Partie 3
Sans le lâcher, elle enjamba le garde-corps et l’obligea à faire de même, les yeux brillants. De sa main libre, il se retint à l’un des barreaux, la forçant à se tourner vers lui. Sous eux, l’écume grondait et éclaboussait les pierres dépassant de l’eau.
- C’est là que tout se termine, petit humain. Ensemble pour l'éternité dans l’étreinte des flots, ricana-t-elle en souriant jusqu’aux oreilles. Allez viens, n’aie pas peur. Tu n'es pas seul, je suis avec toi. Pour toujours, murmura-t-elle à son oreille. Viens…
Elle se laissa tomber, l'entraînant avec lui. Il sentit sa main s'arracher de la barre tandis qu’il chutait en direction du vide. Le rire de la jeune fille l’atteignit à peine tant le vent sifflait à ses oreilles. Elle le tenait toujours, mais son poids de pierre ne l'empêchait pas de se sentir soudainement léger. Comme libéré de tous ses problèmes. Elle avait raison, c’était finalement si simple, si facile.
Ce fut un coup de tonnerre qui résonna en lui tel un feu ardent qui le ramena à la réalité. S’il ne faisait rien, il allait mourir noyé par une horrible folle furieuse. Était-elle seulement humaine ?
Dans un ultime effort, il tendît sa main vers le haut, vers le pont, vers la vie. Ses doigts ne sentirent que du vide tandis qu’il continuait sa course vers le fleuve, entraînée par la jeune fille. Cette dernière ne lui avait jamais semblé aussi rayonnante qu’en cet instant. Libre de toute attache, en paix avec elle-même, portée par le vent pour être accueillie par l’écume.
Alors que les eaux semblaient se rapprocher inexorablement, sa main agrippa le rebord du pont, arrêtant brusquement leur chute. Secoué, il serra de toutes ses forces la pierre sous ses doigts, priant pour ne pas lâcher. La jeune fille se tenait toujours fermement à son poignet gauche et arborait maintenant une moue déçue.
- Tu retardes l’inévitable. C’est peine perdue, il est déjà trop tard. Laisse-moi t’emmener avec moi !
- Hors de question ! Je ne t’appartiens pas... et surtout je veux vivre !
- Non, c’est faux ! Tu es à moi, à moi et à moi seule. À personne d’autre. Personne ne te prendra à moi. Jamais !
Elle se mit à se balancer, dans l’espoir de le faire lâcher prise. Ses yeux avaient perdu leur lueur de joie pour ne plus être que jalousie.
- Laisse toi tomber, tu n'as pas le droit de chercher à partir. Non, tu n'as pas le droit. Pas le droit, répéta-t-elle en continuant ses balancements.
Romain préféra ignorer ses divagations, toute son attention tournée vers sa faible prise sur le pont. Si elle n’arrêtait pas, il allait lâcher, c’était sûr. À chaque mouvement, ses doigts glissaient sur la pierre. Lentement mais sûrement il se dirigeait vers le fleuve. De cette hauteur, la chute le tuerait bien avant qu’il n’atteigne la surface.
Le tonnerre résonna de nouveau et quelques gouttes d’eau tombèrent sur son visage. Transi de froid, il sentit à peine la fraîcheur de leur passage lorsqu’elles coulèrent dans son cou. D’autres gouttes suivirent tandis qu’un éclair zébrait le ciel dans un fracas assourdissant. L’orage était maintenant juste au-dessus d’eux. Avec la pluie qui arrivait, il ne parviendrait jamais à remonter sur le pont. Et avec le poids mort qui lui enserrait toujours le poignet, il n'avait pas la moindre chance.
À son grand étonnement, elle avait arrêté ses balancements à la première goutte et son visage exprimait maintenant une horreur sans nom. Le tonnerre et les éclairs redoublèrent, mêlant le vent à la partie. La pluie se mit à tomber par petites gouttes régulières, déclenchant des gémissements chez la jeune fille. À mesure que l’averse s’intensifiait, ses plaintes gagnaient en force, jusqu’à devenir des cris de douleur. Des cloques se formaient sur chaque centimètre de sa peau à découvert dans ses vêtements trop larges.
Sous les yeux effarés de Romain, il vit les pieds de la jeune fille commencer à devenir translucide. Il pouvait presque apercevoir le fleuve en contrebas à travers eux. Même le mince rayon de soleil qui passait au travers des épais nuages ne l’atteignait plus.
Elle n’était maintenant que lamentations, loin de son attitude terrifiante de tout à l’heure. Seuls ses traits cernés se distinguaient sur sa peau abîmée. Dans un geste qui sembla lui demander un effort immense, elle releva la tête vers lui, le regard vide.
- Prends le, murmura-t-elle d’une voix faible. Prends le…
Elle leva le bras qui ne le tenait pas, tendant vers lui son téléphone blanc, si cher à ses yeux.
- Quoi ? Non ! Laisse moi remonter ! Lâche moi !
- Tu vas pouvoir vivre, malheureusement. Mais prends le, s’il te plaît. Prends le…
Avant qu’il n’ait le temps de dire quoi que ce soit, elle le lui mit dans la main. Instinctivement, il resserra ses doigts dessus, sentant la chaleur de l’appareil pulser dans sa paume.
- Vis petit humain, vis, ricana-t-elle dans un dernier sourire.
Et elle le lâcha enfin, se laissant tomber dans le vide. À mesure qu’elle se rapprochait du fleuve, Romain vit sa peau et ses vêtements disparaître peu à peu jusqu’à ce qu’il ne reste aucune trace d’elle. Elle avait disparu avant de toucher l’eau.
Délivré du poids qui l’empêchait de remonter, il s’empressa de regagner le pont. La pierre était glissante entre ses doigts et ses mains éraflées ne lui facilitaient pas les choses. Plusieurs fois il crut que sa dernière heure était arrivée, mais il parvint finalement à atteindre la rambarde du pont. Il avait échappé au pire.
Une fois en sécurité loin du bord, et sous une pluie diluvienne, il ressortit le téléphone qu’elle lui avait donné avant de se laisser tomber. Malgré tout ces évènements, il s'en était sorti indemne. Il n’était même pas mouillé !
L’écran s’illumina soudainement, affichant deux photos à l’écran. La première le montrait clairement, les yeux un peu hagards et la tête soutenue par la jeune fille. Cette dernière était collée à lui, un grand sourire sur le visage. Mais ce n’était pas la joie presque malaisante qu’elle dégageait qui l'interpella. Non, ce fut le corps quasiment transparent de cette dernière, laissant voir le pont à travers elle.
C’en était plus qu’il ne pouvait supporter dans une même soirée et il se laissa glisser au sol alors que la seconde photo prenait place. Elle représentait sa chère Sarah, au bord du pont, se laissant tomber. La photo semblait avoir été prise dos à elle. Ainsi cette folle avait raison, il était déjà trop tard pour sa petite amie. Il avait échoué, une fois de plus. Elle avait eu besoin de lui et il l’avait laissée, encore. Elle était partie pour toujours par sa faute.
S’il avait fait plus attention à elle, s’il avait un peu plus essayé, si il avait pris soin d’elle… Elle serait encore là avec lui, à ses côtés, comme avant.
L’orage redoubla de violence, accompagnant sa litanie intérieure tandis qu’il pleurait sa précieuse Sarah. Le laissant là, seul et perdu au milieu de la tourmente, le téléphone blanc serré contre son coeur.
- Ne t’en fais pas, tu n'es pas seul, je suis là Romain. Tu la rejoindras bientôt, fais moi confiance, ce n’est qu’une question de temps.
Comme un murmure dans le vent, ces paroles résonnaient sur le pont comme une douce promesse porteuse d’espoir.
Dans les villes et les villages, il existe une rumeur qui traverse les âges depuis que l’homme à inventé le moyen de communiquer de manière quasi-instantanée malgré la distance.
Celle d’un téléphone blanc maudit, se nourrissant de la souffrance et du désespoir de son possesseur. Le poussant à commettre l'irréparable pour qu’enfin tout s’arrête.
Mais ce que peu de personnes savent, c’est que ce téléphone n'est pas la fin, il n’est que le début.
On murmure que si vous vous retrouvez seul dehors en pleine nuit et que vous croisez une personne en pleurs ayant à la main un téléphone blanc, votre dernière heure est venue. Nul ne sait ce qui arrive à ceux qui s’en approchent.
Mais on dit que ces apparitions aussi belles que dangereuses seraient en réalité les âmes dévorées par le téléphone ivoire. Qu’elles reviendraient d’entre les morts chercher vengeance, entraînant d’autres personnes dans leur sillage funeste.
Retrouvé toujours intact près des corps, le téléphone maudit passe de main en main, se modernisant seul pour mieux toucher le cœur des gens, jusqu’à atteindre sa prochaine proie et ainsi recommencer le cycle.
Alors si vous tombez sur un téléphone ivoire sans aucune fêlure et possédant les dernières nouveautés, ou un inconnu en pleurs avec un de ces appareils par une nuit noire, fuyez sans vous retourner si vous ne voulez pas être sa prochaine victime.
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