Chapitre 21 : L’Écolier Modèle
L’enseignement dispensé au centre était bien loin de ce qu’Anabella et moi aurions pu espérer. Il n’était pas du tout basé sur des échanges constructifs, ce qui m’énervait au plus haut point. Pas question de s’interroger sur le pourquoi du comment. Il s’agissait d’un apprentissage abrutissant basé sur de l’ancrage et des répétitions. Des posters et affiches aux murs portaient des slogans du type « Je nourris mon entreprise car c’est elle qui m’a nourri ». Il fallait connaître ces slogans par cœur. Je prenais systématiquement sur moi pour ne pas devenir violent, suivant les conseils de mon nouvel ami Adi qui m’avait mis en garde contre les représailles que pouvaient entraîner un comportement dissident.
Anabella s’insurgeait également contre le système d’enseignement mais semblait satisfaite d’apprendre qu’il n’y avait plus ni sexe faible ni sexe fort. En effet, les différences entre hommes et femmes s’étaient considérablement amenuisées du fait de l’absence de maternité et de vie de couple. La grande majorité de notre apprentissage fut assurée par Adi. Il nous expliqua le système économique et nous apprit que chaque entreprise dispensait un salaire unique pour tous les employés. Etant donné que le « mérite » n’avait plus de sens puisque que chacun était à la place pour laquelle il était né, les dirigeants, autant que les ouvriers gagnaient la même chose. La fracture sociale ne se jouait donc plus entre patrons et ouvriers mais plutôt entre les employés d’une entreprise X qui était très concurrentielle et gagnait beaucoup d’argent et une entreprise Y plus modeste. L’écart se creusait car les entreprises les plus importantes gagnaient leurs sièges au consortium et étaient prioritaires sur les commandes de naissances. De plus, lorsque les profits étaient importants, elles pouvaient financer des programmes spatiaux pour ramener du minerai et développer légèrement la machinerie.
Il était bien rapide de dire que les ouvriers étaient logés à la même enseigne que les patrons car comme l’avait évoqué Adi au réfectoire, ces derniers vivent plus longtemps. Il faut savoir que la consommation était une chose très fluctuante dans cette société. Elle variait dans le temps, en fonction des différents lobbies, de l’accroissement de la population ou de la création d’entreprises. Ce dernier point, la création d’entreprises, pouvait parfois être assez dangereux. Quand une entreprise grossissait trop, comme ce fut le cas d’Human Lab par exemple, le nombre de sièges qui alloués à l’entreprise au sein du consortium devenait trop important. L’entreprise devenait trop puissante dans le gouvernement et finissait par occuper un monopole sur son secteur. Pour casser un pouvoir politique trop important, et pour que les produits restent de qualité, à un prix compétitif pour le consommateur, le consortium vote la création d’une nouvelle entreprise dans le même domaine que celui occupé par la grosse firme et commande un certain nombre de clones entrepreneurs. Ceci a pour effet de considérablement perturber la production de la firme qui doit désormais partager son marché. Quand une entreprise ne maîtrise plus ses besoins de production à cause des variations de consommation, elle peut se retrouver avec un surplus d’employé. L’ennui, avec un surplus d’employé, c’est que les entreprises les avaient sur les bras pendant quarante ou cinquante ans. Niveau flexibilité on a fait mieux. Les algorithmes génétiques conçus pour réagir aux besoins de la société, programmèrent alors l’obsolescence des clones. Une entreprise est bien plus flexible si sa population d’employés vit moins longtemps. Petit à petit, itération après itération, les clones employés pour des tâches subalternes, ceux qui sont le plus facilement remplaçables, les plus nombreux donc, ont vu leur durée de vie réduire jusqu’à trente-cinq ans environ. Ces méthodes sont acceptées par les clones du gouvernement qui sont conçus sans faiblesses, comme des dirigeants efficaces, c'est-à-dire sans scrupules envers le sort réservé aux subalternes.
L’un des enjeux économiques majeurs de cette époque était d’augmenter la productivité, d’augmenter la croissance, pour qu’il y ait de nouveaux emplois durables. Ces nouveaux emplois enduisaient un appel de naissances, un appel de citoyens dans les entreprises et par la même occasion une inversion de la tendance des algorithmes à l’obsolescence. En effet, plus les emplois étaient pérennes et plus l’intérêt des entreprises était d’avoir des employés à la longévité accrue, évitant ainsi de commander sans cesse de nouvelles naissances. La stabilité de la consommation implique l’augmentation de la durée de vie des travailleurs.
Notre vision du monde devenait chaque jour de plus en plus moche. L’image que nous nous en construisions était de plus en plus révoltante. Je commençais à avoir des difficultés à contenir ma colère envers l’idiotie profonde de nos professeurs.
Si j’avais du mal à contenir ma colère, Anabella, elle, ne la contenait pas du tout. Elle avait des sautes d’humeurs régulières que j’attribuai à l’ensemble des circonstances qui nous avaient conduits ici. Elle semblait généralement assez inquiète et passablement muette, y compris mentalement. Son mal être dépassait la simple affliction due à cette parodie d’enseignement infantilisant duquel nous ne pouvions nous soustraire. Je tentais parfois d’engager une discussion, pour la rassurer, ou la consoler, ou simplement lui signifier ma présence. Ces tentatives n’eurent guère d’effet. Je savais la susceptibilité qu’avait Anabella pour les remarques sexistes et ne tentait aucune forme d’humour qui concernait de près ou de loin l’influence des menstruations sur l’humeur féminine. L’idée m’avait déjà pris dans le vaisseau et je crus qu’elle ne me reparlerait plus jamais. Quoi qu’en y pensant bien, je n’avais plus entendu Ana se plaindre de douleurs depuis un certain temps. C’est quand j’entendis Anabella rendre ses repas, plutôt copieux, plusieurs jours d’affilée que l’idée germa dans ma tête, qu’elle devait être terriblement perturbée bien qu’elle n’en parlât pas. Cinq semaines après notre retour sur Terre, elle avait tout de même bien changé.
Nous continuions tout de même d’assister aux cours et passions des tests régulièrement sous formes de questions simples :
- De quoi traite le chapitre 3 du livre de citoyenneté ?
Ici, la réponse est « Il traite de l’importance d’être parfaitement à sa place dans son domaine de compétence pour le bien être de toute la société et mon propre bonheur ».
- Quels sont les 3 piliers de la cohésion citoyenne ?
Il fallait répondre « Discipline, Unité, Productivité ». Ce Slogan « DUP » se retrouvait un peu partout au centre, sur les vêtements des éleveurs ou placardés sur les murs du réfectoire.
- Quel est le seul chemin qui mène à la liberté et à l’épanouissement ?
Ici, la réponse attendue était « le travail ». Ce fut trop dur pour moi de donner la réponse attendue. J’eus très envie de répondre quelque chose comme « Défoncer vos sales gueules de clones » mais je pris sur moi pour ne pas le faire. D’une part, ce n’était pas tout à fait leur faute s’ils étaient aussi conditionnés, je retins donc ce qui pouvait être assimilé à une pensée raciste, ceci bien que le racisme n’ait plus de sens dans ce monde. Et d’autre part, je savais que ce type de réponses ne m’aideraient sans doute pas à sortir de là plus rapidement. Je tentai une réponse plus pacifique : « L’humilité, l’amour, le respect et l’entraide ». Je ne crus pas réellement en ma réponse mais souhaitais les faire réagir avec de bonnes pensées.
- Quel est le clone le plus tatoué de l’histoire ? Pour quel haut fait reçut-il le tatouage du mérite ?
« Le clone le plus tatoué de l’histoire fut AgOv136 – Baker, il reçut le tatouage du mérite pour avoir produit quatorze fois plus de sacs d’engrais que la moyenne des clones sur une durée de huit ans. »
Ce qu’il faut savoir à propos du mal du clonage, c’est que comme le disait Adi, les clones qui sont tous identiques ont un besoin accru de se sentir différents des autres. Comme une éternelle adolescence. Il s’agit là d’un besoin presque primaire qui prend une importance considérable dans la vie des clones, supérieure même à celle de l’argent. Tous les moyens étaient bons pour se différencier, vêtements, coupes de cheveux, démarche, vocabulaire etc. Mais le must restait de recevoir un tatouage, quelque chose de permanent, une reconnaissance officielle de la société. Ces tatouages n'étaient distribués que sur l'ordre de la direction d'une entreprise ou du Consortium et étaient pris très au sérieux.
- Quel est le principal vecteur de progrès ?
Réponse « La croissance », cette sacro sainte croissance qui faisait déjà couler beaucoup trop d’encre du temps où je trouvais les Hommes déjà idiots. La croissance implique le progrès, et le progrès implique la croissance...
- Qu’est ce qui caractérise l’ère du déclin ?
L’ère du déclin, c’est celle d’où Anabella et moi venions, c'est-à-dire celle d’avant l’ère des robots. La réponse attendue ressemblait à celle-ci : « Ce fut une ère d’inégalités caractérisée par la division du monde en états concurrents, par le chômage, la persistance des religions, les guerres de clans anarchistes et l’inégalité des hommes ».
Autant dire qu’elle était vue comme une époque archaïque, aussi archaïque que nous voyions le Moyen Age ou l’antiquité au vingt-deuxième siècle. Ma vie ainsi que celle d’Anabella s’annonçaient bien difficiles dans ce nouveau monde. Le suspense des délibérations quant à nos résultats aux tests se faisait grandissant…
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