Chapitre 1
Tout le monde est un pion sur l'échiquier du pouvoir. Je l'ai appris très tôt. Dès que le jeu a commencé. Je pense que tout le monde faisant partie de la cour d'Eldoray l'apprend dès la petite enfance. Nos parents nous préviennent, nous préparent. Ils nous enseignent l'art de tromper, de manipuler, le maniement des armes blanches ne passe pas à la trappe. S'ils ne le font pas c'est qu'ils sont sur plateau du jeu, nous délaissant ou encore en train de se déchirer, entre eux, à cause du jeu. Un jeu mortel, qui nous empoisonne tout au long de notre vie. Cela fait un an que je me suis retirée du plateau. Pas du jeu. On ne peut jamais partir définitivement, à moins d'être mort. Je n'ai pas peur d'y retourner. Je suis vraiment prête cette fois. Ma sœur est tombée, je ne commettrais pas la même erreur qu'elle. Ni celles de mes parents.
Dans le miroir en face de moi, je regarde les mains agiles d'Amandine, ma Dame de compagnie, manipuler mes cheveux, afin de me faire une coiffure complexe, dans laquelle elle mêle des perles en nacre. Je suis sûr que cela lui avait manqué. Elle coince dans ma chevelure brune un petit diadème sertis d'améthystes, signe de mon appartenance à la lignée royale. Être la filleule de feu la reine me donne le droit d'en porter un. Pour la cour, il est important de faire paraître son statut et ses richesses. Reculée à la campagne je ne voyais plus l'intérêt me faire de telle coiffure, là-bas je m'accommodais parfaitement d'une simple. Après tout, à qui aurais-je dû plaire ? Devant qui aurais-je du parader ? Les domestiques ? Les gens du village ? Ma sœur mourante ? Non, cela n'avait aucun sens.
Amandine continue son ouvrage sans broncher, me laissant vaquer à mes pensées. Elle est ma sœur de lait et une amie pour moi. Ma mère ne l'a jamais acceptée, pour elle, elle était simplement un objet de décoration, un objet à utiliser à notre bon vouloir, fille de servante destinée à en être une à son tour, tout comme sa descendance. Ce n'est qu'après la mort de ma mère et celle de ma sœur que je lui ai donné ce rang. Rôle que je suis sûr qu'elle remplira à perfection. Personne encore à la cour ne le sait et je sens que cela va faire jaser. J'ai hâte de voir leurs visages, leurs expressions, quand elle paraîtra près de moi le lendemain. Amandine n'est pas seulement ma Dame de compagnie mais aussi mon espionne. À Eldoray tout le monde a besoin d'un espion, nous ne sommes jamais tranquilles, même quand nous le croyons. Nous ne pouvons même pas dormir sur nos deux oreilles, nous devons toujours rester éveillés. Je pense que les longues nuits de sommeil dont j'ai pu profiter à la campagne vont me manquer. Mais un an de repos n’est pas donné à tout le monde.
Amandine me fait signe qu'elle a terminé en me exécutant un sourire avant de reculer.
— Cela vous plaît-il ?
Je tourne mon visage fardé d'un côté puis de l'autre afin d'admirer son travail minutieux. Mes boucles d'oreilles de pierres d'améthystes, accordées à mon diadème doré, suivent le mouvement de ma tête. Je ne sais pas comment elle fait mais elle a un véritable talent. Je suis certaine que si on lui avait permis de prendre des cours de peinture et pas seulement de broderie (autre matière où elle excelle) elle se distinguerait de tous, c’est une artiste dans l’âme.
— Oui, c'est parfait. Merci.
Sans que je n’aie à lui dire quoi que ce soit, elle sort de ma chambre, me laissant seule. Elle ne fera son entrée à la cour que demain, ce soir je dois me concentrer sur mon retour. Je prends une grande respiration. Ce que m'avait dit ma mère lors de mon entrée à la cour résonne dans ma tête. Reste bien droite, esquisse un sourire charmeur, ne te laisse pas marcher sur les pieds et surtout garde la tête haute. Jamais, tu m’entends, ne te laisse jamais faire. Ne délaisse jamais ton masque, ne montre pas qui tu es vraiment. Juste assez pour qu’ils ne s’en prennent pas à toi. Rejette tes émotions, ne leur laisse pas une seule faille, aussi petite soit-elle. Sois forte, sois vicieuse, sois rusée, plus que les autres. C’est ainsi que tu survivras là-bas, crois-moi.
Me souvenir de ces paroles me fait presque sourire. Lors de ma première fois à la cour je me répétais ces mots en boucle, comme si c'étaient un mantra qui allait me maintenir à l’abri du danger. Je le croyais mais c'était faux. Il n’y a que notre force mentale qui peut, en partie, nous protéger. Aujourd'hui je comprends ces paroles, faire un pas de travers n'est pas une option, c'est ma mort assurée. Mais à l'époque je n'en avais pas encore conscience. Il faut le vivre pour se rendre compte de tout cela.
Ma sœur a baissé sa garde et elle en a payé les conséquences. A ce moment, j’ai pris la décision de partir, loin de la cour et ses dangers. Mais à présent m’enfuir n'est plus une possibilité, cela m'est impossible. Il est grand temps que je fasse mon retour, je suis dans une impasse que j’ai essayé trop de fois de contourner. Je dois donc rester sagement dans cette cage d’or, remplie de fauves près à se jeter sur moi dès que je ferais ou dirais quelque chose de travers. Me voilà devant un chemin rempli d’embûches, avec aucun allié totalement fiable, pourtant je ne dois pas abandonner. C'est mon devoir, je le lui dois, je lui ai promis. L'heure de la vengeance a sonné.
***
Je m'avance devant l’immense porte à deux battant de la salle de réception. Elle qui m'a tant impressionné la première fois ne me fait plus du tout le même effet. Voilà le dernier rempart avant que je ne puisse plus respirer. Elle s'ouvre avant que je n’aie avoir le temps d'inspirer à nouveau un grand coup et le valet de pied m'annonce sans que je n’aie à lui dire qui je suis.
— Sa Grâce la Duchesse Lydia de Merkay.
Dès que mon nom fut prononcé, je vis toutes personnes présentes tourner la tête, curieux de découvrir ce que j'étais devenue. Je soulève les pans de ma robe - couleur améthyste, surmonté d'une dentelle dorée - afin de descendre les escaliers qui me séparent d'eux. J'esquisse un sourire de courtoisie, les toisant de mon petit piédestal avant de les rejoindre. La salle de bal est comme dans mes souvenirs. De grandes baies vitrées permettent d'avoir une vue sur les jardins et donnent l'impression que la pièce est encore plus grande qu'elle ne l'est déjà, les lustres d'or illuminent toute la pièce bondée de monde. Une fois que je pose mon pied sur le sol de la salle, tous les regards se détournent. C'est la marquise Marie de Kaléiste qui, à mon grand étonnement, prend l'initiative de s'avancer vers moi en premier. Elle exécute une petite révérence puis s'adresse à moi, tout sourire. Comme si rien ne s'était passé depuis que je suis partie, comme si elle n'était pas l'une des causes de l’assassinat de ma sœur.
— Duchesse ! Je suis ravie de vous revoir, vous avez énormément manqué à la cour et je suis certaine qu'il en est de même.
— La joie est… réciproque.
Dans sa toilette, d'un noir se dégradant au marron beige et avec sa chevelure ébène rassemblé en un chignon tressé auquel se mêle plein de petits onyx, elle rayonne. Son sourire ne détonne pas face au dédain que j'éprouve pour elle et qui transparait dans ma voix. Elle a même l'audace de prendre mon bras droit, et une bague avec un diamant sur son annulaire gauche attire tout de suite mon attention. Elle a fini par arriver à ses fins, elle a eu ce qu'elle souhaitait.
— Il s'est passé tellement de choses pendant votre absence ! J'estime qu'il ait de mon devoir de vous mettre à jour.
— Cela va de soit.
— Un an loin de la cour, cela ne vous a pas manqué ? Je ne pourrais pas m'en passer !
Menteuse. Une grande partie de la cour voudrait échapper à ce jeu et je suis certaine que Marie en fait partie. Je sens la peur transparaître à travers elle, tous les pores de sa peau dégagent l’envie d’être ailleurs. J'ignore juste si elle a plus peur de moi et de ce que j'ai fait il y a un an ou de la cour. Marie sait ce que je ressens envers elle. Je la hais. Sous ses airs d'innocente, c'est une manipulatrice. Ma sœur ne serait pas morte sans elle, j'en suis convaincue.
— Je suis sûre que vous avez remarqué la bague à mon doigt ! Frédéric m'a fait sa demande il y a un mois.
Salaud. Elle venait tout juste de pousser son dernier soupir. Ce dernier nous suit du regard, un verre à la main. Il discute avec le comte Narciss de Bastoyss. Deux serpents, ils s'accordent bien ensemble. Que peuvent-ils bien comploter ?
— Le mariage aura lieu dans quelques mois vous serez bien évidemment la bienvenue. Je suis heureuse que le mariage ait lieu si tôt. Je n'ai pas osé vous écrire, j'espère que vous ne m'en voulez pas.
— Point du tout.
— Oh vous me rassurez ! Mais assez parlé de moi, les anecdotes les plus croustillantes ne sont pas sur moi.
Elle me tire par le bras d'un bout à l'autre de la salle, je suis ainsi obligée de saluer tout le monde. Je n'en peux plus d'entendre sa voix déblatérer tout sur les intrigues de la cour. Informations qui me confirment que rien n'a changé, la cour est et restera toujours la même. Elle parle sans s'arrêter comme pour couvrir le fait que je ne dis presque pas un mot. Je fini par ne plus l’écouter vraiment, attendant seulement que cela cesse.
La musique qui n’est, au début, qu’un bruit de fond augmente. Signe qu'il n'est plus temps de discuter mais de danser. Le duc Frédéric d'Ardbrook que jusqu'à maintenant j'ai réussi à éviter se rapproche de nous. Il baisse légèrement la tête, signe de respect envers mon statut. Juste après il me toise, nous nous regardons en chien de faïence. Je sens qu'il essaye de me sonder. Il veut savoir si j'éprouve de la rancune envers lui. Il veut savoir si je suis devenue un danger. Il veut savoir s’il pourrait bouger assez bien ses pions sur le plateau du jeu pour me faire tomber.
— Duchesse, j'espère que vous ne m'en voudrez pas si je vous l'emprunte pour danser.
— Faites comme bon vous semble.
Mon regard les suit jusqu'à la piste de danse. Marie resplendit à son bras. Obnubilée par ma contemplation, je ne sens pas qu'on se rapproche de moi. Je suis donc surprise lorsque quelqu'un pose une main sur mon épaule et me retourne, sur mes gardes. Je me détends tout de suite quand je vois de qui il s'agit. Je me retiens de le prendre dans mes bras, c'est bien l'une des seules personnes qui m'a manqué et qui m'a écrit lors de mon absence.
— Cela fais plaisir de te revoir Lydia.
— Tu m'as manqué Stéphane. J'ai été heureuse de recevoir tes lettres.
— Et moi les tiennes. Je tiens à te dire de vive voix mes condoléances pour Sophie…
— Je ne ferais pas les mêmes choix qu'elle. D'ailleurs tu ne m'avais pas dit que Frédéric avait fait sa demande à Marie.
— Cela ne m'a pas semblé nécessaire. Tu devais faire ton deuil, et puis tu avais cette chance d'être hors de la cour pour le faire.
Il attrape ma main et caresse son dos avec douceur. Malgré la délicatesse dont il fait preuve à mon égard, mon visage ne trahit aucune émotion. Mais je sais qu'il me connait bien et qu'il me sait touchée par ce geste. Ses cheveux ondulés d'un noir profond encadraient son doux sourire, et ses yeux noirs dégageaient tant de tendresse à mon égard. Je regrette presque de ne pas lui montrer autant d'affection qu'il ne mérite. Nous avons toujours été proches. Sûrement dû au fait que nous avions le même âge et que dû à notre lien de sang nous avions par conséquent reçu notre éducation ensemble. Il fut un temps où l'on n'avait aucun secret l'un pour l'autre, où l'on faisait les cent coups ensemble, où l'on découvrait tout ensemble... Le silence qui s'est installé entre nous est brisé lorsqu'un couple de danseur déjà bien éméché nous bouscule. Stéphane lâche ma main. Je reconnais la princesse Claude et ses boucles rousses auburn accompagnés du duc Marcus de Navaros.
— Oups… Excusez-nous. Lydia, ma chère cousine ! Cela fait longtemps que tu n'as pas dansé, je pense, tu devrais nous rejoindre, au lieu de rester sur le bord de la piste !
A peine a-elle dit cela, en gloussant, qu'elle s'éloigne. Stéphane eu un léger sourire et me tandis la main.
— Tu as entendu ma sœur ?
C'est ainsi que je rejoins la piste au bras de mon cousin. Il m’est à présent impossible de retourner en arrière. J'avance à nouveau sur l'échiquier du pouvoir.
***
Lorsque la musique se tut tout le monde commence à se diriger vers la salle attenante à celle du bal. Le roi est déjà assis en bout de la longue table à manger, nous invitant chaleureusement à nous installer. Cette table ornée d'une nappe - qui je pense est en soie - est remplis de mets à n'en plus finir. La cour le rejoins et se place selon leur rang, automatiquement une place s'est créée pour moi. Je me retrouve installée entre mon cousin Henri et Frédéric. J'aurais souhaité pouvoir l'éviter le plus possible mais c'est malheureusement impossible. Je hais ce plan de table. Marie est juste en face de lui et elle lui jette tellement de regards langoureux que j'en suis exaspérée. Comment n'a-t-Elle pas pu voir cela avant, Marie n'a jamais été une amie pour elle, elle l'a toujours dupée. Ils se sont bien amusés à leur petit jeu, je suis sûre qu'ils en ont ri. Une fois que mon gouteur à but une gorgée de mon vin je me permets d'en boire à mon tour.
Durant le repas des musiciens jouent en fond, des chuchotements et des rires se font entendre, une ambiance assez guillerette flotte dans la pièce. Mais tout le monde sait que tout cela n'est qu'apparence, tout n'est qu'un masque. J'échange quelques mots avec mon cousin mais reste la plupart du temps silencieuse observant le manège de la cour.
Avant que le dessert ne soit servi le roi se lève et fait retentir sa cuillère contre son verre à vin. Tout le monde se tait dans l’immédiat. Malgré son dos arrondi par l'âge, sa carrure que l'on pourrait penser frêle il en impose encore, tout le monde le respect.
— Chère cour d'Eldoray, je m'adresse très peu à vous lors de nos somptueux repas mais aujourd'hui est un jour spécial, sa voix résonne dans toute la salle. Autre que le fait que je suis heureux d'accueillir à nouveau ma nièce la Duchesse Lydia de Merkay parmi nous aujourd'hui, aujourd’hui c’est l’anniversaire de ma petite dernière Lorraine. Ma tendre fille, tu fêtes en ce jour tes 17 ans, signe chez nous de ta majorité et de ton accession à la cour. Pour marquer ce jour d'une pierre blanche j'annonce tes fiançailles avec le prince Orion d’Astréméistide ! Ce jeune homme se joindra à nous plus tard dans la semaine et votre union annonce une heureuse et longue alliance avec le royaume d'Astréméistide.
La principale intéressée écarquille des yeux dans un premier temps puis un grand sourire nait sur son visage, elle porte la main sur son cœur et se lève pour embrasser son père de joie. Son attitude montre toute l'innocence encore présente en elle. En voyant cela je crains que personne ne lui a appris ce qui se déroulait réellement ici.
Après cette annonce le dessert nous est servi et nous retournons ensuite à la dance. Un portrait du promis circule entre les mains de la cours, curieuse de voir la personne qui va rejoindre le plateau du jeu. Le portrait finit par arriver dans mes mains et j'observe ce qui sera le mari de ma cousine. Une chevelure dorée encadre son visage, les traits de celui-ci son doux et ses yeux bleus gris laisse transparaitre une vivacité d'esprit.
— Mon enfant puis-je interrompre votre contemplation ?
Je sursaute et mes yeux se porte sur le roi, j'exécute précipitamment une révérence.
— Voyons mon enfant pas besoin de tant de politesse envers moi, je ne voulais pas te surprendre. Je tenais à te saluer en personne et à te transmettre mes condoléances. Sophie était un ange dans cette cour, sa présence nous manquera à tous.
— Merci votre Majesté.
— Ma tendre Lydia je suis plus que ravis de te revoir parmi nous. Je compte sur toi pour veiller sur ma fille jusqu'à son départ. Je sais très bien que cet endroit n'est pas fait pour elle mais elle doit bien y faire face. Lui trouver un mari est pour moi la meilleure façon de l'éloigner de cet endroit.
— Pour Claude aussi ça l'a été.
— Effectivement mais le destin voulait qu'elle retourne à ses racines et aujourd'hui je suis ravi de l'avoir à mes côtés. Je vois que tu observes qui sera mon futur gendre. Son père, le roi Hélios, m'a assuré que c'était un bon garçon, son héritier qui plus est ! Mon enfant ne trouves-tu pas que Lorraine d’Astréméistide est une jolie sonorité ?
— Oui… une très belle même.
Tristement je reporte mon regard sur la piste de dance, me faisant face, il se porte immédiatement sur Lorraine. Un être encore pur dans une foule de personne corrompues. Un être qui sera inévitable salit, jamais elle ne partira à temps, la noirceur la gagnera, ne serait-ce, qu'un tout petit peu avant, car personne ne peut échapper à la noirceur de la cour.
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