19. Maman louve sort les crocs
Oriane
[Fabienne m’a dit que tu voulais absolument me parler.
Je suis en RDV, c’est urgent ?]
Je soupire et lève les yeux au ciel. Les six appels en absence sur son téléphone ne sont-ils pas la preuve que ça l’est ?
[Je vois, tu réponds à ta secrétaire mais pas à ta femme.
Oui, c’est urgent. Ton fils s’est battu à l’école, nous
sommes convoqués, comme je te l’ai dit sur ton répondeur.]
Je lève les yeux sur les grilles de l’école avant de croiser mon regard dans le rétroviseur intérieur, ce qui me tire une grimace. J’essuie le dessous de mes yeux pour effacer une trace de coulure de mon crayon noir et prends le temps d’attacher mes cheveux en chignon pour les discipliner. J’ai passé des heures à m’arracher les cheveux sur un projet pour le boulot et j’ai filé sans passer par la case miroir après l’appel de la directrice.
[Désolé, je ne peux pas me libérer, Chérie. Je vais
essayer de rentrer tôt ce soir. A plus tard.]
En clair, débrouille-toi, je suis Casper. Encore. Je t’en foutrais, moi, du Chérie. J’essaie de me calmer, parce qu’entre mon fils qui se met à frapper ses camarades et mon mari qui s’en fout, je sens mon self-control partir en vrille. Sans compter que j’attends les remontrances de la directrice. Et les explications de Robin. Oh, bon sang, je n’ai aucune envie d’y aller.
Je soupire et sors finalement de ma voiture pour traverser la cour et entrer dans le bâtiment administratif. Je monte le vieil escalier en bois que j’ai déjà bien usé quand il s’agissait de batailler pour que Robin ait une scolarité ordinaire, pour assister aux diverses réunions dont il était le sujet principal, ou encore pour m’entendre dire que c’était trop difficile pour lui, ce qui est faux. Mon fils s’en sort bien, il a le niveau, juste besoin d’être accompagné différemment.
Quand j’arrive sur le palier, je trouve l’amour de ma vie assis à même le sol, recroquevillé sur lui-même. Mon cœur se serre une première fois, avant que cette sensation ne se batte avec la colère qui fait une apparition brutale en constatant sa pommette bleuie alors qu’il lève les yeux dans ma direction. Robin m’observe, attentif à ma gestuelle pour comprendre mon état d’esprit, et se lève pour se blottir contre moi quand j’ouvre les bras dans sa direction. Je le berce un moment, accroupie devant lui, avant de prendre un peu de distance pour lui demander ce qu’il s’est passé. Et mon sang ne fait qu’un tour quand il me donne sa version des faits.
Je sais combien les enfants peuvent être cruels entre eux. C’est vrai, ce n’est pas une nouveauté, mais le constater et savoir que son enfant le vit ne fait absolument pas plaisir. Je me prends une belle claque.
Je me relève quand la porte du bureau de la directrice s’ouvre. En sortent deux gosses et trois parents qui nous jaugent, Robin et moi, du regard. Je pose ma main sur son épaule en faisant de même, et constate que mon petit protégé ne s’est pas laissé faire. Le tee-shirt du petit brun est déchiré et son camarade a la joue griffée. J’imagine sans mal qu’à deux contre un, la version de Robin ne tiendra pas la route, ils vont s’être mis d’accord sur une version, d’autant plus qu’ils ont apparemment été vus ensemble. Peu m’importe, je connais mon fils et il n’est absolument pas du genre à provoquer une bagarre. Trop discret, trop effacé, comme moi à son âge. Ou comme moi, tout court.
— A la semaine prochaine, jeunes hommes. Madame Rosenthal, Robin, vous pouvez entrer.
La directrice ne signe pas, elle n’a jamais fait l’effort d’apprendre les bases, ça en dit long sur son envie d’avoir mon fils dans son école. Heureusement que les enseignants sont plus empathiques qu’elle. J’attrape la main de mon fils et l’entraîne à l’intérieur sans qu’aucun mot n’ait été échangé avec les deux autres familles, et nous nous installons au bureau sans broncher. Je me positionne de telle sorte que Robin puisse me voir signer et il fait de même, tandis que Madame Faure s’installe à sa place. Je jette un coup d’œil à ma montre et soupire en constatant que je risque de manquer ma visio de quinze heures trente si elle passe une plombe à blablater.
— Devons-nous attendre votre mari ?
— Non, on peut commencer. D’ailleurs, si on pouvait faire ça rapidement, j’ai un rendez-vous important dans une heure. Je vous écoute.
Je mens comme une arracheuse de dents, j’ai un peu plus de marge que ça, mais je n’ai aucune envie de m’attarder ici. Je la connais, moralisatrice et jugeante au possible, elle va me gonfler.
— Madame, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Est-ce que vous pensez que c’est normal que votre fils use de son handicap pour se montrer violent et frapper ses camarades, en espérant ne pas se faire punir ? Vous savez que je ne tolère pas la violence au sein de mon établissement !
— Attendez, vous pensez sincèrement que Robin a décidé de s’en prendre seul à deux garçons plus âgés sans raison ? Qu’il s’est levé ce matin en se disant “tiens, si je cognais quelques CM2 à la cantine aujourd’hui !”. Vous l’accusez sans demander sa version des faits ? Vous avez fait pareil avec les deux petits merdeux qui lui cherchaient des noises ?
— Non mais, maitrisez votre langage ! Dans votre position, vous feriez mieux de faire attention à ne pas en rajouter à ce dossier déjà bien embêtant. Je ne sais pas ce que Robin vous a dit… enfin fait comprendre avec ses gestes, mais ce midi, et j’ai des témoins, il a sauté gratuitement sur les deux autres pendant le repas ! Les pauvres ont des coups partout. N’est-ce pas que c’est ce qu’il s’est passé, Robin ? conclut-elle en le regardant et en énonçant cette phrase aussi lentement que si mon fils était un demeuré.
Je bouillonne et m’excuse d’un regard auprès de mon fils. La suite se fera sans signer. Je déteste faire ça, l’exclure de la sorte, mais cette dinde m’agace prodigieusement. Bizarrement, elle était beaucoup moins condescendante la seule fois où Louis est venu avec moi. Elle papillonnait des yeux comme un ado en chaleur et disait Amen à tout.
— Pardon, je peux savoir quelle est ma position, au juste ? Parce que votre façon de faire est tout sauf correcte Qui sont vos témoins ? Deux enfants, copains de surcroît, qui n’osent pas avouer qu’il se sont moqués de mon fils pendant tout le repas en pensant bêtement qu’il est demeuré et ne parviendra pas à lire sur leurs lèvres ? Ou le moment où ils ont renversé son verre dans son assiette ? Pardon, j’ai peur de ne pas bien comprendre, en vérité. Est-ce que s’attaquer à un enfant handicapé est moins grave qu’à un enfant ordinaire ?
— Et vous croyez qu’ils auraient pu faire tout ça sans que le personnel de cantine ne s’en rende compte ? Et pourquoi ne nous l’a-t-il pas dit ?
— Peut-être parce que votre personnel n’est pas un minimum formé à la LSF ? Ou tout simplement parce que, comme partout, vous manquez de personnel ? Quant au reste, je vous suggère gentiment de prendre au sérieux l’attitude de ces gosses. Le harcèlement, ça vous parle ? Si vous aviez pris la peine d’entendre la version de Robin, que vous vous étiez un minimum renseignée auprès de son enseignante, vous sauriez qu’il s’est déjà plaint d’un groupe de CM2. Donc, qu’est-ce qu’on fait ?
— Vous pensez qu’on n’a que ça à faire d’apprendre la LSF sur notre temps personnel ? Ce n’est pas ma faute s’il n’y a personne pour l’accompagner, quand même ! s’énerve-t-elle. On fait déjà l’effort de l’accepter, c’est bien, non ? Robin, vu que ta mère est là, dis-moi ce qu’il s’est passé.
— Je vous l’ai déjà dit ! m’agacé-je. Et arrêtez de lui parler comme s’il était stupide, bon sang ! Et comme si vous nous faisiez une fleur pas possible en l’acceptant dans votre école, tant qu’on y est ! La scolarisation est obligatoire, il a été jugé en capacité de suivre un cursus ordinaire avec des adaptations, vous ne faites que votre boulot, même si je vois qu’en ce qui concerne la discipline, il est plus facile pour vous de taper sur les plus faibles que d’oser contredire le fils de l’adjoint du maire, par exemple.
La Directrice prend un petit air pincé et me regarde comme si j’avais dit la pire bêtise du monde.
— Bien, je vois que cet entretien ne sera pas constructif. On ne va donc pas s’éterniser. Robin, comme pour tes camarades, tu devras me faire une rédaction sur le thème des méfaits de la violence et me la ramener lundi. D’accord ? Et j’espère que vous en parlerez avec votre mari, Madame, parce que lui vous fera peut-être comprendre que ce qu’il s’est passé est grave et qu’être sourd n’excuse pas tout. Des questions, des remarques ?
— Non, on s’en va, dis-je en signant avant de reprendre simplement la parole. J’espère que de votre côté, vous prendrez le temps de discuter avec l’enseignante de Robin. Et j’aimerais que vous arrêtiez de dénigrer mon fils par rapport à son handicap. Pas besoin d’être sourd pour en avoir marre des moqueries et provocations. La preuve, j’ai follement envie de vous insulter, et j’entends très bien. Heureusement que je n’ai pas la maturité émotionnelle d’un enfant de neuf ans. Bonne fin de journée, Madame.
J’attrape la main de Robin et l’entraîne à l’extérieur. Ma maturité a beau être plus élevée que ça, je crève d’envie de la quitter en levant mon majeur dans sa direction. Je suis persuadée que Rachel l’aurait fait, elle, et ça me ferait presque sourire.
Nous gagnons la voiture et je ne tarde pas à démarrer, perdue dans mes pensées. Peut-être que je suis allée trop loin avec elle, mais bon sang, ça ne fait pas de mal. Pour le reste, elle m’a fichue en rogne et je ne décolère pas. Sa façon de faire me dérange, son manque d’objectivité aussi, sans parler de son jugement hâtif. C’est trop facile de ne donner la parole qu’à un parti. En faisant ça, elle choisit son camp, et j’ai beau savoir qu’elle n’apprécie pas de m’avoir sur le dos dès que c’est nécessaire pour Robin, je ne pensais pas qu’elle en arriverait là. Et puis, en parler à mon mari pour quoi faire ? Elle me prend pour une gosse ou quoi ?
Au moment de bifurquer pour rejoindre la maison, j’agis de manière impulsive et poursuis ma route. Bonne idée, finalement. Du moins, d’impliquer le père. Pour le reste, elle peut bien aller se faire voir, cette vieille bique. Je me gare sur le parking pas très loin de l’agence et fais signe à Robin de descendre. Ok, il est perdu et doit se demander ce que nous faisons là. Je lui lance un sourire rassurant et nous entrons main dans la main, sous le regard compatissant de Fabienne.
— Bonjour, Fabienne. Est-ce que Louis est disponible ? Non, rectification, est-ce qu’il est à l’agence ?
Disponible ou non ne changera rien, il verra ma pomme dans les minutes à venir s’il est ici.
— Il est en rendez-vous dans son bureau, oui, répond-elle d’une toute petite voix.
— Bien… Vous pouvez le prévenir que je suis là et que s’il ne me rejoint pas dans la salle de pause, je viendrai frapper à sa porte sans aucun problème ? lui demandé-je poliment.
— Oui, je fais ça tout de suite. Tout va bien ? Je me suis inquiétée pour vous… Enfin, non, excusez-moi, ce ne sont pas mes affaires, je vais le chercher.
— Merci. Et ne vous excusez pas Fabienne, c’est moi qui suis désolée de vous mettre dans cette position.
Elle me sourit avec bienveillance, contourne son comptoir et ébouriffe les cheveux de Robin avant de monter les marches. Nous la suivons en silence, nous arrêtons au premier alors qu’elle poursuit sa route. Une fois dans la salle de pause, je fais signe à Robin pour attirer son attention et dépose un baiser sur son front avant de signer.
— Trésor, ce que je fais, là, n’est pas une sanction, d’accord ? Je ne suis pas d’accord sur le fait que tu aies frappé tes camarades, soyons clairs, mais je comprends que tu en aies eu assez. Tu vas t’installer là-bas et me laisser discuter avec Papa quelques minutes, Ok ?
Robin acquiesce, incertain, et s’exécute. Une fois encore, il doit comprendre que ce n’est pas le moment d’aller à l’encontre de ma demande car il ne rechigne pas. Et il semble bien moins contrarié que son père qui passe la porte quelques instants plus tard et la referme un peu brusquement. Youpi, une nouvelle dispute en prévision !
Louis m’offre malgré tout une seconde de répit en se dirigeant vers Robin, qu’il embrasse avant d’examiner sa joue. Un soupir passe la barrière de ses lèvres lorsqu’il me rejoint.
— Encore ces petits cons du CM2, au cas où ça t’intéresserait, lancé-je simplement en me calant contre la table, les bras croisés.
— Tu as vu la directrice ? Elle a puni les agresseurs de Robin, au moins ? demande-t-il d’un ton un peu las.
— Oui, sauf que pour elle, c’est Robin qui les a agressés ! Parce que notre fils profiterait de son handicap ! Je te jure que je vais me la faire avant la fin de l’année scolaire.
Ok, si j’en viens à parler comme ça, c’est que mon niveau d’énervement a atteint son apogée. Il faut que je me calme… sauf que je ne vois pas comment faire redescendre la pression. Enfin, dans un autre contexte, seule avec Louis, j’aurais bien trouvé, mais comme je suis énervée contre lui aussi, pas dit que ça aurait fonctionné.
— N’importe quoi ! Demain matin, je vais passer la voir et lui dire ses quatre vérités ! Non mais, c’est quoi, ça ? Elle va se retrouver avec un procès pour maltraitance ! Et Robin, il prend ça comment ?
— C’est cet après-midi qu’il aurait fallu être là, Louis, marmonné-je. Et il le prend, pas le choix, cette harpie est décisionnaire. Il va falloir qu’on s’organise pour le garder cette semaine, il ne retournera à l’école que lundi.
— Je… je vais poser ma journée, demain, si tu veux, me surprend-il à dire, un air coupable sur le visage.
— A vrai dire, j’aurais plutôt besoin que tu poses ta journée vendredi, osé-je malgré la surprise. J’ai un rendez-vous super important que j’ai déjà dû décaler, un gros contrat qui me tente beaucoup…
— Vendredi, ça va être compliqué… Je vais voir avec Fabienne ce que je peux faire.
— C’est toujours compliqué, de toute façon, marmonné-je en récupérant mon sac à main. On va avoir un problème si maintenant que je peux enfin mener ma carrière, il faut toujours privilégier la tienne, Louis.
— Je t’ai dit que j’allais voir. Désolé, il faut que j’y retourne, mon client ne va pas attendre tout l'après-midi qu’on se mette d’accord.
Il me laisse comme ça, fait un bisou à Robin avant de retourner dans sa salle de réunion. S’il savait comme je m’en fous de son client, comme j’en ai marre de passer toujours au second plan ! Si je pensais pouvoir trouver un certain apaisement en présence de mon mari, je me suis fourré le doigt dans l’œil, et bien profondément. J’en ai ma claque de devoir toujours faire des concessions, de jouer à la bonne épouse, de porter seule la charge mentale de notre foyer. Vraiment, il va falloir que ça bouge, sinon je ne donne pas cher de ce mariage. Et le pire, dans tout ça, c’est que cette situation avec Louis me fait devenir une petite peste capricieuse. Il y a quelque temps, je l’aurais remercié de me proposer de prendre une journée. Là, j’ai juste cherché à l’enquiquiner, même si honnêtement, j’ai besoin de mon vendredi.
Je ressors de l’agence encore plus agacée que lorsque j’y suis entrée, et grimace quand j’en viens à me dire que j’aurais bien aimé croiser Hugo. C’est quoi, cette pensée ? Et pourquoi est-ce qu’elle s’est imposée à moi comme ça ? Le pire, c’est que ça aurait sans doute été une très mauvaise chose, énervée comme je le suis. Oui, il est bien possible que depuis notre déjeuner en tête à tête, l’employé de Louis fasse fréquemment des irruptions inopinées dans mon esprit… Je vais virer dingue, je crois. Comme si je n’avais pas assez de soucis comme ça, si en plus je dois gérer mon attirance physique pour un autre homme que le mien…
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