22 – Vol mémoriel
Deux heures ! Deux interminables heures et mes larmes ne se sont toujours pas taries. Je n’en peux plus… Qui est cette satanée voleuse de corps ? Si seulement je l’avais en face de moi… Je donnerais tout ce que je possède – bien que cela ne représente techniquement rien – afin de me rappeler à son bon souvenir et de lui écraser le nez à l’aide d’une droite bien placée. Ça lui apprendrait à cette… comment le formulerait papa ? Ah ! Je sais ! À cette gourgandine !
Suis-je devenue idiote ? Une crétine se serait stoppée par avance, et ce, depuis des lustres. C’est-à-dire que le moindre contact avec cette barrière d’éther me projette en arrière. Et qu’est-ce que je fabrique ? Je continue, je lutte de toutes mes forces pour tenter de la franchir. En vain, évidemment… Ça me frustre au plus haut point, car je présage que la poule, qui ose se faire passer pour moi, doit roupiller tranquillement. Elle n’a pas ouvert les rideaux ; je n’ai noté aucun mouvement. Soixante minutes, au moins, pour que je devine, tout bien considéré, que tout ça : c’est une fameuse perte de temps !
Si je me remémore convenablement, Finn proférait « à combat désespéré, plan quasi parfait ». C’était certes pour le bureau des étudiants et c’était systématiquement débile et hors de propos, cela dit, j’imagine que ça colle merveilleusement à ma situation.
Je poursuivrai mon activité favorite : patienter… et dès qu’elle sortira, je lui crame les cheveux.
Je sursaute quand j’entends le « pouf » et le grognement que je déteste le plus au monde. Un frisson me poignarde au bas des reins ; j’appréhende soudain :
— Hé ! Hé ! Hé ! Tu es une drôle de créature…
— Ouais, et c’est le toutou fantôme qui le déclare ! m’écrié-je en serrant les poings et les dents.
Il m’horripile. Sa truffe gercée, sa cicatrice à l’œil, y compris l’odeur que je ne perçois pas, mais conçois sans peine, sont à vomir. Je le proclame, s’il existe un architecte, un responsable ou une divinité qui est cause de tous mes déboires, je le ou la honnis !!! Crotte !
— Retourne à la niche, le chien, je n’ai pas besoin de toi dans mes pattes, lui lancé-je en le sommant de la main de déguerpir.
Il baisse la tête et – va-t-on dire – me sourit. Il remue la queue, saute et se téléporte derechef. Pourquoi ai-je conclu un pacte avec ce monstre ? À part pour se moquer de ma poire, ses interventions sont-elles nécessairement inutiles ?
Une fois le maudit clébard parti, je patiente – pour changer. Je compte alors les papillons de nuit et les « billélules » qui volent autour de la maison. J’en profite pour passer au peigne fin les nuages encore nombreux, pour essayer de me souvenir de ce qu’il s’est produit avant de perdre mon corps… en somme, je glande jusqu’au petit matin. Si je n’étais pas autant énervée, je constaterais certainement la beauté de la brume au-dessus des toits, ainsi que celle des rayons du soleil qui se reflètent sur les flaques. Mais non ! Maintenant, ce qui ressort, c’est qu’ils m’écœurent. Le temps défile, une heure s’écoule. La fausse Iris et Mimi doivent prendre le petit-déjeuner tranquillement. Elles sont sûrement en train de papoter de tout et de rien. Ma tutrice est potentiellement au cours d’une de ses tirades où elle explique qu’il faut bien travailler à l’académie, blablabla. Et moi, en piquet fidèle, je ne bouge pas d’un pouce – même si mon majeur a tendance à se lever régulièrement en direction de la fenêtre de ma chambre.
— Allez ! C’est le moment de te rendre en classe ! hurlé-je, en espérant qu’elle daigne se montrer.
Néanmoins, aucun signe.
Je poireaute de nouveau, dix, quinze, trente minutes… elle ne se pointera pas ! Si à l’instar de mon père ou de Sarah j’arrivais à décoller, je m’introduirais à travers le chambranle dans le but de fureter – sauf si bien sûr la protection éthérée porte jusque là.
Il ne reste plus vingt mille solutions, je suis bien obligée de me tirer d’ici et de me résigner à la dernière chose qu’il est nécessaire de mener : fouiner à l’école. Avec de la chance, je croiserai mes amis. Malgré l’impossibilité de communiquer avec eux, les savoir proches m’apaiserait. Ils me manquent.
En conséquence, je me mets en route et sillonne Bourdur en long, en large et en travers – ou presque, car je vais tout droit. L’infortune, en bienveillante compagne, ne me quitte pas ; il n’y a pas un seul de mes camarades en retard ! C’est inconcevable ! Y compris Zara, dont la lenteur surpasse celle d’une tortue, semble être en cours. Quelle plaie !!
Je souffle un bon coup, je claque mes joues et je cours sans m’attarder davantage vers l’académie.
Misère, me voilà ! Ce qui ceint l’institution ne présente pas les caractéristiques classiques d’un champ de force. Oh ! Négatif ! Ça s’apparente à une authentique forteresse. Ce machin ressemble à une muraille, jaunâtre, luisante et suintante. Sa densité se révèle tellement compacte, qu’à trois mètres, je m’y sens nauséeuse. En revanche, une énergie, ou bien la curiosité que je partage avec mon paternel, m’appelle, m’ordonne d’y toucher. Un sourire commence à se dessiner sur mes lèvres malgré l’évidence : c’est une très mauvaise idée.
— Fenrir ! interpellé-je, en tournant en rond de manière à ne pas être surprise lorsqu’il se matérialisera.
Comme ça, si je me retrouve scotchée à l’instar de Sarah devant l’habitation de Lysander, il m’évitera sans doute de perdre cinq minutes supplémentaires.
— Le loup est-il tenu de déserter sa… niche ? se réjouit-il, en riant de la même façon qu’un diablotin dans les contes pour gamins.
Je me maudis déjà de l’avoir convoqué. Il mime un cabot se roulant au milieu de la boue. Il se ridiculise.
— Oui, je vais tâter ce truc, je souhaite que tu sois là pour me tirer de là… au cas où.
Il se positionne correctement, sur ses quatre pattes. Son œil écarlate me dévisage. J’ai l’étrange impression qu’il arque un sourcil.
— As-tu conscience que ton initiative est d’une stupidité déconcertante ? demande-t-il, le ton étonnamment pondéré.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Ce n’est pas toi qui vas tester ça, que je sache.
— Excusez donc le faible revenant que je représente, ironise-t-il en accomplissant une espèce de révérence exagérée. Vous, grande, illustre, majestueuse thaumaturge Iris Béryl, illuminez-moi de vos prouesses…
— Qu’est-ce que je risque ? Périr ? marmonné-je en lui tournant le dos.
— Stupéfiant ! Tu es insondable et irresponsable, sans toutefois entrevoir la nature de ce qui se trouve en face de toi. Tu te joues d’un dévoreur de l’esprit et d’une limite qui stopperait un marionnettiste de l’âme. Mais non, tu n’en mourras pas, je te le concède.
Je l’entends se bidonner. Il a l’air de remuer la queue si fort qu’elle émet du bruit. J’avoue qu’il a inséré un sacré doute au fond de ma cervelle. Je n’ai en revanche pas le luxe de tergiverser. Je crispe tous mes muscles. Petit pas par petit pas, je m’approche tout doucement. Je tends l’index, j’affiche une grimace, je manque de vomir tant mon estomac est chamboulé… j’appuie sur le rempart spirituel. J’ai pressenti un tas de scénarios, qu’est-ce que je me suis trompée sur toute la ligne ! Si j’avais, un tant soit peu, approximé la réalité, même au sein de mes pires cauchemars, je ne me serais pas amusée à frôler ce truc.
En une milliseconde maximum, je suis projetée à l’opposé de la ville jusqu’au dôme. Je le percute, le traverse et me baigne au fond d’une obscurité infinie. Je ne profite pas d’un battement de cils pour souffler parce que je suis immédiatement expulsée, extrêmement haut au-dessus du bourg. Il y a une chose positive, je vole. Je suis tellement montée en altitude que je me situe à quelques décimètres du sommet de la demi-sphère de ténèbres. Finalement, je réussis à reprendre le contrôle et plane aussi bien qu’une feuille morte en automne. Je compte qu’un véritable auspice entre en scène, car je suis en un seul morceau quand je rentre en contact avec le plancher des vaches, non loin de la rivière. Par contre, je me trouve à des kilomètres de l’académie. Pour conclure, l’obstacle majeur a été le psychologique. Contrairement à ma substance simplement ballottée, mon esprit a morflé !
Le choc entre l’essence de la barrière et la mienne s’est montré tel qu’aussitôt des images et des sons ont submergé ma conscience. Je présage qu’il s’agit d’une réminiscence de mes souvenirs perdus. Plutôt… une partie, semble-t-il.
Le premier bail qui me soit parvenu a été la voix de mon daron qui répète, comme une litanie, une unique phrase. Une boucle qui frappe mon crâne : « Parle-lui de la perle, affirme-lui que l’homme qui a chargé son catalyseur a besoin d’elle par-delà la mort. » Bien que je ne maîtrise rien quant à sa signification ou à sa provenance, je vois clairement une représentation de la prof de botanique. Au lieu de m’étonner, une question me taraude : comment suis-je censée balancer ça à Sombrelune ?
Lorsque l’écho s’est enfin tari, j’ai eu droit à un peu de douceur. J’ai ressenti la chaleur d’une main contre la mienne. Un moment fugace, où mon regard a épousé celui d’Alex. Je suis quasi certaine que cet instant n’a jamais existé. Par ailleurs, les battements de mon cœur ralentissent, mon rythme respiratoire revient à la normale, tandis que mes yeux plongent au centre de ses iris marron striés de jaune. Je suis déçue lorsqu’une seconde plus tard, j’éprouve sa gêne et qu’elle retire ses doigts des miens. Le contact humain : j’en rêve tant…
La suite résonne vraiment avec la vérité, en effet, nous sommes en compagnie de Lysander. Avec Alex, elles préparent une sérieuse quantité de nuages d’âme et d’esprit. Je ne devrais pas me plaindre davantage, car dans cette vision j’ai eu la possibilité de goûter la caresse de ma meilleure amie contre ma peau, pourtant j’ai l’air d’une cruche. Je leur sers uniquement à tenir le bouquin de recettes.
L’ultime défilement d’images – car il ne subsiste aucun son au sein de celui-ci – enfonce le clou, ne me met indubitablement pas en valeur. Je suis immobile dans ma chambre, j’observe mon père et Zara qui discutent. Je m’aperçois qu’elle est en mesure de lui parler. Par quel miracle ? Je n’ai pas le temps d’y réfléchir qu’elle débute le tracé d’un cercle sur le plancher à l’aide d’une craie. Elle forme petit à petit un diagramme dont la complexité distance celle de tous ceux qui figurent dans les livres de la bibliothèque. Mon géniteur, qui fait de grands gestes, la guide pas à pas. Il lui conseille parfois de reprendre quelques arabesques. Et moi ? Je me conduis en plot de service, comme d’habitude. Je reviens à la réalité après un immense flash lumineux tandis que je suis encore à l’intérieur du dôme.
Il m’aura fallu une éternité pour me remettre du choc. À proximité du ressac de l’eau, le long des berges, je me scrute, me palpe, me pince et me mords jusqu’au sa… jusqu’à l’éther. Je n’ai pas rêvé.
— Qu’est-ce que j’ai mal au crâne !
Toutes réflexions faites, j’ai une sensation qui y ressemble.
Et voici l’horrible prédateur qui rapplique à pas de loup. Il me toise et secoue la tête.
— As-tu apprécié le voyage ? s’enquiert-il d’un timbre monocorde.
— Ouais ! Prendre un bol d’air frais m’a fait un bien fou, lui articulé-je en utilisant un ton identique.
— La prochaine fois, garde-toi de ces idioties. L’espace d’un instant, notre lien d’invocation a failli. Or, je ne souhaite aucunement le rompre avant d’être en mesure de croquer ton stupide paternel.
— Hé ! Hé ! Hé ! l’imité-je en m’appropriant une grosse voix.
Il s’évapore encore une fois. T’as raison, casse-toi ! Sale bête !
Je ne m’estime clairement pas mieux. Je reste toujours très triste et astronomiquement en colère contre l’univers entier. En revanche, je suis déterminée, inflexible. Je lève le poing et m’exclame :
— Je sais quoi faire ! Je vais aller voir Sombrelune !
J’ignore ce que je pourrais effectuer d’autre. En vérité, je me dis que papa ne devrait pas traîner loin d’elle.
Annotations