19 | Inconnu au relais
Dehors, il pleuvait.
Patrick, gérant, fumait au fond de la salle. Il prenait une pause. Même avec les habitués de plus en plus présents, ces jours-ci, il n’y avait pas énormément de boulot. Il n’y avait pas un chat au Relais de la Vallée à cause d’un tournoi de pétanque organisé au sud du hameau qui avait happé quasiment toute la population des environs.
Quoique, il ne comptait pas les deux jeunes de l’autre côté avachis dans les canapés qu’il avait chinés ces dernières années. Leur table ressemblait à un chantier : des documents entassés les uns sur les autres, une trousse en équilibre précaire, un tas de verres et de tasses, une pile d’assiettes vides que Aarush venait juste de saisir. Ces jeunes gens répondant au nom de Freyr et Nephele étaient bien connus dans le hameau : ils enchaînaient les petits boulots quand ils trouvaient quelque chose, tentaient vainement d’avoir une vie stable et se heurtaient à une multitude de problèmes qui dépassait Patrick. À mon époque, ce n’était pas si compliqué, songea-t-il en écrasant sa cigarette dans le cendrier.
Patrick aurait dû aller en retraite sauf que le montant après toute une vie était misérable. Son épouse continuait de tenir, comme lui, l’épicerie dans le hameau. Elle enseignait à sa nièce, celle qui allait prendre les rênes de la boutique dans les années à venir.
Aarush, fils d’immigré de trente-sept ans, aimait travailler. Il ne pouvait pas s'empêcher de bouger et cherchait à ne jamais se reposer. Fier de ses origines et de ses racines françaises, il les promouvait de manière humoristique sur scène. Sa cousine le filmait parfois et publiait sur leur chaîne commune pour le plaisir de leurs quelques fans. Cela leur permettait également d’avoir un peu de revenu. Il passait ses journées au relais en compagnie de son patron et de sa collègue, Varsha. Il l’admirait beaucoup pour l’art qu’elle produisait et faisait, avec l’autorisation de Patrick, exposer ses œuvres. Il ne songeait pas à la retraite. Loin de là. La misère ne faisait que s’accentuer en France. C’est dommage que les politiques n’ont que de l’intérêt à remplir leurs poches et vivre au-dessus des lois, pensa-t-il, emportant de la vaisselle sale dans la plonge.
Freyr classait tout. Ses candidatures et formations, plus de cinq cent documents, avaient leur place dans un grand classeur dans lequel il les organisait par nature, date et refus. Il avala sa dernière gorgée de café, se lamentant mentalement qu’il n’allait pas dormir. Il tenta un coup d’œil vers son amie, Nephele, dont le silence le perturbait bien qu’à l’accoutumée elle n’était pas bavarde. Il n’osait pas lui demander ce qui n’allait pas. Lui-même refusait de prononcer la moindre parole sur ses problèmes. Freyr aurait dû faire carrière dans l’informatique comme son frère aîné mais il n’avait jamais été intéressé — tu aurais pu devenir riche comme Harald, lui martelait sa mère chaque fois qu’ils se voyaient —, il s’était tourné vers d’autres voies qui n’avaient malheureusement de débouché. Seul contre toute sa famille, il avait forgé son propre chemin au travers de petits boulots et pour s’opposer aux attentes, le jeune homme s’était installé dans un coin perdu. Sa rencontre avec Nephele avait confirmé son envie d’une vie paisible. Si seulement ses voisins pouvaient arrêter de sous-entendre que Nephele et lui étaient en couple. En plus, il préférait l’épée au fourreau.
Nephele ressassait sa rencontre avec le recruteur des Dragons du Renouveau qui lui promettait une belle place au sein d’une des divisions. L’offre était alléchante : un salaire fixe pour quarante heures par semaine, un treizième mois, trois primes annuelles, réductions. Elle avait déjà accepté mais n’avait pas eu le courage d’en parler à Freyr ou aux autres villageois. Nephele signait pour une vie à risque, toutefois, cela ne la dérangeait nullement. L’adrénaline l’appelait. La révolution était en marche. Comment ne pas dire au revoir aux gens de la vallée ? Elle les appréciait beaucoup.
Varsha avait failli mourir à un jeune âge. Abandonnée dans la forêt voisine comme Hansel et Gretel, elle avait été recueillie par un couple sans enfant, deux randonneurs passionnés. Varsha avait grandi sous leur tutelle et n’avait jamais revu ses parents biologiques jusqu’à l’année passée. Ils ne l’avaient pas reconnu. Varsha leur avait dédié une toile à ces géniteurs, ces inconnus, et les présentait sous une horrible facette. Travailler au relais était l’unique moyen de subvenir à ses besoins autant nécessaires que futiles comme l’art que sa mère adoptive lui avait passé. Varsha jeta un regard vers Nephele et se demanda si la jeune femme avait rejoint la troupe des dragons.
Le grincement d’une porte sortit tout le monde de leurs pensées. Un homme élégamment habillé, n'appartenant pas à l’architecture pittoresque du coin, se présenta. Il leur adressa un sourire. Il tourna la tête vers Nephele et hocha la tête respectueusement. Il posa sa valise sur le sol sous le regard perçant de Patrick.
— Je suis l’un des ambassadeurs des Dragons du Renouveau. Mon offre est la suivante: prospérité, abondance, solidarité, santé et éducation en échange d’un rôle au sein de notre organisation.
Freyr accepta, désespéré. Patrick promit de réfléchir et d’en parler avec sa femme. Varsha suivit Nephele dans la division de sécurité. Aarush demanda s’il pouvait travailler au relais et pour l’organisation.
Dehors, il pleuvait encore.
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