Juchés sur les marches centrales du hall de la Termitière, Richard, Mitch et le vieux Goose observaient les milliers d’ouvriers rassemblés devant eux. L’alarme aigue du couvre-feu couvrait leurs voix, semblables à un essaim d’abeilles sur la défensive. Richard croisa quelques regards interrogateurs, mais surtout des mines fatiguées et cireuses qui se fondaient avec le béton brut des murs et leurs uniformes délavés. C’était comme s’il se trouvait face à une déferlante. Il était désormais trop tard pour fuir. A sa gauche, Goose, pourtant peu impressionnable, avait l’air d’une petite souris chétive. Quant à Mitch, il n’en menait pas large non plus. Richard tenta de trouver du courage dans le regard d’un de ses hommes, Steeve, qui se trouvait au premier rang, tenant encore en mains le drap sur lequel était écrit « Mouvement Ouvrier ». Lui et le reste de son équipe étaient présents, ainsi que leurs femmes et leurs enfants et même quelques nourrissons qui tétaient le sein de leurs mères. Parmi ses hommes, quelques volontaires avaient sillonné le centre-ville, dans l’espoir de rameuter du monde et Richard ne s’attendait pas à une telle effervescence.

Sans la voir, il pouvait sentir le regard réprobateur d’Alexandra le pourfendre depuis la foule. Penser à une énième dispute avec elle jugulait le peu de courage qu’il possédait pour s’exprimer.

Enfin, l’alarme cessa. Les portes closes du hall laissèrent entrevoir les spots de surveillance qui tournoyaient dans la nuit à la recherche d’éventuels retardataires. Heureusement, les androïdes n’étaient pas programmés pour contrôler l’intérieur de la Termitière, néanmoins, quiconque en franchissait les portes pendant le couvre-feu se voyait aussitôt neutralisé. Les androïdes ne possédaient pas d’armes létales, mais les flashballs, les tasers et autres fléchettes paralysantes, produits par l’usine Ruppert and Graam, avaient déjà causé la perte de bon nombre de ses camarades. Les ingénieurs de la zone blanche ne tarissaient pas d’innovations et laissaient volontiers libre cours à leur inépuisable sadisme.

L’écho des milliers de voix résonnaient jusque dans ses tripes, le clouant sur place. Il percevait des groupes discuter entre eux sans leur prêter la moindre attention, tandis que d’autres s’impatientaient déjà.

Il reçu un coup de coude de la part de Mitch qui le fit tressaillir. Pourquoi tout ça ? Comment en était-il arrivé à ce moment effrayant et intimidant ? Pourquoi devait-il, lui, prendre la parole ? A part être Big, il n’était pas plus crédible qu’un autre, Mitch aurait très bien pu faire ce saut dans le vide à sa place !

Richard lui lança un coup d’œil implorant que ce dernier esquiva en levant les mains vers le ciel pour réclamer l’attention du public.

Le cœur de Richard se mit à battre si fort qu’il eut l’impression d’avoir consommé une double dose de boost. Ses tempes palpitaient, de même que sa jugulaire. Moite, il s’aperçut que ses jambes flageolantes ne le portaient plus. Un fil invisible le maintenait debout, lui enserrant la gorge. Il s’étonna d’être à ce point fébrile, lui qui pourtant supervisait cinq cents âmes. Il ordonnait la cadence, surveillait les machines, contrôlait les malfaçons, gérait les accidents. Là, c’était différent. Il était conscient d’entrainer avec lui des milliers de personnes vers une destination inconnue, un idéal auquel même lui, n’osait réellement croire. Cette chute libre ne pouvait cependant se faire sans eux.

Mitch, faisait de grands signes de mains pour que la foule fasse silence, mais sans succès. Goose tenta de siffler, mais le vacarme ne cessa pas. Richard, quant à lui, demeurait stoïque. Il pensa un instant faire volte-face, monter ces escaliers interminables et s’enfermer dans son dortoir. Avait-il réellement anticipé les conséquences d’un tel rassemblement ? Était-il prêt à mettre en danger ses amis, ses camarades, sa famille ? Était-il vraiment résolu à risquer toutes ces vies ?

Jusqu’ici, la grève n’avait été qu’un incident, certes remarqué, mais anodin. Il y aurait fort à parier que dans quelques temps celui-ci soit devenu anecdotique. S’il restait là, s’il se mettait à parler et que ses paroles avaient un impact sur cette assemblée, plus rien ne serait comme avant, plus jamais ils ne pourraient faire marche arrière.

Soudain, il aperçut le corps gringalet de son fils se faufiler jusqu’au premier rang. Ses yeux noisette se posèrent sur lui. Aussitôt, Richard remarqua que sa main était enroulée d’un chiffon ensanglanté. Sans doute un accident pendant sa journée d’apprentissage. Larry était si petit à côté des jeunes ouvriers qui l’entouraient.

Combien d’entre eux ne survivaient pas à leur première année d’usine ? Combien de garçons, pourtant gaillards, avait-il tenu dans ses bras, morts d’épuisement ?

Larry n’y résistera pas. En l’observant, l’image du cadavre de son fils effondré sur le tapis roulant, martelé, lacéré par les bras articulés des machines, perfora son esprit. Cette vision était si claire, qu’il serra le poing tellement fort que ses tendons se contractèrent.

Cela eut pour effet de lui faire retrouver ses esprits. La grève, il avait souhaité la faire pour Larry. Il avait secrètement tenu à ce qu’elle se déroule le jour de ses onze ans, de façon symbolique, parce qu’il était encore temps d’entretenir l’espoir qu’il ne connaisse jamais la vie à l’usine dans ces conditions. C’était pour Larry qu’il était là, mortifié devant tant de monde. Pour lui et les autres gamins qui ne méritaient pas cette vie.

Avec la sensation que son poing pesait aussi lourd qu’un tract, il le leva vers les cieux. Ses ongles s’enfoncèrent dans sa paume, étranglant les veines de son bras. Pourtant, il eut la sensation d’être le vecteur d’une énergie colossale, qui sans aucun doute, était parvenue à ébranler les plus lointaines étoiles.

Et soudain, le silence. Les voix s’étaient dissoutes dans l’espace, évaporées dans l’éther, tandis que des milliers de visages s’étaient tournés vers lui.

Richard prit une profonde inspiration. Etrangement, leur mutisme inattendu renforça la présence de chaque individu. Il n’avait plus à faire à une masse informe et bruyante, mais à ses camarades, ses voisins, ses semblables.

- Mes amis, mes sœurs, mes frères. Je vois vos visages fatigués depuis trop longtemps. Je vous vois, chaque jour, mourir à petits feux. Je sais que vous vous posez beaucoup de questions, mais votre présence ici me laisse penser qu’elles sont légitimes.

Sa voix était assurée, puissante, si bien que les dernières rangées parvenaient à l’entendre clairement. Le poing toujours levé, il prit le temps de déglutir.

- Je n’veux pas empiéter sur votre temps de repos, alors, je serais bref. Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas, je m’appelle Richard Green et voici Mitchel Alvarez et Peter Goose. Nous sommes affectés à l’atelier numéro six et comme vous le savez, nous avons récemment lancé un mouvement de grève.

Il y eut quelques applaudissements éparpillés, quelques exclamations puis le silence revint.

- Depuis qu’on est gamins, on nous apprend toutes sortes de trucs sur notre histoire, à nous ouvriers. On nous parle de terres infertiles, de mers dépouillées, de ressources épuisées par seulement deux siècles d’exploitation intensive, par l’ensemble de nos irresponsables ancêtres. Vous connaissez tous cette histoire. C’est l’histoire qui nous uni dans la zone grise, celle de l’extinction massive des espèces, y comprit la nôtre. Pour remédier à ce merdier, une poignée d’hommes ont décidé que, pour le bien de tous et pour notre survie, la citoyenneté devait s’acheter. On est tous d’accord pour dire que, les nôtres d’ancêtres, n’ont pas eu cette chance. En revanche, ils ont eu la chance de vivre de leur labeur, d’être nourris, logés et d’obtenir un statut, transmissible à leurs enfants, comme un patrimoine précieux. Depuis, cents ans se sont écoulés. Alors, que sommes-nous devenus ? les sauveurs de l’humanité ou les sacrifiés de l’histoire ?

Il abaissa son bras devant le regard admiratif de son fils et de ses hommes, qu’il regardait, gêné, boire ses paroles.

- Ici, rien que dans la zone grise de Cartagena, Old City, comme on dit chez nous, trois usines produisent jour et nuit des vêtements à la Germain Compagny, qu’aucun d’entre nous ne portera jamais, mais aussi des composants électroniques chez Metal Industry, dont pas un seul ouvrier ici n’aura un jour l’utilité. Enfin, il y a nous, qui fabriquons des armes chez Ruppert and Graam, armes que nous contribuons à pointer dans notre direction. J’aimerai vous poser deux questions simples. A qui est destinée notre production ? Et pourquoi en aussi grande quantité ?

Une vague de murmures balaya l’assemblée. Richard en ressenti une intense excitation.

- Les réponses aussi, sont simples. Nous produisons uniquement pour les citoyens et en quantité suffisante pour qu’ils puissent vivre comme nos ancêtres, avec insouciance et sans limite ! Alors oui, camarades, nous sommes à la fois les sauveurs et les sacrifiés, c’est une vérité.

Une femme s’écria « c’est vrai ! », puis un autre hurla « Salops ! » et s’ensuivit une sourde clameur. Richard échangea un regard avec le vieux Goose qui approuva ses dires d’un hochement de tête. Aussi, Mitch de son côté, leva les bras en réclamant de nouveau le silence.

- Pour pouvoir les gaver, nous travaillons depuis que nous sommes en âge de marcher. J’ai un fils, Larry. Nous avons tous des enfants. Mais combien meurs devant nos yeux, hein ? Combien n’atteignent pas la vingtaine ? Ils nous bourrent de boosts et de bouffe synthétique jusqu’à notre mort et qui parmi vous ici, n’a jamais vu la mort comme une délivrance ? La moindre faute, le moindre signe d’épuisement et c’est la destitution. Oui, notre plus grande prison, mes amis, ne sont pas les Murs qui nous encerclent, mais la zone noire !

Encore une fois, une clameur s’éleva, obligeant Richard à tenter de parler au-dessus du vacarme.

- S’il vous plait ! mes amis, écoutez-moi ! Je sais que je ne vous apprends rien, je sais à quel point ce Mur qui nous sépare de la zone noire peut paraitre rassurant ! Mais ce Mur nous sépare aussi de notre citoyenneté, de droits que cent ans de travaux forcés ne nous offrent toujours pas ! Et ça n’arrivera jamais ! Là-bas, de l’autre côté, personne ne nous donnera rien. Pas si on ne vient pas le réclamer…

Richard se tourna vers Mitch.

- Tu l’as avec toi ?

Mitch acquiesça et lui tendit un volume épais à la couverture grise et cornée.

- Le Code Civil Ouvrier ! s’écria alors Richard en direction de la foule, que chacun est tenu d’apprendre dans les premières années de sa vie.

Il le teint en évidence quelques instants.

- Nous ne sommes pas citoyens, nous appartenons à l’usine et l’usine appartient à l’état fédéral. Nous n’avons aucune part dans la politique, pas même au sein de nos communautés, soumises aux codes du travail de chaque usine. Nous devons nous emparer de la vie politique de la zone grise ! Qui d’autre que nous, travailleurs, peut disposer de nos vies ? Il n’est écrit nulle part, nulle part, insista-t-il en levant bien haut le Code Civil, que nous ne pouvons pas créer un nouveau parti politique. C’est pourquoi nous avons créé le Mouvement Ouvrier et, pour que ce parti ait du poids, nous avons besoin de votre adhésion.

La rumeur reprit et cette fois, Richard ne tenta pas d’intervenir. Le cœur battant, il ressentit le tumulte en chaque homme, chaque femme, peu à peu s’intensifier. En les balayant des yeux, il pressentit un avenir. L’espoir dans les quelques regards qu’il croisa pouvait presque dégager une odeur subtile, comme un vent traversant une prairie, transportant avec lui la senteur de l’herbe, de la terre et des fleurs.

- Qu’est-ce qu’on y gagne, nous, à rejoindre ce parti ? s’écria un homme d’une voix portante.

- SILENCE S’IL VOUS PLAIT ! Hurla Mitch, ses deux mains en guise d’amplificateur.

- Et pour les femmes ? Vous faites quoi pour nous ? ajouta une femme proche du premier rang.

- Mais laissez-le parler ! s’exclama un jeune homme en se tournant vivement vers un groupe bavard derrière lui.

Richard attendit que le volume s’abaisse pour reprendre.

- Tout d’abord, je tiens à préciser qu’hommes et femmes ne seront plus différenciés. Le statut des ouvrières mérite d’énormes réformes et elles iront dans le sens de notre idéal politique. D’ailleurs, j’invite nos sœurs à s’investir dans le parti tout autant que les hommes.

« Bravo ! », « Merci ! Enfin ! », « C’est pas trop tôt ! »

- Pour cela nous avons établi plusieurs propositions, continua Richard, la première, l’accession à la citoyenneté ! Nous voulons avoir les moyens de l’obtenir, notamment avec un salaire. Nous demandons également, la réduction de la production, afin de permettre aux jeunes de commencer à travailler plus tard. Les jeunes devront pouvoir choisir leur avenir ! plus question pour les ouvrières de quitter leur famille, plus question de mariage arrangé, plus question pour elles de subir une obligation de grossesse pour obtenir le statut d’ouvrière !

- ET L’AVORTEMENT ? hurla une voix dans le fond du hall.

- Nous sommes contre les avortements forcés. S’il n’y a plus d’obligation de grossesse, les femmes pourront avorter quand elles le souhaitent ! J’en arrive donc aux soins, nous voulons que notre santé soit mieux prise en charge par l’usine ! La médecine du travail assurée par les androïdes n’est pas suffisante ! Il n’y a qu’à faire un tour à l’infirmerie pour se rendre compte du peu d’intérêt que nous accordent ceux qui nous dirigent ! des files d’attente interminables, le manque d’hygiène scandaleux et l’absence d’humanité des androïdes, font que nous connaissons tous ici, quelqu’un qui est mort là-bas !

« ET LE COUVRE-FEU ? », « ON VEUT PLUS DE BIERE ! », « ET LA ZONE NOIRE ? »

- Les amis, je sais qu’il y a pas mal de préoccupations, et le bannissement est l’un des sujets les plus importants. Il est insupportable que cette menace plane au-dessus de nos têtes constamment ! reprit Richard en poussant sur sa voix, la zone noire n’est qu’un prétexte pour nous retenir prisonniers de ces murs ! Si nous sommes des milliers à rompre la chaine, croyez-vous qu’ils prendraient le risque de nous envoyer tous là-bas ? Où trouveront-ils la main d’œuvre ensuite ?

« ET LA TORTURE ? », « MON PERE EST MORT APRES TROIS JOURS AU CACHOT ! »

- Nous penserons à toutes ces propositions, mes frères, la liste est longue et nous ne gagnerons pas avec une grève supplémentaire. Il en faudra de nombreuses, de plus en plus longues. Je ne vous cache pas que nous prenons un risque. Mais pensez-y. Si nous restons solidaires, les autres quartiers d’Old City suivront le mouvement !

Il y eut des cris enthousiastes, des plaintes aussi, mais globalement, ce premier meeting était une réussite. Richard croisa de nouveau le visage illuminé de Larry, qui applaudissait avec virulence, malgré sa main blessée. Ils échangèrent un sourire timide.

C’est alors que Richard leva de nouveau son poing vers le ciel, rejoint par celui de Mitch, puis Goose.

Larry et ses hommes au premier rang les imitèrent tandis qu’un silence s’installait. De-ci de-là, les poings s’élevaient au-dessus des têtes, par dizaines, vingtaines, puis centaines jusqu’à ce que quasiment toutes les mains soient dirigées vers le plafond.

Emu, Richard resta un long moment immobile.

- Vous tous, finit-il par lancer, ce que nous avons fait une fois, nous pouvons le refaire ! Nous avons du pouvoir, nous aussi. Celui de priver les citoyens de leur mode de vie ! A nous de devenir nos propres sauveurs. Mes frères, mes sœurs, la lutte commence ici !

Tandis que certains commençaient à applaudir, un cri strident résonna depuis le fond du hall. Surpris, Richard, Goose et Mitch abaissèrent leurs bras, suivis d’une bonne partie de la foule qui se retourna presque d’un seul corps. Puis, un second cri retenti.

Tout à coup il y eut un mouvement de recul, qui comme une onde se propagea dans l’assemblée. Des hurlements tonitruèrent de tous les côtés à cause du mouvement de foule qui noya de tout son poids quelques bonnes dizaines d’ouvriers.

- MERDE ! Il s’passe quoi bordel ! s’exclama Mitch, inquiet.

- Larry, vient ! ordonna Richard.

Il scruta la foule tandis que Goose émettait des sifflements perçants pour tenter de calmer tout le monde. Larry arriva à grande enjambées jusqu’à lui et, le visage horrifié, pointa son doigt en direction des vitres des portes de la Termitière.

- Richard… là-bas ! s’affola-t-il.

Il plissa les yeux et cru défaillir. Plantés derrière les vitres, une dizaine d’androïdes de la police observaient le rassemblement, parfaitement impassibles.

Leurs visages inexpressifs luisaient à intervalles réguliers sous les spots de surveillance, leur donnant l’apparence de statues de cire.

C’était la première fois que des androïdes faisaient attention à la Termitière de cette façon.

Un frisson lui parcouru l’échine. Depuis quand les observaient-ils ?