Chap 2
Nous lui adressons un bonjour et terminons rapidement le fond de notre assiette. Le timing est bon, lui aussi paie. Je contemple cet autochtone : bien habillé, lunettes de soleil sur le nez, smartphone et portefeuille en main, il traine autour de lui la même atmosphère que la jeunesse dorée de Iaşi, deuxième ville de Roumanie que j'ai rapidement fréquentée. Ces personnages sont généralement superficiels mais pas méchants. Le serveur, fort sympathique, avait l'air de le connaitre. La méfiance est de mise comme dans tout voyage, mais le taux de risque à suivre cet inconnu me semble acceptable. Comme à son habitude, Adeline, la plus sage et posée du duo, me semble nettement plus méfiante. Ce n'est pas plus mal.
Nous sortons et la quarantaine de degrés de cette ville perdue nous accueille d'un coup de poutrelle sur le crâne. Je me félicite d'avoir un peu insisté pour prendre un taxi : j'ai encore moins envie de marcher. Maintenant que nous pouvons marcher à deux de front, je me poste à côté de lui pour amorcer une conversation russo-anglo-gestuelle que je devine déjà difficile. Surprise : ce jeune homme s'exprime dans un anglais que ne fustigerait pas Shaekespeare. J'échange les quelques banalités d'usage : oui, nous cherchons à attraper un taxi ; oui, nous sommes des touristes ; oui, après avoir visité l'exposition internationale, nous visitons le reste du pays. Ce que nous faisons ici ? Nous cherchons à visiter une étape de l'ancienne route de la soie : la mieux conservée du pays d'après mon guide. Moins connu que l'Ouzbékistant ou le Kirghiztan, le Kazakhstan a quand même eu sa part dans ce trajet mythique.
Nous arrivons à la route principale. Je me demande comment il va faire pour nous appeler le taxi officiel qu'il nous a promis. Surprise : il lève le bras à 45 degrés. Aïe. Je reconnais là le signe qu'utilisent les locaux pour arrêter une voiture. Dans ce pays, l'auto-stop n'existe pas car tout le monde peut s'improviser taxi. J'espérais prendre un taxi officiel, qui me rassurerait davantage. Je sens Adeline aussi tendue que moi. Je me souviens avoir vu de nombreuses femmes seules utiliser ce moyen. Deux jours plus tôt, un autre kazakh m'assurait qu'il n'y avait pas d'autre criminalité dans ce pays que la corruption des ministres. J'y avais vu un trait d'humour mais il m'avait confirmé que les rues étaient sûres. De toute façon, il s'agit juste d'un trajet de cinq minutes tout au plus vers la station de taxi.
Deux voitures passent, la troisième s'arrête. Je suis toujours aussi surprise de la rapidité de la chose. Notre guide improvisé se penche, parle un peu au chauffeur – russe ou kazakh ? Aucune idée – ouvre la portière et nous fait signe de nous installer. Nous nous retrouvons à l'arrière d'une vieille mercedes blanche qui ne passerait pas l'ombre du bâtiment du contrôle technique. Le pare-brise ressemble à une toile d'araignée tant il est fissuré, les ceintures de sécurité sont inaccessibles, le moteur semble extrêmement poussif et Adeline me racontera plus tard que le compteur de vitesse ne fonctionnait pas. Notre guide se retourne vers moi et engage la conversation, je n'ai même pas le temps d'adresser une prière à Saint Airbag.
Il nous montre sa carte d'identité : je lis son prénom que j'oublie aussitôt mais je vois sa date de naissance. Le calcul est vite fait : 22 ans. J'en ai à peine huit de plus, Adeline juste sept et pourtant, dans mon esprit un seul mot se forme : « gamin ». J'apprends aussi que ce jeune homme suit un master de philologie – et non pas de biologie, comme nous l'avions entendu tout d'abord – et qu'il est venu à Turkestan, la ville où nous sommes, faire ses études. Je crois comprendre qu'il vient même du Turkménistan mais la similarité entre ces deux noms m'empêche d'être bien sure mais pourquoi sinon, m'aurait-il ensuite dit qu'il achetait de l'or ici pour le revendre dans son village, se faisant un gain non négligeable au passage ? Soudain, une petite conversation avec le chauffeur s'engage. L'étudiant se retourne et me demande où nous voulons aller exactement à Sauran.
— Sauran keprost !
La fortification. Le guide explique qu'il faut préciser : le relai de la soie se trouvant à une douzaine de kilomètres du village. Nouvelle conversation guide-chauffeur, retour du visage vers moi.
— He can drive us there. He drove italian tourists there yesterday. (il peut nous conduire là-bas. Il y a conduit des touristes italiens hier.)
Je regarde Adeline. Est-elle d'accord ? Oui. Cela va nous faire gagner du temps et des difficultés.
— It's okay. How much ? (c'est d'accord. Combien ?)
— 5 000 tengue.
C'est le prix indiqué par le guide pour un taxi officiel il y a trois ans, à peu près douze euros cinquante pour une petite heure de trajet aller-retour. Aucun problème.
— Can I go with you ?
Notre guide nous le demande. Aïe. Je ressens à nouveau la sensation « jeunesse dorée » de Iaşi. Comment récolter plus d'approbation de ses pairs qu'en disant qu'il a mis dans son lit deux touristes française ? Sans aucun doute, il cherche à nous draguer. Malheureusement et heureusement, pour l'instant, il s'est toujours avéré très correct et gentleman. Aucun moyen de refuser.
— Yeah, sure. You can go with us.
Un mal pour un bien : au moins, nous n'aurons pas à nous occuper de la traduction avec le conducteur de la Mercedes. De plus, il désire parler. J'ai envie de lier un peu connaissance avec les locaux pour découvrir un peu plus ce pays. La conversation s'engage. De temps en temps, je jette des coups d'œil à mon amie. Assurément, elle n'est pas rassurée. Je la vois qui sort aussi son portable et qui active la géolocalisation pour vérifier le trajet du chauffeur. Je la félicite intérieurement de son idée. Deux précautions valent mieux qu'une.
D'autant plus que la conversation commence à se faire étrange. Le jeune homme nous explique que la région est dangereuse car pauvre. Un mois de salaire de maitre d'école est de 6 000 tengue. Je compare rapidement à la somme demandée par le chauffeur et comprends mieux pourquoi il a proposé de nous conduire.
— You can be robbed here. It's dangerous, insiste l'étudiant.(vous pouvez être dévalisé, c'est dangereux)
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