Retour à Har Moinn
Le vieux Delandin m'avait légué ce qu'il savait : les histoires, la magie, la connaissance du monde. Au milieu du Vesturlèn, dans les dernières lueurs du jour, son visage flétri l'était plus encore. De sa voix rauque et éteinte, il me dit :
" Vois-tu, Rorik, demain, dès l'aube, je partirai. Toi, tu iras au Nord trouver l'enfant. Et moi, je prendrai la route de l'Est : celle qui mène à Har Moinn, puis vers la montagne au travers des forêts de l'Austuri. Là, tout comme ceux qui sont devenus les miens, je soulèverai la pierre dressée pour la poser sur mes os, dans le sanctuaire de ceux qui savent.
" Sur ma route solitaire, je n'aurai qu'une compagne et c'est le souvenir de ma longue existence. Comme je voudrais retrouver les sentiments joyeux. Du tréfond de mon chagrin, que puis-je te promettre, mon jeune ami ? "
Nous traversions ce pays de part en part depuis de si nombreuses années que j'en avais perdu le compte. Jamais je ne l'avais vu si mélancolique. Je frémissais de l'imaginer sur les chemins difficiles qui mènent à la source de Stors'elv, mais il était vain de l'en dissuader. Après tout, son pas était encore sûr dans les Fjalls, et son bâton un appui sans faille. " Est-ce là votre dernière leçon ? dis-je simplement. "
Delandin bourra lentement sa pipe usée et noircie, vidant ainsi sa poki. Il en tira plusieurs bouffées, qu'il projeta vers le ciel étoilé.
" Ma dernière leçon ? Tu te souviens, n'est-ce pas, de cette route... Je l'ai arpentée mille fois, vers toutes les Provinces. Cette vie lointaine me paraissait si pleine et importante. Comme je la vois d'ici, après l'avoir racontée, elle me semble vaine et stupide.
" Je voudrais la retrouver, Rorik. Il n'y avait qu'elle pour me pousser à sourire sur cette mauvaise route cahoteuse, où le piéton doit se prémunir de la boue, où le cavalier doit prendre garde à sa monture. Elle était un soleil rayonnant par la porte du château, accueillante avec son sourire, sa main tendue, ses embrassades folles.
" Toi, tu pourras entendre à nouveau mes histoires. Il te suffira de monter au vallon, de trouver la pierre dressée sur mes os. Mais moi, jamais je ne pourrai savoir quelle vie de bonheur ou de malheur ma fille chérie a vécu. Où a-t-elle fuit une fois son époux trépassé ? Quelle joie était-ce d'enfanter ? Il ne me restera d'elle qu'un sourire lointain, des souvenirs délavés, des bouquets de houx et de bruyère sur mon pupitre.
" Vois-tu, Rorik, demain, dès l'aube, je partirai. Je n'aurai pas besoin de lever les yeux sur la campagne autour : mes pieds savent où se poser. Je ne parlerai pas, je ne chanterai rien. Je ne regarderai même pas les couleurs du jour sur les hautes montagnes, ni celles du soir sur la cascade baignant le pied du château. Je les connais par coeur.
" Passant par Kasukalan, je cueillerai à main nue du houx. Je me baisserai une ultime fois pour de la bruyère sauvage. Et quand j'arriverai, je les laisserai s'échapper au vent, tomber au sol où bon leur semble. A Har Moinn, il n'est point de tombes, point de nécropole, même pour les rois, et surtout pas pour les reines. Leurs cendres sont dispersées, envolées, perdues.
" S'il y a une leçon à retenir, c'est que les vivants craignent les histoires que les morts peuvent raconter. Et ils craignent plus encore ceux qui savent les écouter. "
Le tabac fumé, Delandin se tut.
Le lendemain, il prit la route de l'Est, et moi la route du Nord. Encore aujourd'hui je ne peux oublier cette leçon : celle d'un père qui aime sa fille.
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