Seconde 34
Chère E.,
Nous ne nous connaissons pas encore et j'expérimente l'inconnu avec plus de douceur et de patience que je n'ai jamais pu en avoir pour quiconque. Il existe des filles en pardessus vert rodant les soirs d'hiver entre les rayons chargés de livres ; il existe des filles comme toi nées pour m'intriguer. Lorsque le fracas des pages se fait aux alentours des 17h mais que tu restes studieuse, je me permets de nouveaux regards que tu sembles me retourner avec une certaine curiosité. Mais il me faut t'avertir : je ressemble à un patchwork d'excès de lucidité et de candeur. Je perçois le monde sans le voir, me sais exister sans le croire, ferais des pieds et des mains pour t'avoir tout en te refusant, des jours durant, plus que de simples regards. Il n'est rien de plus modelable que l'humain et j'apprécie créer en sachant que tout ce qui bourgeonne pourrait bien geler. On dit du mois de janvier qu'il est terrible, tout de blanc, un assassin de la nature, porteur de son masque moribond. Alors que dire de moi ; j'inhibe, amplifie, joue avec mes propres sentiments comme une enfant tente de transformer les ronds en carrés. Mais peut-être aimes-tu jouer, toi aussi. Après tout, les idées de voyage se créent par la malice de l'esprit à vouloir déplacer arbitrairement un corps dans l'espace-temps.
Je crois comprendre que tu amasses les grains de simplicité au creux de tes bras pour t'en imprégner. Ce sont tes phrases si directes qui me le font penser. Mais je ne suis très certainement pas faite du même bois. Loin de moi l'envie de m'assommer de défauts dans le simple but de te faire fuir, néanmoins, je ne suis pas la personne la plus aisée à apprivoiser. J'aime avec la constance d'une vague en haute mer. Autrement dit, parfois, je disparais et moi-même, je ne sais plus me trouver. Il faut que je sache : que penses-tu des reflets ? Ils sont partout, tout le temps, plus captivants que le réel, déformés par le moindre ricochet. Et si je suis l'onde, tu seras peut-être le galet.
Aujourd'hui, Janvier meurt à peine goûté et Février s'en souviendra. Le brouillard grimpe le long des murs, tente d'atteindre le haut des toits. Je le vois de mon sommet aux vitres cintrées d'acier : il s'apprête à ronger nos pieds, nos bras, nos têtes. Si cela devait arriver, j'accepterais volontiers qu'on ne me laisse que ton cœur car si tu perdais corps, j'envisagerais de t'offrir le mien. On pourra alors dire que février nous aura laissé dévorer sa chair tendre de mois des essais. Car, chère E., nous ne nous connaissons pas encore tout à fait.
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