15. Devine qui vient déjeuner ce midi ?
Oriane
Quand Robin a commencé l’école, Louis et moi avons pris l’habitude de déjeuner au restaurant un midi par semaine alors qu’il restait à la cantine. C’était du rapide, histoire de nous retrouver en tête à tête, en dehors de la maison, loin du handicap, du rôle de parent, de l’agence. C’était juste lui et moi, l’espace de deux heures. Et puis il a commencé à avoir trop de boulot, et nous avons transformé ça en une pause déjeuner dans son bureau, parfois ponctuée d’un petit moment de plaisir. Toujours le mardi, jusqu’à ce qu’il déplace ce petit rendez-vous au gré de son planning de plus en plus chargé, pour les espacer et finir par les abandonner.
Plus je réfléchis à notre conversation de dimanche, et plus je me dis que c’est encore à moi de faire des efforts. Louis m’a plus ou moins demandé de lui montrer que je l’aime, me mettant tout de même sur le dos que s’il passait autant de temps à l’agence, c’était de ma faute. S’il a dit qu’il essaierait de moins bosser, je ne suis pas stupide, j’ai compris qu’il voulait juste apaiser les choses, au final. J’attends de voir et fais ce qu’il faut de mon côté. Je n’ai pas bronché alors qu’il est rentré à l’heure du dîner hier, je n’ai pas boudé même s’il est parti au beau milieu du petit déjeuner, ce matin. Je fais même l’effort de débarquer ce midi avec de quoi déjeuner, comme avant.
Il a raison sur un point : je ne l’aime pas comme il le voudrait, et je comprends que ce soit difficile à vivre pour lui. Non, il n’y a pas d’amour fou, de relation passionnelle. Un profond respect, oui, un attachement certain, une reconnaissance sans commune mesure, assurément. Louis est un ami, mon meilleur ami. Mon amant, le pilier de ma vie. C’est un homme bon sur qui je peux compter en cas de pépin, qui sait me rassurer quand j’en ai besoin. Un bon père pour Robin, qui l’aime et ferait tout pour lui. Le voir partager des moments de complicité avec notre fils fait battre mon cœur plus fort, mais c’est le seul moment où mon palpitant s’emballe.
Et il y a cette foutue agence et son besoin viscéral de toujours plus s’agrandir. J’ai toujours soutenu Louis dans ses projets. J’ai géré la maison, l’éducation de Robin, les innombrables rendez-vous médicaux pour que lui puisse être à cent pour cent à l’agence. J’ai bataillé seule pour la scolarité de notre fils, pour avoir un AVS, pour que les autres enfants soient initiés à la LSF… J’ai abandonné le graphisme pendant des années pour me consacrer à ma famille, ne mettant le nez dans mes logiciels que pour l’agence. Oh, je ne dis pas que j’ai tout fait à la perfection et que je ne suis en rien fautive, mais j’ai donné de ma personne, sans jamais parvenir à lui offrir ce qu’il voulait réellement, apparemment.
Mais j’ai essayé, et je le fais encore, avec ce pas supplémentaire en direction de mon mari. J'ai même enfilé une petite robe qu'il adore, blanche, aux épaules dénudées et qui se noue sur ma nuque. Un joli décolleté en V, une taille cintrée et le bas qui tombe sur mes cuisses dans un tissu vaporeux, tout ce qui met en valeur ce que Monsieur aime chez moi. Bref, opération faire plaisir à ma moitié…
L’agence est silencieuse, ce midi. Fabienne doit déjà être sortie déjeuner et vu le silence quand j’arrive au premier étage, la salle de repos doit être vide. J’ouvre tout de même la porte pour m’en assurer, avant de monter au deuxième où se trouvent les bureaux d’Etienne, Vianney et Louis.
Je soupire quand mes coups à la porte ne donnent rien et constate qu’elle n’est pas fermée à clé. Voilà un moment que je n’avais pas mis les pieds dans le bureau du patron, et je souris en voyant les dessins de Robin toujours accrochés au mur ainsi que notre photo de mariage. J’étais ronde comme un ballon et, en la détaillant davantage, je remarque pour la première fois que le sourire de Louis semble bien plus sincère que le mien. Merde, qu’est-ce que je lui ai fait ? Je n’aurais jamais dû accepter sa proposition alors que ses sentiments n’étaient pas partagés… Mais j’étais paumée, j’avais la trouille, et lui semblait si sûr de lui, si confiant en l’avenir que j’ai plongé les deux pieds dedans. Je voudrais vraiment le rendre pleinement heureux, et je ferai tout ce que je peux pour que notre famille reste soudée.
Louis est sorti. J’ai pourtant vérifié son emploi du temps partagé qui indiquait qu’il était libre, je me retrouve seule comme une conne dans ce lieu qui m’est de moins en moins supportable. Il a dû partir déjeuner avec les autres agents, mais il est plutôt étonnant que la porte d’entrée soit restée ouverte. Tant pis pour moi, ça m’apprendra à vouloir jouer la carte de la surprise. Je redescends donc, dépitée, et sursaute en tombant nez à nez avec Hugo.
— Nom de… Vous m’avez fait peur, Hugo, ris-je. Je pensais qu’il n’y avait personne.
— Oh, c’est vous ! répond-il avant de me dévisager des pieds à la tête.
Lorsque son regard rencontre finalement le mien, il se met à rougir et bafouille sans assumer son matage en règle.
— Euh, Louis et les autres sont sortis manger avec un client, il n’y a que moi ici. Au cas où on aurait la visite de… Enfin, ce n’était pas vous que j’attendais… Mais… ça me fait plaisir de vous voir, hein ? Mais…, continue-t-il sans plus oser me regarder.
— Vous attendez quelqu'un en particulier ? Et vous jouez le gardien pendant qu'ils vont se régaler aux frais de la boîte ? Certains sont mieux lotis que d'autres, à ce que je vois, grimacé-je.
— En fait, je suis là au cas où un client viendrait à passer, officiellement. En réalité, je crois que je n’ai pas encore réussi à me faire vraiment ma place et que boire avec moi, c’est toujours considéré comme délicat.
— Ils bossent tous les trois depuis un moment, je suis sûre que ça va finir par se faire. En attendant, je pensais trouver Louis ici et j'ai apporté à déjeuner, j'ai une part de trop et ça m'ennuierait de gaspiller, ce traiteur est délicieux. Ça vous tente ?
J'ai proposé ça sans réfléchir, je ne sais pas trop comment le prendrait Louis, s'il me voyait attablée avec son nouvel employé. D'un autre côté, il est encore une fois absent et je fais ce que je veux. Du peu que je connais Hugo, je l'apprécie, alors passer un moment avec lui me tente bien. Il faut juste que j'évite de le reluquer comme une affamée… Mais c'est sa faute aussi, il est vraiment mignon, à croire que Louis aurait pu l'embaucher pour attirer la clientèle féminine.
— Oh, c’est gentil, répond-il en rougissant à nouveau. En plus, vous êtes… vraiment mignonne. Cette tenue vous va très bien, se lance-t-il. Je ne sais pas si je peux accepter votre offre, je ne veux pas abuser non plus.
J'essaie de ne pas détourner le regard même si son compliment me touche et lui souris en lui faisant signe de me suivre jusqu'à la salle de repos.
— On pourrait peut-être se tutoyer, non ? Il n'y a que Fabienne qui garde le "vous" avec moi malgré mes nombreuses demandes… Et dis-moi, abuser par rapport à quoi ? Si je te le propose, c'est que ça me fait plaisir. Et si c'est par rapport à ton patron… tu le vois, ici ? Parce que moi, non…
— Si ça vous… te fait plaisir, d’accord. Et puis, comme ça, il n’y aura pas de gâchis, ajoute-t-il en tenant la porte ouverte pour que je puisse passer avec mon panier.
Je le remercie d'un signe de tête, dépose la nourriture et les couverts sur la table avant de m'installer. Si l'idée me semblait bonne quand je lui ai proposé, j'en viens à me demander ce que nous allons bien pouvoir nous raconter. C'est vrai, je vis globalement avec le même cercle restreint depuis des années, et les personnes que je rencontre sont soit des professionnels pour Robin, soit des clients. Là… c'est un employé de Louis, certes, mais c'est aussi un homme… un homme séduisant, au premier abord gentil et qui, en prime et si je ne vire pas foldingue, me drague.
— Tu ne travailles pas en journée ? me demande-t-il, rompant ainsi le silence qui s’était créé entre nous. Et Robin est à l’école ?
— Robin mange à la cantine, oui. Et moi… je n'ai pas vraiment d'horaires fixes. A vrai dire je suis plutôt un oiseau de nuit. Je suis plus efficace une fois le soleil couché, ce qui me vaut des réveils difficiles pour accompagner Robin à l'école, ris-je.
— Et tu fais quoi la nuit, alors ? Tu danses sous les étoiles ? me demande-t-il, un peu rêveur, en réajustant ses lunettes sur son nez.
— J'ai plutôt le nez sur mes écrans, en fait, désolée de te décevoir, pouffé-je. Ça fait des lustres que je n'ai pas dansé, en vérité. Quand ton fils ne peut pas entendre la musique, disons que… je ne sais pas, je me sens coupable de pouvoir l'écouter ? J'en sais trop rien, et ce n'est pas vraiment le lieu pour l'analyser… Tu es de la région ?
— Oui, j’ai grandi pas loin d’ici. Je suis un Normand pur et dur ! Et toi ?
— Pareil, et fière de l'être. Je suis née à Lisieux. J'adore cette région. Bon, la Manche est fraîche toute l'année et les touristes un peu trop envahissants, mais je crois que quand on a baigné dans ce coin, il est difficile de le quitter.
— Oui, je suis entièrement d’accord ! Enfin, non, en bon Normand, je devrais dire que c’est possible que ce soit difficile de le quitter, mais pas impossible non plus.
— Bien vu, ris-je. Comment va ton coloc, au fait ?
— David va bien. Il fait pas mal de spectacles en ce moment, je le vois assez peu et on ne fait que se croiser. Tu sais, c’est pas toujours agréable de vivre avec un fantôme qui n’est jamais là. On peut vite se sentir seul.
Je lâche un rire amer à sa remarque et m’adosse contre le dossier de ma chaise en soupirant. Je ne devrais pas dire ce genre de choses, mais ça sort tout seul.
— Ne le répète pas à ton patron, mais Casper est devenu son surnom, à la maison…
— Tu n’as pas l’air de bien le vivre alors que lui…, commence-t-il avant de s’arrêter brusquement. Désolé, ça ne me regarde pas comment vous vivez votre relation.
— Lui s’en fout, tu peux le dire. Du moins, c’est l’impression qu’il donne. Dix ans… Faut croire que si on n’entretient pas la flamme, elle perd en intensité.
— Il y a pourtant de quoi l’entretenir, la flamme, énonce-t-il alors qu’il m’observe cette fois plus intensément.
Je lui souris en sentant mes joues chauffer, et plonge le nez dans mon plat quelques secondes. A quoi je joue, là ?
— Il faut croire que l’attrait de l’argent peut détourner un homme de bien des choses. Enfin bon, c’est compliqué… depuis le début, de toute façon. Et toi, une petite amie ? lui demandé-je avant de redresser la tête, gênée. Ou… un petit ami, d’ailleurs ?
— Non, je ne suis pas du tout attiré par les hommes. Enfin, en tout cas, je n’ai jamais voulu essayer quoi que ce soit avec les hommes que j’ai rencontrés jusque là, même David, alors je crois que c’est mort de ce côté-là. Après, il ne faut jamais dire, fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Quant aux femmes, disons que j’aime les regarder, surtout les jolies comme toi, mais que pour l’instant, je ne suis pas prêt à retourner dans une vraie relation. C’est… compliqué pour moi, se confie-t-il en se concentrant sur sa fourchette.
— Il faut croire que les choses simples ne nous sont pas réservées, alors, murmuré-je avant de me racler la gorge. Robin et moi risquons de passer aux Restos demain après-midi, il a fini de trier ses jouets. Tu y seras ?
— Oui, bien sûr. C’est ma petite bulle de bien-être dans ma semaine. Tu devrais proposer tes services aussi, si tu peux.
— Peut-être, oui…
Serait-ce vraiment sérieux de risquer de voir encore davantage Hugo alors que, clairement, j’apprécie qu’il me complimente et me drague ? Il faut avouer qu’il est vraiment agréable à regarder, et sa façon de m’observer… Bon sang, quand est-ce que mon mari m’a regardée de la sorte ?
Nous continuons à papoter un petit moment, de tout et de rien, jusqu’à ce que nous entendions la porte de l’agence claquer au loin. Hugo et moi sursautons comme un seul homme, et sans nous concerter, rangeons rapidement la table comme si nous venions de faire une bêtise. Ce qui n’est pas le cas, n’est-ce pas ?
L’ambiance gagne encore en tension quand Vianney entre dans la salle de pause avec Louis et que ce dernier se stoppe brusquement en m’apercevant, avant de nous lancer un regard suspicieux.
— Qu’est-ce que tu fais là, Oriane ?
— Ton planning était vide, ce midi, et… je me suis dit qu’on pourrait déjeuner tous les deux, lui dis-je en lui montrant le panier. Tu n’étais pas là, Hugo était tout seul alors je lui ai offert ta part pour ne pas gaspiller.
— Vous auriez pu m’appeler, je serais rentré ! nous reproche-t-il en venant m’embrasser de manière assez possessive.
— J’ai un rendez-vous dans vingt minutes, je n’avais pas le temps de t’attendre, ni de te courir après, d’ailleurs. Mais je prends note pour la prochaine fois.
— Parfait. Hugo, quelqu’un a appelé ?
— Non, Louis, juste ton épouse et ça m’a permis de ne pas voir passer le midi. Désolé d’avoir mangé ta part !
— Bien, je vous souhaite un bon après-midi, Messieurs. Merci pour ce moment, Hugo, souris-je en récupérant mon panier. Louis, à ce soir…
Je leur adresse un petit signe de main et sors de la pièce rapidement. Ça me fait sourire de voir Louis suspicieux, et je trouve ça un peu culotté en sachant qu’il fuit la maison autant que possible et me délaisse pour son agence. C’est plutôt comique, mais peut-être un peu justifié, aussi. Parce que j’apprécie Hugo et que si je n’étais pas mariée, il est certain que j’aurais répondu à ses compliments de manière bien moins distante. Louis me connaît peut-être plus que je veux bien l’admettre, Hugo est totalement mon genre d’homme, et je ne parle pas de son physique. Il semble plutôt discret mais honnête, gentil et attentionné. Il a cette pointe de timidité que j’adore alors qu’il peut aussi se montrer sûr de lui. Bref… Si ça pouvait faire réagir mon époux…
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