27 | Idée 27

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Mars s’éveille. Des fleurs s'illuminent dans la lumière matinale, tel un ballet de couleurs, elles dansent et chantent une chanson muette. Au-delà de la colline, le monde se dévoile entre décors pittoresques et étendues d’eau.

Balthazar fronce les sourcils. L’ancienne citadelle se tient, au loin, en ruine, comme son contact lui a soumis la dernière fois. Un brin de tristesse s’invite en lui comme une infection. Il grimace, livide, et assassine l’amertume d’un seul coup. Il se détourne le regard de sa contemplation, ordonne d’un ton froid à ses apprentis de se remettre en mouvement puis il sort un appareil photo hors de son manteau. L’objet, très vieux et miraculeusement encore fonctionnel, fait partie des interdits de la Loi 2100, une loi encore en vigueur malgré la chute de l’ancien régime depuis plus d’une centaine d'années. Balthazar jette un œil vers ses élèves qui amorcent la descente, le dos encombré de sacs et de bois, avançant pas à pas pour éviter les ronces traîtresses et les trous presque invisibles. Il fait quelques photographies, d’abord du paysage puis il immortalise des clichés de ses étudiants.

Balthazar descend à son tour, le dos droit, la main posée sur le manche de son épée. C’est calme, peut-être même un peu trop, et il sait qu’il suffit d’un seul moment d'inattention pour finir comme source de nourriture pour les corbeaux. De temps à autre, il questionne ses apprentis sur les sujets d’étude comme la géographie, la géopolitique ou encore l’histoire, explique en longueur chacune de leurs réponses et si jamais, l’un d’eux a faux, il le sanctionne.

Voyager, c’est ce qui importe. Balthazar aurait aimé naître dans une tribu de nomades ou encore dans un des clans montagneux. Au lieu de cela, il appartient à une dynastie. Par chance, il n’est que le septième enfant. Aucune responsabilité l’incombe. Il aurait pu être un membre actif du Royaume des Feuilles comme nombre de ses adelphes, seulement son désir de bouger continuellement l’a amené à quitter le cocon familial au bout de seize hivers. Dorénavant, il vient tout juste d’avoir quarante trois hivers. C’est à cet âge-là, qu’il a décidé de revenir à ses origines, toutefois cela ne sera qu’une visite temporaire. Sa famille lui fait porter des lettres tous les mois, le tenant au courant de l’actualité, de leur bien-être et d’affaires sordides.

Ses apprentis viennent tous de milieux différents. Trois d’entre eux, deux garçons et une fille, sont des nobles de la Capitale des Chênes. Des enfants gâtés qui ne connaissent pas le monde extérieur, qui se dépravent dans la luxure, et dont les parents ne savent plus quoi faire. Deux autres, de faux jumeaux, proviennent d’une société rurale dans la Campagne des Tilleuls. Leur frère aîné s’est débarrassé d’eux. Ses élèves lui ont dit qu’il y a du mauvais sang entre eux. Balthazar n’a pas demandé plus d’explications que ça. Il y a trois jeunes, des nomades sans parents, qui ont rejoint sa classe. Balthazar ne peut que remercier son éducation en langue sinon il n’aurait jamais compris ces gamins.

Ce ne sont pas ses premiers étudiants, loin de là. Les anciens, eux, voyagent autant que lui, sur l’eau, sur la terre et dans l’air. Leur réputation entonne un chant éternel à travers la planète. Et Balthazar ne peut s’empêcher de ressentir de la fierté.

La journée touche à sa fin. Balthazar ordonne que le camp soit monté avant la tombée de la nuit. Il s’occupe du feu ainsi que de la nourriture. Un tipi se dresse, suffisamment grand pour neuf personnes, en quelques dizaines de minutes. Le repas est servi dans des bols. Une carafe d’eau se passe de mains en mains. Puis, Balthazar se retrouve seul. Il s’attarde sur une lettre, sa plus ancienne apprentie qui sillonne les océans.

Père-maître

Balthazar, de la Dynastie des Feuilles Colorés

Le 7, au couché de soleil, de l’ère César

Sachez que la guerre s’approche à grand pas. J’entends ses tambours au fur à mesure que nous naviguons au large des côtes du continent. Il me semble entendre des rumeurs concernant la montée en puissance de l’Ordre du Désert. Leurs chants de guerre résonnent déjà aux frontières. Le Commandant de la Flotte des Cerisiers m’a chargé de vous implorer de l’aide. En effet, des hommes ont été pris prisonniers dans ces terres reculées, proches du désert, et les femmes, elles, subissent et luttent sans cesse. Les enfants meurent dans la misère. Pas plus que d’habitude, je vous l’accorde. Un conseil des Capitaines a été demandé. Le rendez-vous est dans cinq lunes. Nous allons aborder la menace du désert avec sérieux. La flotte marine de l’Ordre du Désert a doublé en quelques années. Elle s’attaque plus facilement à nos vaisseaux.

Je vous en parlerai davantage lorsque nous nous verrons à votre retour à la Capitale. Il faut que j’aborde avec vous, ainsi que Davak, un sujet particulier, celui des dryades. Sachez qu’elles sont charmantes et séduisantes, de belles déesses au lit, d’une intelligence impressionnante. Elles sont différentes des femmes dans les cités. Elles ont quelque chose de magique chez elles. Je ne saurai vous décrire quoi. Je me suis entichée d’une seconde héritière de grande famille — le saviez-vous que les héritiers sont toujours au nombre de deux ? — et nous avons tant dansé dans la forêt. J’appartiens, néanmoins, à l’océan. Hélas, elle préfère les bois. Nous nous sommes séparées déçues mais heureuses de l’avoir vécu. Oh, je me suis emportée. Ce dont nous devons parler concerne leur inquiétude au sujet du Tas Mouvant. Une vraie menace ! Elles sont toutes inquiètes, quoique en colère, étant donné que rien n’a été fait depuis le dernier conseil.

Hélas, on m’appelle déjà. Ce n'est pas simple d’avoir du temps pour soi. Il faut que je regagne le pont. Les vers du désert arrivent dans notre direction. Nous allons leur passer l’envie de nous chier dans les bottes. Oh, avant que j’oublie, j’ai adoré le tableau que vous m’avez envoyé. Je l’entrepose dans une demeure à mi-hauteur de la Montagne du Loup Blanc.

Alkavar, lignée des Hauts-Bas

Le 7, entre jour et nuit, de l’ère de César

Balthazar replie la lettre, la glisse dans un étui et va se coucher après avoir réveillé l’un de ses apprentis pour prendre la suite de la surveillance.

Le lendemain, il est content d’apprendre que rien n’a eu lieu durant son sommeil. Le groupe plie bagages et reprend sa route. La forêt les appelle, les englobe et danse au fil des heures. Les apprentis écoutent Balthazar lorsqu’il commence à aborder un nouveau sujet, posent des questions et répondent aux interrogations surprises de ce dernier. Il n’y a que très peu d’erreurs, et malgré celles-ci, Balthazar ne les punit pas. L’information est encore fraîche, pas exactement acquise. Les journées se succèdent. Il n'y a quasiment aucune attaque de bandits ou de mercenaires affamés. Les apprentis se défendent plutôt bien.

Une nouvelle lettre d’Alkavar lui parvient au bout de quelques lunes. Elle est glaçante et préoccupante. Balthazar se hâte alors pour la Capitale. En chemin, il croise l’un de ses frères aînés, incombé par la responsabilité de la sécurité des terres rurales. Ensemble, le petit groupe devenu large termine le chemin. Ils passent les Portes de la Capitale au bout de trois soleils.

Aux abords du Palais, Balthazar se tourne vers ses apprentis. Son air sérieux surprend son aîné qui s’arrête afin de l’attendre. Le nomade glisse un regard vers lui comme pour lui dire d’avancer sans lui. Balthazar se détourne et plonge ses yeux dans ceux de ses élèves.

— Rendez-vous à l’Auberge du Sapin à la tombée de la nuit. Soit j’y serai, soit j’enverrai quelqu’un vous donner les prochaines instructions. Soyez prudents. Profitez mais n’oubliez pas d’être polis et gentils en toute circonstance. Révisez vos leçons. Je vous attendrai au tournant. Est-ce clair ?

— Oui, monsieur, Père-maître, entonnèrent ses étudiants d’une même fois.

Balthazar, satisfait, leur fait signe de s’en aller. Il rejoint son frère, et ensemble, ils passent les portes du Palais. C’est un immense édifice disposé en F qui se dresse sur la Capitale dont des piliers de marbres poussent le foyer du gouvernement à trente-cinq mètres de hauteur.

— « Père-maître » ? Qu’est-ce que cela veut dire ? s’enquit son frère.

— C’est ainsi qu’un apprenti adresse son maître d’apprentissage. Si l’on est un homme, c’est « Père-maître », si l’on est une femme, c’est « Mère-maître », si l’on est plutôt dans l’entre deux ou aucun, c’est « Sère-maître ». Il existe des variantes, bien entendu, mais je ne pense que cela t'intéresse, Kesar.

— Figure-toi, petit frère, que je me renseigne sur ce sujet. Notre sœur a décidé de prendre l’une de nos nièces comme apprentie. Celle-ci l’adresse comme « Sère-maître ».

— Étonnant.

— Tu n’aurais que très peu de temps pour tes élèves ces prochaines semaines. Il est grand temps que tu prennes des vacances, souffle d’un air mystérieux Kesar.

Balthazar soupire.

— Des vacances dans ton vocabulaire ne sont pas des vacances. Je sais que Père va essayer de me caser avec l’un ou l’une des célibataires du Moulin pour une raison stupide. Et Mère, n’en parlons pas du tout.

— Tu es le seul qui n’est pas marié. C’est normal de s’inquiéter pour sa progéniture ! réplique Kesar, enlevant son casque de chevalier.

— Comme si l’amour était si important ! Je voyage ; je n’ai pas le temps pour les amourettes ou l’horrible stabilité que vous essayez de m’imposer depuis des années ! Attention, Kesar, si toi ou l’un de nos adelphes, ou pire Père et Mère, viennent tenter quoique ce soit, je repars sans un mot !

Kesar ne dit rien. Son petit frère n’a pas perdu la main depuis la dernière fois. Il s’inquiète souvent que Balthazar finisse seul. Comment ne peut-il pas apprécier la présence d’un autre ? Il comprend peu son désir de vagabonder. La compagnie d’apprentie ne peut guère combler celle d’un amour. Il espère que le plan de leur père réussisse. Celui de leur mère, néanmoins, laisse à désirer, bien que certains de leurs adelphes le trouvent potable.

Balthazar n’aime pas ce manque de réponse. Il le sent comme si c’était de la cannelle. Il décide de passer devant. Les souvenirs d'enfance reviennent un à un. Il navigue avec aisance dans ces dédales décorés d'orchidées. Des abeilles passent par le biais de lucarne afin de piquer les saveurs qu’elles cherchent.

Les retrouvailles avec ses parents sont houleuses. Balthazar ressort une demi-heure plus tard, vibrant de rage. Il entend les supplications de son père, l’Empereur, l’incitant à revenir. Il entend les faux sanglots de sa mère, l’Impératrice, qui lui parlent d’une certaine « Iris » avec qui il serait « heureux ». Ses frères et sœurs tentent de le persuader de rester. Ses nièces et neveux demeurent silencieux. Le voyageur récupère ses apprentis à la tombée de la nuit.

Un guet-apens. Voilà ce que ces retrouvailles l’inspirent. Son père, dans sa sagesse sénile, souhaite le fiancé à la nymphomane de la Capitale, la belle Iris. Si la beauté de celle-ci le charme, sa personnalité odieuse et son intelligence dépréciable le rebutent. Elle est le partenaire idéal du don juan de la Cité des Arbres Morts.

Balthazar emmène ses apprentis à sa demeure dans le nord de la Capitale. Ils y habiteront pour les prochaines semaines et profiteront de la ville. Puis, quand ses anciens élèves les rejoindront, ils partiront tous ensemble affronter les vermines du désert.

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