du dessous et se leva. Sa chambre avait encore changé. Le miroir, lui, se trouvait sur le pas de sa porte. Camille se décomposa quand ses yeux tombèrent sur le message écrit sur l'objet.
Abandonne ou ton trépas approchera.
Il fit sa toilette Il se vêtit et revint dans sa chambre. Il décida de placer le miroir dans une autre pièce sans pour autant le nettoyer de ses mots. Cela ressemblait à de la peinture. Camille n'avait pas le temps de s'occuper de ça ou plutôt il ne voulait pas y penser.
La seconde journée eut l'effet d'une douche froide. L'homme ne pût se concentrer sur son travail. Le réseau avait cessé de fonctionner donc il ne pouvait pas appeler. En proie à des hallucinations de plus en plus intenses, il perdait pied. Il ne mangea pas. Il se força, cependant, à avaler de l'eau. Au cours des heures suivantes, il tombait sur des messages déroutants inscrits sur des miroirs et des tableaux noirs. Il pensa brièvement que des plaisantins s’amusaient à le faire tourner en bourrique. Pourtant, l'angoisse qui le tenait par les entrailles le dissuada.
Au fond de lui, l'agent persistait dans son déni. Il priait sans grande conviction, comme pour se rassurer, et restait concentrée sur l'argent que lui rapporterait le manoir. Il ne pût s'empêcher de penser aux histoires folles de la région. Ainsi, il passa sa soirée dans la bibliothèque à feuilleter le passé.
Cet acte lui permit de passer outre sa terreur inexpliquée. Il continua à avoir de mauvaises nuits et travailla longuement sur son projet. Les apparitions augmentaient et en conséquence, il avalait des cachets. Le miroir de sa chambre se déplaçait, venait et partait, inlassablement. Il le hantait. Il le moquait à chaque fois. Les messages continuaient et l'intensité ne diminuait jamais.
Ne joue pas avec le feu. Abandonne sale petite merde.
La peur revint la veille de son départ. Elle l’assaillit subitement. Pâle, shooté, il vacilla vers le jardin. Il découvrit les pneus crevés de sa voiture. Il retrouva une fourche dans l'un d'entre eux. En tournant la tête, il aperçut ses clefs dans la bouche de l'une des statues.
— J'en ai marre de cette maison de merde !
La frustration de ces derniers jours lui brûlait la gorge. Il tenta vainement de se calmer. Impossible de téléphoner à quiconque. Il se trouvait au beau milieu de nulle part. Son auto ne pouvait plus rouler. Il était coincé. Camille se déchaîna comme un sauvage sur le miroir de sa chambre, le balançant à quelques mètres de lui dans l'espoir de briser sa malédiction. Peu à peu, sa rage se vida.
Il s'enferma dans le bureau les jours suivants. Il songea que ses employés s'inquiétaient de ne pas le revoir et qu'ils viendraient le voir. Camille fouilla les étagères de la pièce en attendant. Il retrouvait des perles de littérature, des morceaux de journaux, des carnets possédant un contenu obscur et divers objets étranges. L'homme tomba sur un carnet ayant appartenu à une femme dont il reconnut le nom. Il le feuilleta et le lit en diagonal. La fin l'intéressa.
// Nous achetâmes une demeure à un prix dérisoire. Il y avait quelques travaux à faire, toutefois, cette activité nous occupait. Mon mari désireux de revenir sur le haut du marché immobilier voulait rénover complètement la maison afin de la vendre chère. Je refusais à chaque fois qu'il m'en parlait. Il finit par céder au bout de plusieurs mois. La rénovation s'acheva à l'automne, trois ans après l'achat. Nous fêtâmes dignement l'évènement. Des invités vinrent deux jours et deux nuits de suite. Le lendemain de leur départ, mon mari me parla une nouvelle fois de son idée de vendre la propriété. Nous commençâmes alors à nous disputer jour après jour. Notre relation se dégradait. Nous ne couchions plus dans la même pièce. Je lui interdisais même de m'approcher. Tout ce que je souhaitais, c'était finir mes jours dans ma maison de rêve.
Philippe céda une seconde fois. Notre couple se remit difficilement sur les rails. Hors, rien ne se passa comme je l'imaginais. Dans mon dos, il parlait à des amis dans la finance, dans le droit ou des particuliers cherchant un lieu où se poser. Il inspectait et marmonnait tout bas. Peu à peu, il s'éloignait de moi, d'abord à cause de son travail et ensuite de son ambition. Je continuais de me plaire entre ces murs. Je prenais soin des fleurs et entretenais le jardin. Plus le temps passait, plus je soupçonnais l'existence d'une maîtresse. Peut-être voulait-il avoir une descendance ? Nos disputes reprirent quand il perdit son travail à la ferme.
Par la bouche d'un villageois, j'appris que mon mari n'avait jamais réellement travaillé. C'était moi qui lui avait dégoté ce boulot. Pourquoi s’acharnait-il à revenir dans le milieu immobilier alors que celui-ci avait ruiné sa vie ? Nous avions aucun souci d'argent. Il venait d'un bon milieu, contrairement à moi. Comme il avait voulu continuer à recevoir des sous, Philippe avait cherché partout. S'il n'aimait pas aider à la ferme, il aurait pu me le dire.
Plus tard, je remarquai le teint pâle et les cernes monstrueuses. Il criait dans son sommeil. Il errait comme un détraqué la nuit. Il s’énervait contre les miroirs qui, selon lui, changeaient de place. Il disait voir des choses. Des hommes. Des femmes. Des enfants. Il disait qu'il entendait des rires et des pas la nuit. Je rétorquai qu'il délirait.
Les mois passaient. Philippe partait dans un délire irréel. Quand je décidai de lui forcer la main — consulter un médecin au sujet de son problème — sa mort survint. Je le retrouvai alors un matin pendu à un arbre à l'extérieur de la propriété. Il ne laissa rien à part son héritage et un journal regroupant ses divagations.
Dans celui-ci, je peux vous assurer qu'il existe un fond de vérité. Toutefois, grâce à mes nombreuses recherches sur la demeure et les projets de mon défunt mari, je peux dire qu'il a eu ce qu'il mérite.
Gare à vous si vous souhaitez déranger la tranquillité des défunts.
Madeleine Rosiyol. //
Camille Berahouf contempla la dernière page. Il lut et relut. Finalement, il se mit à rire.
— Faut que j'arrête…
— Faire quoi ?
— De lire ces ramassis de…
L'homme ne finit pas sa phrase. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise. Il se tourna et blêmit. Des yeux vairons le fixaient avec une froideur terrifiante. La personne en face de lui était imposante, dotée d'une longue chevelure brune descendant jusqu'à ses cuisses. Du sang coulait de sa bouche agrandie par chaque côté. Un liquide noirâtre marquait sa peau étincelant d’échymoses. Il remarqua des chaînes autour de ses chevilles. Son regard se posa sur la poitrine nue de son interlocutrice. Il rougit.
Alors qu'il s'apprêtait à ouvrir la bouche, quelque chose s'abattit sur son crâne l’assommant.
L'agent immobilier se réveilla cinq minutes plus tard dans un coin isolé de la propriété. Il mit quelques secondes à réaliser que ses pieds et ses poings étaient liés. Sa bouche refusait de faire le moindre son. Il ne pouvait qu’observer avec horreur les alentours. Camille se trouvait près d'un puits. Il se sentit être soulevé par une force inconnue qui suspendit ses pieds à une chaîne. En bas, l'obscurité l'attendait.
Des silhouettes familières apparurent. Des figures qu'il se souvenait d’avoir aperçues ces derniers jours. Elles chuchotaient et le contemplaient. Leurs sourires joyeux le perturbaient.
— Nous t'avions prévenu, Camille Berahouf. Tu as lu, tu as appris et tu as compris. Dommage que ton état cartésien t'empêche de survivre, entonnèrent les esprits d'une même voix.
La mort vint alors.
La corde se rompit. L'homme tomba dans la pénombre. Son crâne fut transpercé par une longue lame de métal placée au fond du puits.
Dans l'agonie totale, Camille ne mourut pas. Quelque chose le maintenait, semblait-il, en vie.
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