Samadhi

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Royaume de Naati, an 658 de la dynastie Heribald

Les orgies de Sineus Egbert étaient réputées dans toute la capitale du royaume, et les privilégiés qui se pressaient dans sa riche demeure en ce soir de fête, qu’ils aient ou non une invitation, étaient ravis de se trouver là. Parmi eux, un gobelet de vin épicé à la main, se trouvait Jin, le fils de l’un des plus gros commerçants de la ville. Son père faisait des affaires avec Sineus depuis des années, et Jin était devenu un habitué des réjouissances que celui-ci donnait pour toutes les occasions possibles. Ce soir on fêtait la déesse du vin et des récoltes, et la centaine de convives qui allait et venait dans le jardin était déjà dans un état d’ivresse avancé.

Alors qu’il se dirigeait vers l’une des grandes tables chargées de barriques de vin et de nombreux mets alléchants, Jin sentit quelqu’un le tirer par la manche. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Lydéric, son ami d’enfance :
- Où étais-tu, vieux frère ? s’exclama-t-il. D’ordinaire tu es toujours le premier servi, mais je ne t’ai pas vu de la soirée !
- J’ai une bonne raison d’être en retard, et je vais te la montrer si tu viens avec moi à l’étage.
- Une femme ? Tu sais que je n’ai pas la tête à ça en ce moment, je pense trop à…
- Non, c’est plus exotique que ça. Viens.
Jin, intrigué, suivit son ami. Sortant du jardin, ils entrèrent dans la vaste demeure et empruntèrent l’escalier de marbre qui menait au premier étage. Ils suivirent un couloir aux murs décorés de tableaux et Lydéric, sortant une clef de sa poche, ouvrit la porte de l’une des chambres.
- J’ai demandé une chambre pour la nuit à Sineus, il sait que j’ai souvent le plus grand mal à rentrer chez moi après ses fêtes, dit-il avec un sourire.
- Où est ta surprise ? Je ne vois rien de particulier dans cette chambre.
- Assieds-toi et regarde.
Jin vida son gobelet, le posa sur une table ouvragée à côté du lit et s’assit sur celui-ci. Son ami prit place à côté de lui, et fouillant dans une poche intérieure de sa longue veste, en sortit ce qui semblait être un fruit.
- Je n’en suis pas encore au dessert, Lydéric.
- Ce n’est pas un fruit ordinaire, bougre d’âne ! Je viens d’en faire l’acquisition auprès d’un marchand ambulant venant tout droit des jungles de l’Ouest ! répondit-il, les yeux brillants d’excitation.
- Et qu’a-t-il de si spécial, ce fruit ?
- Goûtons-le, nous le verrons par nous-mêmes !

Le fruit ressemblait à une sorte de citron présentant des reflets mauves. Jin n’était qu’à moitié surpris de la trouvaille de son ami, car celui-ci était toujours en quête de nouveauté et employait son temps libre, c'est-à-dire sa vie, à chercher de nouvelles sources d’amusement et de plaisir. Tout comme Jin, Lydéric était un fils de la haute bourgeoisie et n’avait pas besoin de travailler pour gagner sa vie. Son père étant le tailleur officiel du roi et de sa cour, Lydéric avait déjà, à l’âge de vingt-et-un ans, un réseau important de connaissances et d’amis dans la capitale. Bon nombre de ceux-ci étaient d’ailleurs présents ce soir, et les cris et chants qui parvenaient jusqu’à cette chambre indiquaient que la fête battait toujours son plein.
Le fruit avait un goût à la fois acidulé et sucré. Après avoir mangé sa moitié, Jin regarda Lydéric à côté de lui et lui dit :
- Ce n’est pas une blague au moins ?
- Mais non, patiente un peu, dans quelques minutes ça devrait faire effet, selon le marchand.
Ils restèrent donc assis, à écouter les bruits de la fête, attendant un quelconque effet particulier.

Jin ferma les yeux pour mieux se concentrer sur ses sensations. Il eut soudain l’impression d’avoir la tête, puis tout le corps, d’une légèreté incroyable. Il se laisse tomber en arrière sur le lit et s’aperçut qu’il voyait des formes dansantes et colorées malgré ses yeux fermés. Il sentit qu’il s’enfonçait dans le lit douillet, comme si son corps avait cessé d’être solide. Les formes tourbillonnantes et aux couleurs changeantes composaient des motifs géométriques qui semblaient bouger indépendamment de toute volonté de sa part. Elles formèrent une pyramide tournoyant sur elle-même et composée d’une multitude de boules colorées. Cette image semblait revêtir une signification particulière qui lui échappait ; chaque boule lui paraissait dotée d’une voix, et il lui semblait entendre une foule de chuchotements, sans parvenir à comprendre un seul mot.
Jin avait l’impression de bouger, ou plutôt d’être déplacé, alors qu’il était étendu immobile sur le lit. Il voyait Lydéric à côté de lui, un sourire béat sur le visage et marmonnant des paroles incompréhensibles. Après quelques heures (ou bien était-ce quelques minutes ? Le temps semblait élastique), il se sentit assez solide pour se relever ; il avait très soif. Il prit son gobelet et sortit de la pièce, laissant son ami qui était maintenant plongé dans un sommeil paisible.

Jin était à présent d’humeur pensive, aussi se dirigea-t-il vers un balcon désert à l’opposé de la cour bruyante. La lumière des deux lunes éclairait agréablement la vue sur la baie, avec ses douces pentes verdoyantes devenant rochers avant de se perdre dans la mer. Jin pensait à Enimia, la fille qui le hantait depuis le printemps dernier, lorsque leurs chemins s’étaient croisés, trop brièvement hélas ! Il revoyait parfaitement son visage malicieux, ses yeux à l’expression douce et intelligente et ses longs cheveux noirs tombant jusqu’au creux de ses reins.
Elle avait disparu sans qu’il puisse en savoir plus sur elle. Par quel caprice le destin lui avait-il permis de rencontrer cette fille idéale, avant de la faire disparaître de sa vie si rapidement ?


Mars, an 2908

Les opérations de terraformation de Mars avaient commencé bien avant que la Terre soit devenue inhabitable à cause du dérèglement total du climat causé par l’effet de serre. Aussi quand il fut décidé d’abandonner le berceau de l’humanité, la planète rouge présentait-elle déjà un environnement propre à la vie humaine, les plantes absorbant le dioxyde de carbone et fournissant de l’oxygène, qui se mélangeant avec l’hydrogène de l’atmosphère formait de l’eau, recréant ainsi peu à peu le cycle de la vie tel qu’il avait existé sur Terre.

Si le besoin de s’échapper de la vie quotidienne était aussi intense, c’est parce que les habitants de Mars, bien que ne manquant d’aucun des agréments fournis par les dernières technologies, n’arrivaient tout simplement pas à s’adapter à leur nouvelle planète, c’était une sensation de rejet fondamental, génétique. Ils étaient donc de plus en plus nombreux à passer le plus clair de leur temps dans les univers virtuels du Jeu, vivant des aventures merveilleuses pour oublier leur situation d’extra-terrestres.

Chaque personne participant au Jeu était plongée dans un univers de son choix parmi une sélection proposée, et pouvait interagir librement avec les autres joueurs. La nanodrogue psycholudique était la découverte majeure du XXVIe siècle, ayant enrayé le taux de suicide de plus en plus spectaculaire sur le nouveau lieu de vie de l’humanité. Elle permettait, par une stimulation interne et maîtrisée du cerveau, de donner l’illusion au consommateur-joueur d’une réalité tangible et indifférenciable du monde réel ; la réalité étant définie par les humains comme la somme des stimuli perceptibles et interprétés par le cerveau. Bien sûr dans les premiers temps il y eut des cas de joueurs perdus à jamais dans leur univers virtuel, mais les progrès de conception et de dosage évitèrent progressivement ce genre d’accident.

Jin avala la pilule de NanoPsylu, et immédiatement les millions de minuscules robots envahirent son système sanguin à travers ses parois digestives et affluèrent vers son cerveau, saturant ses récepteurs de sérotonine. Les implants sur ses tempes captaient ses ondes cérébrales et les transmettaient à la borne de jeu située dans le mur en face de lui dans la cabine isolante. Sa conscience du monde réel s’effaça et il se retrouva dans son monde familier, le Royaume de Naati. Il percevait le souffle du vent chargé d’eau de mer, la chaleur du soleil sur sa peau, le contact de la terre sous ses pieds bottés. Aujourd’hui, il le sentait, il découvrirait la vérité sur l’identité de la mystérieuse Enimia, la fille dont il rêvait constamment.


Tokyo, an 2008

Jin sauvegarda son fichier texte, vérifia une dernière fois la mise en page et lança l’impression. Il avait enfin terminé son roman, et était empli de la satisfaction du travail accompli ; il lui tenait à cœur depuis si longtemps d’écrire cette histoire ! Il avait la sensation d’avoir enfin réussi à transcrire ses influences et ses idées sur l’avenir de façon cohérente. Cette histoire de Terre abandonnée à la pollution, de fuite sur Mars terraformée et d’habitants accros à la réalité virtuelle allait être un succès, il en était sûr.

Il avait toujours été sceptique quant à la réalité du monde autour de lui, ayant toujours cette sensation de vacuité, ce questionnement sur la nature de la réalité, influencé par de nombreuses lectures et visionnages de films, par l’existentialisme et la science-fiction. Mais la véritable révélation datait d’il y a six mois, lorsqu’il avait eu l’opportunité de participer à une cérémonie shamanique au Pérou, consommant de l’ayahuasca, la plante sacrée aux pouvoirs illimités pour l’esprit.

Il comprit alors que ce que l’on nomme réalité n’est qu’un château de cartes, une construction humaine, une convention. La « vraie » réalité, elle, est hors de portée de la conceptualisation humaine, et ne peut être appréhendée que par la méditation ou sa forme accélérée avec la prise de plantes psychoactives. En effet, nous percevons le monde à travers nos sens limités, qui fournissent des informations à notre cerveau lui aussi limité, pour former une image mentale du monde qui nous entoure. De même, la conscience de nos propres processus mentaux est elle aussi limitée ; nous ne pouvons pas nous connaître parfaitement nous-mêmes.

Jin était persuadé que les recherches actuelles aboutiraient à terme à l’apparition d’intelligences artificielles, conscientes d’elles-mêmes, capables d’apprendre et de se développer mentalement. Elles seraient alors égales aux humains, voire supérieures puisque non limitées par les défauts organiques de ces derniers. L’interconnexion de plus en plus poussée de tous les systèmes informatiques donnait à ce sujet des craintes à certains ; des intelligences artificielles existant sous forme numérique dans des serveurs, et s'améliorant elles-mêmes constamment, ne disposeraient-elles pas d’un pouvoir immense, d’une forme d’immortalité ?


?, an 8475

Le Vaisseau-Monde Gaïa IV dérivait dans l’espace glacé et noir. Il était de forme tétraédrique, comme les pyramides de l’ancienne Egypte sur Terre. À bord, un milliard de boules colorées, représentant l’apogée de la technologie humaine ; représentant même l’humanité tout entière. En effet chaque boule était un système neuronal artificiel auto conscient, en d’autres termes l’esprit d’une personne. Après des millénaires d’évolution physiologique et technologique, l’humanité avait atteint l’un de ses rêves : l’immortalité.
Alimenté par l’énergie stellaire, le vaisseau traversait le vide abyssal de l’univers, renfermant les meilleures âmes de la race humaine.
Chaque boule était connectée aux autres telles des neurones dans un cerveau organique, créant un univers interne au vaisseau, dans lequel chaque esprit se mouvait, dans l’incarnation de son choix. Ils avaient des éons pour interagir, chacun d’entre eux étant parvenu après des vies de méditation à l’éveil spirituel ultime, la libération du cycle des renaissances.
Parmi eux, il y avait Jin et Enimia.

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