Chapitre 5 : La mission
Le commandant Greene et le lieutenant Munroe me ramenèrent dans le premier bureau. La dizaine d'individus était toujours présente, assise autour d'une table ovale.
Greene prit la parole en entrant dans la salle :
— Mesdames messieurs, je vous présente le professeur Saliba !
A ce moment, comme si personne ne s'attendait à me voir, ils se mirent à applaudir. Pas ce type d'applaudissements mous que l'on peut observer parfois dans des séminaires professionnels, ces applaudissements que l'on mime sans faire de bruit pour être politiquement corrects. Non, ils ont spontanément applaudi, avec entrain, pour manifester leur joie. Aucun d'eux ne m'a quitté des yeux. Ces yeux étaient pleins d'espoirs, pleins de promesses de reconnaissance, d'admiration tout simplement.
J'ai feint de n'être pas touché par ces acclamations prétextant d'être surpris et de ne pas comprendre. Le brouhaha ne s'était pas éteint que Munroe me glissa quelques mots à l'oreille. Elle s'était approchée tellement près que j'entendis la couleur de son rouge à lèvre.
« Vous voyez ? Vous voyez l'espoir que ces gens mettent en vous ? Pour la réussite de ce projet ? Pour l'humanité ? ... Pour la science ! ». Il faut admettre qu'aussi réfractaire que je fusse à toute forme de manipulation, mes facultés de jugement en furent d'autant altérées par les vapeurs d'œstrogènes qui me chatouillaient innocemment les narines. Puis le calme revint.
— Professeur, voici l'équipe d'explorateurs qui participera à ce voyage d'un nouveau genre : tout d'abord Nazeeha Atika qui a contribué à l’élaboration de Vernes II. Miroslav Voronhof, ancien diplomate russe reconverti en médecin, lui aussi volontaire. Anabella Lucchesi, historienne au centre de recherche historique de l’UNESCO. Jaxon Duncan, éminent biologiste écossais, un excellent communiquant. Et enfin, Katsuki Nishio, directrice de l’unité de recherche en sociologie de l’université de Tokyo. Il ne manquait qu’un mathématicien doté d’une logique rationnelle imparable. Monsieur Saliba, si vous acceptez cette mission, vous partirez avec Mademoiselle Lucchesi à bord de Vernes III gamma. »
Anabella Lucchesi était bien la personne que j’aurais choisi pour partir.Elle était d’une beauté foudroyante. A défaut d’admiration, le moindre hochement de tête d’approbation de sa part aurait justifié toutes les guerres du monde. Et bien que cette nouvelle fut fantastique à mes oreilles, ma conscience rationnelle me rappela à l’ordre.
« Comment ? Vous ne prévoyez pas de nous faire partir tous ensemble ?
— En réalité, vous avez raison cela aurait été préférable, mais voyez-vous notre équipe est pour l’instant réduite à six personnes. Les conditions cosmologiques requises pour permettre l’envoi d’un véhicule spatial dans les conditions pour lesquelles ont été réalisés nos calculs n'admettent pas de repousser la date du départ. Nous n’avons plus le temps de réunir d’autres membres sur ce projet. Nous pourrions vous faire partir tous ensemble mais le projet Vernes III comporte trois véhicules. Je n’ai pas encore eu le temps de vous en parler.Nous souhaitons envoyer les véhicules Alpha, Bêta et Gamma à trois dates différentes de notre futur pour couvrir unepériode de temps suffisamment large pour avoir une bonne vision de l’évolution de notre société humaine. Par conséquent vous serez deux par véhicule, mais c’est déjà bien assez. Alpha sera envoyé en 2232, Bêta en 2332 et Gamma en 2432.
Nazeeha prit la parole et fit référence à la mission secrète que les militaires nous avaient évoquée, à savoir celle ayant impliqué un homme qui serait revenu du futur :
— N’avez-vous pas peur que votre précédente mission ait changé le cours de l’histoire, aussi infime qu’ait été l’impact de votre homme ? Peut-être que les informations qu’il a apportées avec lui induiront, par effet direct ou non, un changement de stratégie, de comportement, un effet papillon quel qu'il soit ! Et cet effet pourrait aboutir à l’absence de toute création d’une machine à revenir dans le passé. De plus, nous connaissons vos intentions mais pas celles de vos successeurs. Si cette machine à retourner dans le passé est utilisée à mauvais escient, elle pourrait causer des dégâts infinis à notre planète et à notre civilisation. Est-ce bien une bonne idée ? D’ailleurs, je suis étonnée…
— Nous ne touchons pas à cette machine, l’interrompit Greene. Nous avons comme consigne de ne pas l’utiliser pour visiter le passé. Le passé reste là où il est. D’ailleurs il est fort probable que nos descendants suivent cette même règle. Ces appareils ne sont utilisés que pour renvoyer une personne dans sa propre époque. D’ailleurs, nous avons songé à l’étudier, pour développer plus rapidement cette technologie, mais nous avons considéré que sur ce point, il était préférable de ne pas changer le futur. Dans l’état actuel de notre ligne temporelle, nous savons qu’il y existe une époque dans laquelle cette technologie existe. Interdiction de changer ça et d’étudier cet engin ! Nous avons déjà prévu un budget de développement pour plusieurs machines, celles qui vous permettront de revenir. Nous allons vous expliquer tout ça.
— Je suis étonnée qu’un tel voyage vers le passé ait été autorisé, reprit Nazeeha qui a eu l’air de ne pas aimer avoir été interrompue. Pouvons-nous parler à cet explorateur qui est revenu du futur ?
Greene fronça les sourcils.
— Comprenez, chères élites, que ce projet est top secret et que son identité l’est tout autant. Néanmoins votre question est légitime et vous faites désormais partie de la confidence. La raison pour laquelle nous souhaitons qu’il n’y ait pas de contacts entre lui et vous est simple, nous voulons éviter que vous soyez influencés de quelque façon que ce soit avant l’émission de votre rapport de fin de mission. Soyez certains qu’ensuite, nous autoriserons tous les contacts que vous souhaiterez avec cette personne.
Un homme assis sur une chaise dans le fond de la salle, et qui n’avait pas été présenté, réagit à cette déclaration.
— C’est sans doute ce qu’il y a de plus sage en effet.
Les yeux se dirigèrent vers cette silhouette, jusque-là muette. Miroslav l’interrogea fort de sa grosse voix et de son accent russe marqué.
— Qui êtes-vous monsieur ?
— Je suis Elias Larsen. Je dirige le département de recherche qui développe votre véhicule de retour. J’ai souhaité ne rien savoir de cette machine pour ne pas perturber la pensée et l’organisation de mes équipes que je sais bonne à l’heure actuelle.
En quelques mots prononcés, le bon sens de cet homme avait gagné le respect de toute l’assemblée, le mien également. Nous avions devant nous un homme brillant, sans doute le plus brillant d’entre nous.
Greene sentit qu’une nuée de questions se préparait à assaillir Larsen et qu’il ne parviendrait pas à terminer sa présentation, il intervint :
« Vous aurez un entretien avec Larsen à votre retour si vous le souhaitez également. » Il fit un signe à Larsen qui quitta la pièce et puis enchaîna. « Votre mission est simple, les véhicules vous conduiront à destination sans actions, ou très peu, de votre part. Ne vous inquiétez pas, vous serez formés durant les prochains mois. Une fois là-bas, vous devrez observer la civilisation, interroger des civils, des professionnels de tous métiers, vous lirez les journaux s’il y en a, vous vous informerez sur l’actualité par n’importe quel média. Vous étudierez l’histoire de notre époque jusqu’à celle dans laquelle vous serez pour nous permettre de procéder à une analyse de l’évolution géopolitique. Enfin, vous vous rendrez à l’un des points de coordonnée que nous vous fournirons. Il s’agit de différentes bases en construction dans des lieux désertiques aux Etats-Unis,en Alaska, dans le Sahara, en Australie et dans les montagnes de l’Oural. Nous avons choisi de construire plusieurs bases au cas où l’une d’elles ne serait pas accessible pour une raison quelconque. Ces bases resteront secrètes et contiendront des ordinateurs alimentés en permanence par des piles atomiques. Les derniers progrès concernant les générateurs thermoélectriques à radio-isotopes permettent d’assurer une alimentation sûre pendant trois cent cinquante ans. C’est d’ailleurs cette durée qui a fixé la durée limite du bond dans le futur qu’effectuera Gamma. Ces ordinateurs récolteront des données satellites diverses pour compléter celles que vous aurez personnellement récoltées. Ceci garantit que la technologie d’encodage des données sera compatible avec la nôtre. Vous n’aurez qu’à retirer le disque dur et l’emmener avec vous. Chaque ordinateur sera redondé trois fois et portera un nom alpha, bêta ou gamma. Ainsi, vous prendrez le disque dur correspondant à votre vaisseau. De plus chaque disque dur alpha, bêta ou gamma sera redondé deux fois. Vous emporterez les deux avec vous. Des véhicules Alpha, Bêta et Gamma permettant votre retour seront disposées dans ces quatre lieux et fournies avec un manuel d’utilisation détaillé et adapté à toutes les formations. Tout sera mis en œuvre pour que la mission se déroule dans les meilleures conditions possibles.
Jaxon s’inquiéta.
— Et s’il y a un problème que nous n’avons pas anticipé et qui nous empêche de rentrer ? Si l’une des machines ne fonctionne pas ? Si elles ne sont plus là à cause d’une erreur humaine ou par l’interférence d'une autre mission ?
— Nous avons réfléchi à suffisamment de scénarios pour que cela n’arrive pas. Mais nous préférons tout de même anticiper la possibilité qu’il puisse y avoir un problème. Pour communiquer avec nous de manière assez simple mais aussi très binaire, vous utiliserez une date de retour codée. Le quinze Mai de l'année prochaineà treize heures correspond au code « Tout va bien, mission accomplie ». Si le quinze mai à treize heures, nous n’avons aucun signal de votre part, nous saurons que vous n’avez pas pu programmer le retour à cette date, et nous mettrons en œuvre des solutions pour pallier votre problème, jusqu’à, éventuellement, venir vous chercher. Nous prendrons en compte une possible incertitude sur votre date de retour et vous considérerons en difficulté à partir du vingt-cinq mai à treize heures.
Munroe observait l’échange et vint mettre fin à la présentation.
— Messieurs et Dames, c’est une chance inouïe de pouvoir vivre un tel voyage, inédit dans l’histoire de l’humanité. Le départ est prévu pour le 15 juillet. Monsieur Saliba, nous espérons avoir votre accord d’ici dimanche soir. Si vous le souhaitez, vous pourrez rester à l’hôtel le temps de prendre votre décision. Si vous adhérez au projet, vous suivrez une formation à partir de la semaine prochaine pour préparer les détails du voyage, adopter les règles de sécurité et procéder aux divers entrainements physiques nécessaires.
Je n’avais pas encore accepté que le programme de formation me fut quand même ouvert. Il sembla que mon destin fut dembarquer tôt ou tard, comme si mon nom était déjà gravé d’avance sur les sièges de Vernes III gamma. Tout comme les autres candidats, déjà membres de l’équipage, j’étais un peu contrarié par l’impossibilité de rencontrer cet homme qui était revenu vers le passé. Finalement, en échangeant quelques mots avec Nazeeha, il semblait évident que si l’armée souhaitait nous mentir, un acteur complice aurait suffi à nous berner. De plus, nous ne voyions, pour Greene et Munroe, aucun intérêt à nous tromper sur ce sujet-là. Peut-être était-il temps de commencer à faire des choses qui avaient du sens, d’aller voir ailleurs, de contribuer à changer cette société malade… avec Anabella.
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