Pandémie

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Plus vite encore que la peste se répandit la nouvelle de cette croisade. On rapporta les paroles de Heinrich aux nobles seigneurs enfermés dans leurs châteaux pour éviter l'épidémie. Ceux-ci furent séduits par l'éloquence du personnage, et convinrent que peut-être l'extermination des sorciers mettrait fin à la maladie. Aucun d'entre eux n'était assez crédule pour le croire, mais au moins partir en guerre leur ferait regagner le respect de leur peuple.
Il était toutefois beaucoup d'aristocrates encore qui suivaient bel et bien Kramer par conviction, pensant faire là leur devoir envers le Divin. Cette peste surnaturelle avait déjà atteint quatre personnes sur dix dans la plupart des villes, difficile de ne pas croire que la Fin des Temps était sur eux, et qu'il était temps d'une dernière grande bataille pour assurer le salut de leurs âmes. Le seigneur Fernand de Schiltberger, qui était hélas trop vieux et impotent pour partir guerroyer, envoya ainsi l'intégralité de sa famille et de ses serviteurs suivre la croisade. Il ordonna même à son fils et héritier, Wilhelm de Schiltberger, de porter à Kramer l'étendard qu'il lui avait fait confectionner. L'agitateur accepta ce présent en promettant au seigneur Fernand que le Divin n'oublierait pas sa dévotion, et il fit de Wilhelm son porte étendard attitré. Sur cet étendard l'on pouvait voir un arbre stylisé argent sur fond de sable d'où coulait un flot de gueule, avec inscrit en lettres d'argent: «Heinrich Kramer, prophète Institoris.»
Institoris était un terme ancien renvoyant aux saintes écritures. Kramer s'en était de lui même revendiqué, et on ne l'appelait plus qu'ainsi désormais.
Des dizaines d'autres seigneurs lui promirent des armées, des centaines de chevaliers accoururent, mais surtout vinrent les roturiers, les gens simples, les manants. Armés de lances de fortune, de boucliers et d'épées, ils furent très vite des milliers à le suivre à chaque instant, couvrant l'horizon de la masse de leurs corps dévoués et du poids herculéen de leurs âmes dévotes. Ils étaient tous prêts à mourir pour la gloire du Martyr et pour le Divin, et tuer ne les effrayait d'aucune manière, si bien que leur sillage fut semé de mort et de destruction, laissant des montagnes de cadavres calcinés derrière eux dans leur cheminement inarretâble vers les montagnes de l'est.

C'était là que s'étaient réunis la plupart des sorciers, lâches et fuyant la juste vindicte des humains. L'Institoris le savait du Divin lui même, disait-il. Là, dans un repaire taillé à flanc de falaise, une sorcière infâme nommée Franziska Schrei dirigeait un conclave de sorciers aidés par des hordes d'hérétiques et de traîtres à l'humanité elle même.
À la vérité, cette Franziska était avec ses collègues rescapés des universités de magie, toutes pillées et ravagées dès le début de l'épidémie, occupée à continuer les recherches sur la magie. Elle cherchait également un remède contre la peste, mais ne s'en préoccupait que de manière secondaire. Cette femme impitoyable était à l'heure actuelle la plus puissante sorcière du monde connu, après que les grands magiciens soient soit morts sur le bûcher, soit de la maladie, soit tués par elle qui voulait dévorer leurs âmes pour s'accaparer leur pouvoir. Il en avait toujours été ainsi parmi cette race particulière qu'étaient les sorciers. Ces élus mégalomanes, touchés par la grâce d'une malédiction indescriptible, obsessionnels et bornés. Franziska n'avait pas été suffisamment sourde toutefois pour manquer d'entendre parler de l'Institoris qui accourait dans sa direction. Heinrich Kramer aurait pu attendre plus longtemps que les soutiens de tout le pays viennent renforcer son armée jusqu'à être invincible, mais il avait préféré se jeter avec des forces moindres sur la forteresse de Franziska Schrei, redoutant sans doute que s'il lui laissait plus de temps elle ne trouve un quelconque stratagème pour le contrecarrer.
Elle se vit donc forcée de réunir des forces conséquentes à toute vitesse pour lui faire face. Elle fit appel à un grand nombre de nobles locaux peu scrupuleux en les dupant pour leur faire croire qu'elle possédait l'antidote capable de les protéger de la peste, ou encore jouant sur d'anciens serments d'assistance que lui avaient fait des chevaliers. Dans un cas comme dans l'autre, les accords étaient signés avec des contrats enchanté, marqués sur de la peau humaine tannée et gravés de runes de sang. Les signataires n'eurent d'autre choix que d'obéir à leurs serment et d'engager leurs propres troupes au service de la magicienne, sans quoi ils risquaient de maudire leur sang et leurs âmes.
L'armée hétéroclite et abracadabrante se réunit dans les montagnes de l'Ostberg, dans une forteresse taillée à flanc de massif nommée Exenschloss. C'est là que Franziska Schrei et ses nombreux camarades sorciers tenaient leurs expérimentations impies, protégés par cent onze guerriers prétoriens venant des anciennes universités de magie. Ces soldats d'élite à la botte des mages étaient d'anciens criminels délestés de leurs âmes pour servir leurs maîtres occultes sans aucun questionnement. Les magiciens étaient des êtres décadents de nature, et affamés d'âmes humaines, ce qui les avait toujours mené à avoir des ennemis, dès bien avant l'épidémie. Ces prétoriens sans âmes leur servaient alors à mettre une distance entre leurs personnes et le peuple vindicatif. Cette fois ils n'étaient pas assez nombreux cependant.

Franziska Schrei n'était pas une guerrière ni même une stratège. Elle se considérait comme une scientifique, ce qui n'était vrai que selon une image pervertie au plus haut point de la science, ainsi qu'une magicienne assoiffée de puissance occulte. Mener une armée au combat était un art qui échappait à son domaine d'expertise, mais elle n'y contreviendrait pas. Elle savait que les hommes qui allaient la servir n'avaient pas tous un serment à tenir envers elle, ils avaient suivi leurs suzerains et seraient prompts à trahir celle qu'ils considéraient comme une des responsables de la peste qui leur arrachait leurs familles. Sans nul doute, ils la trahiraient s'ils la pensaient faible, c'est pourquoi elle décida de se montrer.
Son allure était loin d'être rassurante. Quoique jeune, elle avait gravi les échelons de la hiérarchie occulte en un rien de temps, marquant ses traits des déformations abjectes qu'impliquaient son art indécent. Ses cheveux rouges comme le sang étaient en une touffe drue qui semblait se tordre de douleur à chacun des mouvements de la jeune femme, et ses yeux étaient verts luisants comme des insectes nocturnes. Elle se montra dans une armure verte émeraude dont le bas était remplacé par une robe pourpre délavée, et contempla l'armée réunie devant Exenschloss de son regard surréel où un humain ne pouvait reconnaître aucun sentiment de ce monde. Les troupes étaient épuisées après une longue marche forcée pour parvenir au domaine de la sorcière à temps. Les hommes qui venaient d'arriver s'asseyaient sur des rochers dans ce flanc de montagne rocailleux et reprenaient leur souffle. Des écuries de fortune furent montées en hâte pour abriter les chevaux durant la nuit qui s'annonçait pluvieuse. Il n'y avait pas un brin d'herbe à l'horizon, alors on dut faire venir de l'avoine pour les bêtes.
Kramer était maintenant à un jour de marche.

Les sorciers eux même n'avaient pas les moyens de loger tout ce monde dans la forteresse de cavernes sinueuses de Exenschloss, alors les soldats devraient camper dans la lande déserte au pied de la montagne. Franziska Schrei ordonna que tous les hommes soient avant réunis devant la falaise de l'Ostberg pour qu'ils puissent tous la voir. Ils lui seraient plus fidèles s'ils avaient une idée de ce pour quoi ils se battaient.
Des chevaliers passèrent dans les rangs, aboyant aux hommes de se réunir devant la falaise escarpée qui servait de promontoire à la sorcière et à ses collègues occultistes. Les trouffions, éreintés et agacés, tournèrent vers elle des regards fielleux. Les mains jointes dans le dos, la posture droite et aussi digne que possible, elle les regarda de haut et s'adressa à eux en ces termes:
- "Soldats de la justice. Je vous remercie d'avoir répondu à notre appel." Elle ne pût s'empêcher d'ajouter avec une pointe acide: "Même si certains d'entre vous auraient préférés être ailleurs.
Un fou qui se fait appeler Institoris veut venir ici pour tous nous tuer et nous brûler, car c'est un pyromane dément qui ne prend plaisir que dans le spectacle de la chair humaine qui se consume. C'est la raison pour laquelle il souhaite consumer le monde, le voir brûler de toutes parts jusqu'à ce qu'il n'en reste que des cendres. Et c'est pourquoi il souhaite s'en prendre à moi en premier lieu, car il connait la nature de mes recherches et souhaite y mettre fin, de même qu'au dernier espoir de l'humanité.
Quelles sont ces recherches ? Vous le savez très bien. Depuis que cette étrange et terrifiante maladie est apparue, moi et les miens n'avons cessé de nous démener pour y trouver un remède. Sorti de nulle part, ce fléau nous a frappés de plein fouet, mais nous autres magiciens ne sommes pas restés bras croisés à nous morfondre. Pas un instant nous n'avons oublié notre devoir: mettre nos connaissances et nos pouvoir au service de l'humanité. Nous avons tout fait, car nous savons que nul autre que nous ne sera capable de remédier à ce fléau rampant et vorace qui menace l'existence de l'humanité elle même. Et nous y sommes parvenus, non sans peine. Nous savons comment fabriquer un antidote efficace, nous l'avons testé, mais nous ne pouvons pas encore en fabriquer suffisamment pour tout le monde. Nous ne pourrons pas, à moins d'avoir votre soutien. Ce chien démagogue du nom de Kramer a appris nos découvertes et il veut faire disparaître le secret de l'antidote avec nous dans les flammes. Le laisserez vous faire ? Le laisserez vous condamner vos femmes, vos enfants et enfin vous même à cette mort lente et douloureuse ? Cette décrépitude dégoulinante tout droit sortie d'un cauchemar ? Allez vous laisser un fou qui s'est pris pour le Divin détruire l'ensemble de la création et de l'humanité par son seul égoïsme !"
Un grand cri résonna: «Non !». Il n'y avait plus de réflexions à avoir. Ces hommes savaient, bien sûr, que la magie était la véritable cause de cette pourriture indicible, et que c'étaient les sorcières telles que celle-ci qui avaient toute la responsabilité de son existence. Mais se remplir de fiel ne résoudrait pas leurs problèmes, et brûler la sorcière ne guérirait pas les personnes malades de leurs familles ni ne les protégerait de ce fléau qui se répandait à une vitesse galopante. Il leur fallait maintenant mettre tous leurs espoirs dans cet élixir de vie qu'on leur promettait, la possibilité de voir de nouveaux jours et d'esquiver le déclin inarrêtable qui avait des relents d'apocalypse pour permettre au genre humain de perdurer. En cet instant, ils conçurent une haine sans limite pour l'Institoris, celui qui n'avait rien fait pour guérir les malades, ce prophète de la mort. En cet instant, ils auraient pu risquer leurs vies pour Franziska. L'effet ne dura réellement qu'un instant, mais il fut suffisant pour marquer leurs esprit. La magicienne pût finalement retourner dans les entrailles de ses tunnels avec le poids de la haine en moins sur ses épaules.

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