25. Allô Papa, ça tangue ici

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Oriane

J’observe Monsieur De Beausse, le grand-père de la fleuriste avec qui j’ai travaillé il y a quelque temps, étudier avec attention le dossier que j’ai préparé en fonction de ses demandes pour booster la visibilité du site Internet que sa petite fille a créé pour sa librairie. Je ne l’avais même pas visitée physiquement que j’étais déjà tombée amoureuse du lieu. Un genre de décor à la Harry Potter, un endroit cocooning où je me verrais bien m’installer pour lire pendant des heures. Alors je lui ai préparé une ébauche de remise à neuf de son site, allant même jusqu’à redessiner son enseigne, sur un thème plus mystique. La fleuriste est sûre que ça lui plaira, mais pense que sa grand-mère, elle, aura plus de mal à accepter

Je ne dirais pas qu’il semble conquis, mais je remarque ses mimiques surprises, ses petits sourires en coin, ses froncements de sourcils.

— Vous m’excusez une minute ? Je vais aller montrer tout ça à ma femme.

— Bien sûr, souris-je. Je vous attends.

Il quitte sa cuisine et je me surprends à croiser les doigts pour que Madame soit emballée, ou tout du moins d’accord. Ce vieux couple est adorable, mais elle gère tout et c’est elle qui aura le fin mot de l’histoire. Je profite de ce petit moment en solitaire pour récupérer mon téléphone que j’ai entendu vibrer à plusieurs reprises dans mon sac à main, non sans me dire que je suis contente d’avoir enfin pu me déplacer, et que j’adore bosser avec de petits commerçants qui m’accueillent chez eux, au-dessus de leur boutique, entre deux clients. Et que j’adore bosser tout court. Plus je me remets dedans, plus j’en veux. J’adore ce que je fais, et si je ne regrette pas d’avoir mis tout ça de côté pour m’occuper de Robin, il est grand temps que je me développe. Le bouche à oreille, c’est bien, mais j’ai envie d’avoir aussi une réputation, d’être débordée, de pouvoir choisir mes contrats tellement il y aura de possibilités.

J’arrête de rêver en constatant que j’ai plusieurs appels manqués de l’école. Qu’est-ce qui s’est passé, encore ? J’espère que les petits cons de CM2 n’ont pas à nouveau poussé le bouchon avec Robin. Mon dieu, il suffit de ça pour que mon stress grimpe en flèche, et je me dépêche de rappeler en espérant qu’ils ont réussi à contacter Louis puisque je ne répondais pas. Une grimace s’imprime sur mon visage en entendant la voix de la d irectrice. Youhou…

— Bonjour, Madame Rosenthal à l’appareil. Vous avez essayé de me contacter ?

— Ah, enfin vous me rappelez ! Vous savez, les téléphones, s’ils sont portables, c’est pour qu’on puisse les avoir avec soi et qu’ils ne soient pas abandonnés dans un coin ! Votre fils est malade et il faut venir le chercher, conclut-elle sèchement.

— Robin est malade ? Qu’est-ce qu’il a ? Est-ce que vous avez essayé d’appeler mon mari ?

— Votre mari ne répond pas, j’imagine qu’il travaille. Votre fils a de la fièvre. Et vous savez, comme il ne parle pas, on a du mal à savoir si c’est grave ou pas.

— Moi aussi, je travaille, figurez-vous, m’agacé-je face à son ton sec. Nous sommes allés à la piscine hier et il pleuvait lorsqu’on est sortis, il a dû attraper un coup de froid. Vous êtes certaine que ça ne peut pas attendre la sortie de l’école ?

Me voilà en mère indigne… mais ça ne peut pas être bien grave. Il avait un peu mal à la gorge, ce matin, c’est un enfant, ils chopent tout ce qui passe… et j’ai vraiment envie de décrocher ce contrat, bon sang.

— Ah non, la procédure quand il y a de la fièvre, c’est que les parents viennent rechercher leurs enfants. C’est peut-être plus grave qu’il n’y paraît. Si vous ne venez pas, on va appeler les pompiers qui l’emmèneront à l’hôpital.

— Ne faites pas ça, il va paniquer… Je… je vous tiens au courant.

Je lui raccroche au nez et m’empresse d’appeler Louis sur son portable. Évidemment, répondeur. Une fois, deux fois, je lâche l’affaire à la troisième et soupire lourdement. Je suis à quasiment trente minutes de route, j’ai déjà reporté ce rendez-vous deux fois, ça pue pour le professionnalisme si je m’en vais au beau milieu de ma présentation, alors je tente ma chance à l’agence. Au moins, je saurai ce que fait Louis.

— Bonjour, Fabienne, c’est Oriane. Pourriez-vous me passer Louis, s’il vous plaît ?

— Cela va être compliqué, il est en réunion, là. C’est urgent, Oriane ?

Mon mari passe sa vie en réunion, ça m’épuise. Ou c’est son manque de disponibilité qui m’éreinte…

— Robin est malade et je suis à trente minutes de route, en rendez-vous pour un contrat. La directrice veut qu’on aille le récupérer. J’ai vraiment besoin de lui parler, s’il vous plaît… Il ne répond pas sur son portable, pour changer.

— Je vais lui demander de vous rappeler, soupire-t-elle. Il risque de ne pas être de bonne humeur, je vous préviens.

— J’ai l’habitude, je vis avec lui depuis dix ans. Qu’il le fasse, et vite, sinon c’est moi qui serai de mauvaise humeur. Désolée de vous mettre encore dans cette position, Fabienne.

Je dépose mon téléphone sur la table en soupirant et conjure mentalement Louis de me rappeler rapidement quand la porte s’ouvre dans mon dos. Monsieur De Beausse se réinstalle face à moi et me lance un petit sourire que je ne parviens pas à analyser. Bon sang, il faut que je me reconcentre sur ce projet, ça ne va pas être de la tarte, parce que je sais d’avance ce que va donner ma conversation avec mon mari, si tant est qu’il me rappelle avant de rentrer à la maison ce soir.

— Alors ? souris-je. Est-ce que Madame est convaincue ?

— Pas totalement. Il y a des points sur lesquels nous avons besoin de précisions, répond-il doucement. Par exemple, sur l’enseigne, vous pouvez nous expliquer ce que vous avez voulu faire ? On dirait des signes cabalistiques…

— Pour être tout à fait honnête avec vous, quand votre petite fille m’a envoyé les photos de votre librairie, j’ai eu l’impression de débarquer dans Harry Potter. Tout ce bois, le côté sombre et chaleureux des lieux, ça m’a ensorcelée. Vous voyez ? Je me suis inspirée de l’ambiance, mais si l’enseigne ne vous plaît pas, je peux la retravailler et vous faire une autre proposition. Pardon, soufflé-je en récupérant mon téléphone. Est-ce que je peux m’éclipser une minute ? Je dois prendre cet appel.

— Bien entendu, si c’est important, allez-y.

Je lui lance un merci en me levant déjà et quitte la cuisine pour avoir un peu d’intimité. Bon, un couloir, ce n’est pas l’idéal, mais je n’ai pas trop le temps de chercher un coin plus éloigné et ce ne serait pas très poli.

— Louis… Merci de me rappeler. Fabienne t’a expliqué ou pas ?

— Oui, mais tu sais que si je coupe mon portable, c’est que j’ai un rendez-vous important ? Il faut que tu ailles le chercher, Chérie, on ne peut pas abandonner Robin comme ça, à l’école.

Ben voyons… Je tente de rester calme et de ne pas trop hausser le ton pour ne pas être entendue et aussi, je l’avoue, pour que Monsieur Rosenthal ne se sente pas agressé.

— Je suis aussi en rendez-vous important, et à trente minutes de la maison, Louis. C’est celui que j’ai déjà repoussé deux fois, s’il te plaît…

Je déteste la pointe de supplication qui perce dans mon timbre, mais j’ai vraiment besoin que, cette fois, il choisisse la famille plutôt que l’agence. Après une dizaine de jours à faire des efforts, à savoir ne pas rentrer à des heures indues et petit-déjeuner avec nous au moins un matin sur deux, il faut que, pour une fois, il me fasse passer moi et mon boulot avant lui et son agence.

— Je ne peux pas, Oriane. Je suis déjà gêné d’être sorti de ma réunion, mais cette fois-ci, il faut que tu y ailles. Promis, la prochaine fois est pour moi.

Il vient de me couper la chique. Honnêtement, j’avais espoir que quelque chose ait réellement changé, mais je me rends compte qu’une fois encore, c’est trop lui demander.

— Et moi ? Ça ne te dérange pas qu’une fois encore, je doive lâcher mon potentiel client ? Bon sang, j’y ai cru, Louis… mais à la première obligation, tu te défiles encore. T’en as pour vingt minutes à faire l’aller-retour, vingt-cinq grand maximum !

— Et après, je fais quoi avec lui, hein ? Je fais ma réunion en pouponnant ? Je ne me défile pas, je te demande juste de prendre ce tour et moi, je fais le suivant. C’est ça l’équilibre, non ?

— Ça fait dix ans que je prends ce tour ! Louis, je t’en prie, j’ai vraiment envie de bosser avec cette librairie, il faut que j’arrive à convaincre la propriétaire. Son mari a l’air tenté, je… J’arrive pas à croire que je sois obligée de te supplier, soupiré-je, blasée.

— Ecoute, là, je n’ai pas le temps de te parler plus que ça. Tu as voulu garder cet enfant, il faut t’en occuper maintenant. C’est tout. Il faut assumer. A ce soir. Je rentre aussi tôt que possible. Je t’aime, dit-il avant de raccrocher.

Je t’en foutrais, moi, des “je t’aime”. Je n’arrive pas à croire qu’il soit allé jusque là pour une putain de réunion. Il a mal vécu mon abandon du lit conjugal, la dernière fois ? Je doute qu’il apprécie que je le vire de notre chambre, mais ça va me faire un bien fou et il l’aura largement mérité ! Quel petit con !

J’inspire profondément et envoie un message à Rachel pour lui demander si elle serait disponible pour aller chercher Robin à l’école. Manque de chance pour moi, elle ne répond pas et, si c’est le cas, c’est qu’elle est en rendez-vous. J’hésite à appeler mes beaux-parents, mais je pourrais récolter des réflexions aussi désagréables que celle de Louis pendant des semaines. J’y crois pas… Je vais encore devoir plier.

Je retourne à la cuisine en me disant que je fais tout ça pour Robin, et j’ose espérer que mon potentiel client, ou futur ex potentiel, va comprendre.

— Je suis vraiment désolée, Monsieur De Beausse, l’école de mon fils m’a appelée pour que j’aille le récupérer, il est malade et je n’ai personne pour y aller à ma place, m’excusé-je.

— Vous nous quittez ? Mais… Bien, comme vous voulez… C’est juste que je préfère être honnête avec vous. On a rencontré un jeune homme ce matin qui nous a fait une proposition. Moi j’aurais aimé traiter avec vous, mais ma femme préfère ce qu’il nous propose. C’est plus classique… Bref, bon courage avec votre fils.

Dans un autre contexte, j’aurais argumenté, cherché à convaincre sa femme, mais Robin m’attend à l’école, parce que soyons honnête, il sait qu’il y a peu de chance que ce soit son père qui le récupère.

— J’aurais moi aussi beaucoup aimé travailler avec vous. J’adore votre librairie… J’espère que vous apprécierez le travail effectué par mon concurrent et je suis vraiment désolée de devoir partir. Bonne continuation, Monsieur De Beausse.

Je lui souris sans doute plus tristement que je ne le voudrais et rejoins l’escalier qui me permet de sortir de l’appartement. Je ne traîne pas à prendre la route, partagée entre bien trop d’émotions pour pouvoir tout analyser là, maintenant. Cependant, ce qui prime, outre le petit soupçon de culpabilité d’avoir voulu rester ici et privilégier mon boulot plutôt que d’aller récupérer mon fils, c’est surtout la rancœur. Louis me demande son soutien et c’est ce que je fais depuis qu’il a décidé d’ouvrir sa propre agence, mais il ne m’apporte pas le sien en contrepartie. Il s’en fiche totalement de ce que je fais, tant que je m’occupe de son petit quotidien et de mon fils.

La réflexion de Rachel à la piscine me revient en tête quand je me gare devant l’école. Je veux bien penser un peu à moi, mais dans ce contexte, comment je peux faire ? Elle est mignonne, elle…

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