Chapitre 26 : Sous l’arc en ciel
Le bruit sourd et métallique des portes du vieux bâtiment sonna au loin, comme le concerto funèbre et rituel d’une ruée de supplices distribuant peines et douleurs sans la moindre conscience. D’abord, le « Boum » des chariots qui claquent contre la tôle, puis le grincement des gonds qui n’ont plus été entretenus depuis la nuit des temps et dont le retentissement anéantit l’espoir qu’un simple coup de vent engouffré n’ait faussement imité le bruit d’un mouvement dans le couloir. La peur envahit alors le corps, les muscles se contractent et de multiples signaux grésillent dans les synapses. Puis elle envahit le cœur et l’air ne parvient plus à entrer qu’à travers les pores de la peau, juste suffisamment pour que l’asphyxie n’achève pas complètement les restes de carcasses meurtries. J’étais pourtant bien l’une de ces carcasses. Lorsque cela arrive, je ne reçois plus de signaux d’Anabella, la peur est un signal fort qui brouille tous les autres. Elle non plus ne reçoit plus les miens. Il est des circonstances où l’on est toujours seul, peu importe le nombre de personnes qui vous entourent.
Les questionnements paniqués d’Adi parvenaient jusqu’à moi mais impossible de lui répondre. La porte s’ouvrit. Il était là, comme chaque fois. Je scrutai son charriot pour voir si le seau était présent. Je ne vis pas le seau, ouf. Il s’approcha de moi. Son aura pénétra mon cœur comme un poignard et fit saigner lentement mon âme comme si chacun de ses pas enfonçait une lame en moi, chaque fois plus profondément de quelques centimètres. Il plaça des électrodes sur ma tête.
Il dit « Êtes-vous Ameer Saliba ?
— Bon dieu encore ces questions ! Vous ne le savez pas que je suis Ameer Saliba ? Vous préféreriez peut-être que je réponde que je suis le pape ?
— Quel âge avez-vous ?
— Autour de six cents ans j’ai arrêté de compter…
— Quel modèle êtes-vous ?
— Je vous ai dit que je n’étais pas un clone !
— Quel modèle êtes-vous ?
— Vous êtes sourd en plus d’être con ?
— Décrivez votre repas d’hier.
— Au cas où vous ne seriez pas au courant, vous ne m’avez servi aucun repas depuis 4 jours.
— Quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez, datant d’hier ?
— De m’être endormi avec la dalle.
— Quoi d’autre ?
— Allez-vous faire enculer ! Finis-je par répondre à bout de force et sans convictions »
Il écrivit sur quelque chose qui ressemblait à un carnet de suivi électronique. Il revint pour retirer les électrodes de ma tête. Puis il saisit le drap qui couvrait son charriot. Il tira d’un coup sec pour me laisser découvrir ses instruments du jour. Il n’y avait rien, ni dessus, ni dedans. Il ne s’agissait cette fois que d’une simple planche montée sur roues. Un autre homme entra, comme le premier, il ne me regarda pas. Tous deux s’approchèrent de mon lit. Tandis que l’un resserrait la sangle qui tenait ma gorge, l’autre défit celle de mon bras gauche. Il fit de même avec ma jambe gauche. Puis ils glissèrent un support sous moi avant de rattacher mes membres gauches. Ils défirent les liens qui tenaient mon bras droit et ma jambe droite et les renouèrent sur la planche. Ils retirèrent enfin la sangle qui tenait mon cou. Il était visiblement question de me transporter quelque part ce jour-là. Toutes ces précautions n’étaient sans doute pas nécessaires étant donné l’état de faiblesse dans lequel ils m’avaient laissé depuis … des jours ? Des semaines ? Des mois ? Dans certaines situations, l’orgueil s’éteint, la fierté s’évapore, l’ego meurt. Je n’avais plus de moi l’opinion que j’étais fort ou que je devais résister à ce calvaire. Je ne pensais qu’à une seule chose, abandonner. Abandonner ma vie dans ce lieu, abandonner Anabella, tout laisser derrière moi. Mais le suicide mental n’est pas une chose facile et l’évolution nous a faits à toute épreuve pour préserver la vie intacte, maudit soit Darwin ! Après avoir traversé quelques dizaines de mètres de couloir, ils entrèrent avec moi dans une pièce relativement semblable à celle dans laquelle j’étais jusqu’alors. Une musique qui commençait à devenir habituelle se fit entendre. L’air était assez doux et reposant. Les paroles étaient prononcées lentement pour suivre le rythme de la mélodie. Anabella qui était férue de cinéma disait qu’il s’agissait d’une chanson issue d’un film du vingtième siècle « In heaven, everything is fiiine. In heaven, everything is fine. You got your good things, I got miiiiiine… ».
Dans cette pièce, il y avait un renfoncement dans le sol, profond de plusieurs mètres. Ils m’approchèrent du trou qui ressemblait finalement à un caveau. Au fond, il me sembla apercevoir une boîte bien qu’elle fut difficile à distinguer. Il ne fallut que quelques secondes pour qu’on m’y fasse câliner le fond et y coller mon visage. Lorsque je me retournai, ils la fermèrent d’un couvercle. Etaient-ils en train de m’enterrer vivant ? Sans raison ? Un mince filet de lumière traversait la boîte par la jointure d’un tube permettant à l’air d’entrer. Il ne sembla donc pas question qu’on m’enterrât. Les deux hommes quittèrent la pièce et je compris que j’allais rester là, un peu, ou plus. Je tentai de me calmer, soufflai, et observai l’anneau lumineux autour du tube d’arrivée d’air comme l’auréole d’un ange qui veillait sur moi. Je n’avais pas la place de me redresser, pas même celle de me retourner sur le ventre. Juste celle de cligner des yeux et de gonfler mes poumons. Plutôt que d’apprécier le volume à ma disposition, j’essayais de me convaincre que je n’avais pas envie de bouger, qu’il y avait des centaines de mètres cubes d’air autour de moi mais que j’étais bien comme ça. J’adressai alors ma prière à cet ange qui m’observait de près.
« Ô cher Ange lumineux, Dieu qui me regarde souffrir, tu ne m’as pas encore laissé ? Viens-tu m’apporter la force d’endurer mon calvaire ? Viens-tu adoucir mon martyre par ta lumière maternelle ? Lis bien mes paroles éreintées, qu’elles soient les dernières par ta volonté. Que les crevasses de mes lèvres asséchées … »
Et puis la lumière s’est éteinte. Perdu dans le noir, et bercé d’un silence aigu et sifflant j’oubliai un instant la barrière qui me retenait allongé et tentai de me redresser. Je restai bloqué après quelques centimètres de mouvement. Un peu comme les acrophobiques évitent de regarder en bas quand ils sont en hauteur, j’aurais dû continuer de ne pas bouger une fois enfermé pour éviter d’alimenter une claustrophobie latente. Je fus pris de panique et tentai de me retourner par la force, pour soulager la raideur de mon cou qui commençait à peser. Mais rien n’y fit, la boîte était trop forte pour moi. J’hurlais pour évacuer ma peur et ma frustration, pour m’épuiser, pour céder pleinement à la panique qui avait envahi toutes mes cellules et devait déborder quelque part… jusqu’à ce que l’air se fasse rare. « Calme toi Ameer, tu es peut-être là pour longtemps, reprend toi ! Aller ! ». Je respirai calmement, gonflant lentement mon abdomen. Puis je cherchai de nouveau l’espoir. « Je sais mon ange, que tu me vois toujours, et que tu sens ma souffrance. Et j’endurerai ce que tu jugeras utile, pour moi, ou pour d’autres, clamai-je alors dans un léger regain de force mentale.
— Ameer ça va pas bien ? T’es pas obligé de parler comme un héros grec tu sais ? T’es pas tout seul à en prendre plein la gueule ! »
Anabella revenait à moi mentalement et sur un ton léger qui me réchauffa le cœur mille fois plus que cet ange de pacotille qui de toute façon s’était éteint.
— Bella ! Je n’ai pas le cœur à rire.
— C’est tout ce qui nous reste ducon alors démerde toi pour rire ! On n’est pas déjà tombé dingos justement parce qu’on est là l’un pour l’autre. Profitons-en.
— Je crois que j’ai envie de « tomber dingo », ça serait peut-être plus simple.
— Et me laisser toute seule ? Sympa la solidarité !
— Où vous étiez passé ? répliqua Adi. On a coupé toute communication, j’ai senti votre effroi.
— On est tombé dans le trou duc de Lucifer Adi, répondit Anabella qui, les circonstances aidant sans doute, relâchait de plus en plus son vocabulaire. Tu sais, autant que possible on évite de partager ce qu’on vit. On a vite compris que c’était mieux comme ça pour ne pas s’infliger la peine de voir l’autre souffrir aussi. Mais toi, tu n’es pas comme nous Adi, tu n’es peut-être pas là pour la même chose.
— « Pas là pour la même chose » ? Mais pourquoi êtes-vous là ?
— Bah en fait on n’en sait rien nous-mêmes. On ne nous a pas beaucoup adressé la parole depuis qu’on est ici. Repris-je.
— Aucun dispositif de ce genre n’est jamais fait pour rien, répondit notre historienne. Soit, ils veulent obtenir des réponses, et ce n’est pas le cas puisqu’on ne nous a rien demandé, soit ils font des expériences, mais je ne sais pas où ils veulent en venir. J’ai d’abord pensé qu’en tant qu’humains de souche, ils cherchaient à nous étudier, mais toi Adi, te n’en es pas un.
— Moi je suis un criminel répondit Adi.
— Tais-toi ! dit Valentine à Adi. Cesses de t’en vouloir, tu as fait ce que tu as pu dans un état de stress qui t’as rendu hors de contrôle !
— S’ils envoient les criminels ici, et qu’ils ne nous font pas travailler, c’est qu’ils se servent de nous comme cobayes. Une chose me surprend toutefois, s’ils n’envoient pas que les criminels ici, comme Anabella et moi par exemple, cela veut dire que régulièrement, ils font subir ce genre de traitement à des clones envoyés au Centre de Réin… à l’Asile. Comment cela peut-il être accepté ?
— Pas besoin de l’accepter, ça ne se sait pas ! commenta Adi. Personne ne sait ce genre de choses. C’est un secret bien gardé.
— Gardé par des clones tout de même, mentionna Anabella. Quel que soit la sphère hiérarchique qui prévoit ces pratiques, elle est dirigée par des clones qui sont tous susceptibles de finir ici. Je me demande à qui profite ces recherches. »
« Boum… criiiiiiiiiiii »
« Ah ? Ça c’était chez moi ! » Je sentis qu’Adi tentai de conserver une once de courage dans ses paroles. « Je crois que c’est mon tour maintenant ! ».
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