No Man Is An Island Entire of Itself

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Vous savez, c'est bête un pigeon. On dirait pas comme ça, avec leur orientation parfaite, leur sixième sens exceptionnel… Mais, oui, c'est bête un pigeon. C'est si bête que j'y dévoue tout mon temps, c'est-à-dire la seule chose dont je ne manque pas.

C'est mon Papy qui m'a initié à la colombophilie. Un jour, quand j'avais neuf ans trois quarts et que je jouais à la gameboy, il est venu me trouver, il m'a regardé droit dans les yeux, son regard est devenu un de ces demi regards brisés, résignés… Avec ce regard flasque et une voix aplatie sous le poids de ce qu'il allait dire, il m'a annoncé : « Gamin, si tu aimes un pigeon, il te le rendra toujours. » Moi j'ai répondu avec humour : « Mais un pigeon, c'est qu'une bête bête. » Alors, nous avons fait silence, il a baissé les yeux pour jeter un coup d'oeil à son annulaire gauche annelé d'une marque de vide, d'un manque dont il devrait faire l'expérience le restant de ses jours. Il a murmuré : « Justement, un pigeon, ça t'abandonnera jamais. » Donc, depuis ce jour, je m'occupe de pigeons.

Pendant les dix années suivantes, c'était pigeon. A la maison, pigeon. Au parc, pigeons. A table, pigeons. Avec Papu, on nourrissait les emplumés et même qu'on se retrouvait recouverts de fiente. Dans les couloirs du lycée, je ne passais pas inaperçu : j'étais une grosse tâche noire et blanche qui crachait des plumes. Du coup, les camarades m'ont donné un petit nom : « Colonduku. » A la rentrée, ça aurait été défier Dieu lui-même que d'essayer de me différencier de mes camarades à fiente. Moi j'aimais bien, ça faisait que j'avais un sujet de conversation avec tout le monde dans mon lycée. Emballer de la donzelle, c'était pas de la tarte. En même temps, on peut pas dire que « Hé, tu veux voir mes pigeons ? » soit une phrase particulièrement excitante. A un moment, j'ai juste arrêté. Même les cours, j'y pigeais rien. C'était bavard et pis ça roucoulait jamais. Donc, j'ai établi un système absolument génial : « si je n'ai pas besoin de le faire, je ne le fais pas, si je dois absolument le faire, je le fais vite. » Solution radicale contre la perte du temps. Trop efficace. Bref, moi, si c'était pas pigeon, je pigeais pas.

Mon pigeon du moment, c'est Poitrébo, un biset rachitique et pas malin. Il peut pas manger sans moi, et si jamais je partais du jour au lendemain pour faire Dieu ne sait quoi avec Dieu ne sait qui, il crèverait tout seul dans sa cage et personne n'en aurait rien à faire. Ca, c'est mon job : en avoir quelque chose à faire. Là, tout de suite, mon Poitrébo est dans sa cage, il attend son repas. J'vais pour le nourrir. Mon jardin, c'est une grande volière et quelques centimètres carrés de gazon. De loin, on dirait un genre de bulle, coupée du monde, comme une île sur terre. J'ouvre la porte de sa cage. Je me saisis du du petit sac de graines haut-de-gamme posé par terre. Presque vide, pas grave, j'en reçois un autre très bientôt. J'y dis : « Poitrébo, ça va manquer de rab ! » Je m'approche, il roucoule, je m'approche, il roucoule, je m'approche, il roucoule, je m'approche, il roucoule, je le caresse, il roucoule. Je verse ses graines là où y faut et je m'assois à même le sol. Je sais pas pourquoi mais quand je le regarde manger, ça me fait un truc. Dans ma tête, je me dis : « C'est ça, mange, j'espère que ça te plaît, que tu serais le plus gras des pigeons, que tu choperas de la pigeonne, que tu serais là plus longtemps que tout le monde, même que moi. » Il roucoule. Quand il finit, je le prends dans ma main. Il est tout petit, genre petit vieux. Pff, ça fait si longtemps que ça ? Sept ans ! Pour un biset, c'est vieux, même plus vieux que tous les autres bisets que j'ai eu avant lui et qui m'ont quitté. Il roucoule. Ca vibre dans ma main, c'est comme un mini-radiateur.

C'est bête un pigeon, ça se comprend. Un pigeon, ça mange, ça défèque, ça vole, ça roucoule et ça se reproduit. Que demander de plus ? Dans cette cage, nous deux, loin du monde, on se dit qu'on sera là pour toujours, que pour toujours il va roucouler, que pour toujours je le tiendrais, que pour toujours il va me réchauffer. Il a pas le choix. Sans lui, je suis qu'un autre gars. Sans moi, c'est qu'un autre pigeon.

Bon, là vous allez me demander : « Mais, chef, t'es pas marié ? Tu fais comment pour t'occuper d'un pigeon alors que t'es qu'un vieux type rachitique et pas malin ? » Bah, faut comprendre que moi et les gens, ça fait sept milliards. Du coup, je fabrique des trucs chez moi et je les vends. Ca fait passer le temps et ça a son petit succès, mine de rien. Je fais des biscuits, des jouets, tout ce qui faut pour s'occuper d'un oiseau, pigeon ou pas pigeon. Avant, je sortais pour faire mes livraisons. Mais maintenant, il fait trop froid. Et les couples mariés, et les vieux avec leurs petits-enfants, et les gens qui rient et que s'ils meurent on serait triste pour eux et qui ont marqué le monde… Et tout le reste. Tout ça, c'est horrible. Parce que quand on fait une erreur, c'est pour toujours, et quand on blesse sa femme ou ses enfants, c'est pour toujours, et quand on se trompe ou qu'on abandonne, c'est pour toujours. Mon pigeon, il est simple. Je sais pas ce que c'est, mais c'est dur d'aller vers les autres. Du coup, mon Poitrébo il se met entre moi et les autres pour me protéger. Mais entre lui et moi, y a personne.

Là, je vais récupérer mon colis. Des graines, belles et tout. Je fais le chemin de la cage à la porte et j'ouvre et je baisse les yeux et je rougis et je signe et je prends et je ferme et je tremble et je respire et je souffle et je me dis que le facteur y se souviendra pas de moi et que j'ai été lourd et bête et stupide et bizarre et que ça m'embête et que si je meurs tout seul dans ma cage personne n'en aura rien à faire de moi et que tout ça n'a aucune importance parce que j'ai reçu les graines pour Poitrébo. Si je meurs, c'est à lui d'en avoir quelque chose à faire.

Bref, j'y retourne. Tiens, ça m'étonne. Il est pas là. La cage est ouverte. Bah. Quoi ? Hein ? Je retourne dans sa cage, je vérifies tout, encore et encore et ça me prends une heure au bas mot. « Poitrébo ! POI-TRE-BO ! » Deux heures et trois heures et quatre heures et cinq heures et dix heures et quinze heures et trente heures et soixante heures et cent vingt heures et deux-cent quarante heures et quatre-cent quatre-vingts heures et toujours rien. Et je regarde le ciel et ça brille. Y a du bleu, y a du blanc et y a des rires dans la rue. J'ai envie de crier : « Comment vous pouvez rire alors qu'il n'est toujours pas revenu ?! » Le soleil tape, il fait froid et le vend souffle et moi je reste là dans mon jardin et j'attends. Le pire, c'est de se demander : « Il mange bien ? Il a de bonnes graines là où il est ? » Et j'attends. Ca me fend le coeur de l'imaginer là, laissant comme une traînée de plumes partout sur le sol parce qu'il se serait pris dans un fil électrique, ou imaginer qu'un faucon l'a tué et je le déteste ce faucon.

Le gazon sur lequel je m'assois pue. Des petites bêtes me montent dessus. Le soleil brille et les gens rient. Et j'attends. C'est bête un pigeon. Pourquoi il reviendrait ?

Quand mon Papy me disait qu'un pigeon c'était comme un puits sans fond qui vous rendrait tout l'amour que vous jetteriez dedans, c'était peut-être lui le bête. Je me mets à rire. Et moi et les gens, on rit, et le soleil brille et les oiseaux gazouillent et je pleure en riant comme un idiot. Je cris et je ris et je pleure. Il est parti. Mes pigeons, ils meurent mais ils partent pas. Je les enterre dans mon jardin et j'en achète un autre. Mais celui-là, le Poitrébo, il m'a quitté.

Je fixe le soleil pendant quelques minutes. Je baisse les yeux. Le soleil brille. Je murmure : « Au fond, ça a servi à rien tout ça ? » Un pigeon, c'est un puits sans fond. Ca roucoule, ça défèque, ça roucoule, ça se reproduit ça mange et ça roucoule. Oh, et c'est bête. Mais bon, pas plus qu'un homme qui lui dévoue toute sa vie, un homme qui s'est fabriqué une cage rien que pour lui et qui reçoit tout son amour de pigeons, un homme recouvert de fiente, un homme qui baisse les yeux, un homme qu'on oubie.

Avec les gens qui rient et le soleil qui brille et les oiseaux qui gazouillent, c'est comme si on m'arrachait le coeur, qu'on le piétinait, qu'on tuait quatre pigeons, avec le vent ça tape et mes cheveux recouvrent mes yeux et les rires continuent et moi j'attends et tout ça, pour une fois, ça fait du bien.

« J'ai pas changé le monde, mais si vous voyez ce pigeon, qu'il est sale et rachitique, souvenez vous de moi, souvenez vous que je lui ai donné ses premières graines et que je lui ai permis de s'envoler et qu'au fond c'est déjà bien et que surtout il est très chaleureux mais que c'est un puits sans fond et que si vous le prenez dans vos bras, la même chaleur qui m'a réchauffé vous réchauffera aussi et que moi je le saurais et que j'aurais un peu moins froid à savoir que, même si vous et moi on se connaît pas et que vous comprenez pas de quoi je parle, vous m'entendez, juste ça, juste qu'il y n'y a qu'un pigeon entre nous. »

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