La gladiatrice aux yeux de chat
Elle fête ses trente ans loin de sa terre, loin des siens. Sa faute ? Elle a délaissé le voile pour fouler le tapis rouge. Elle a laissé sa longue chevelure de jais se balancer au gré de ses pas et subir l’assaut du vent. Que c’était bon ! Elle déambulait avec un port de reine, fière que l’on célèbre son art et fière de son statut de femme. Elle semblait si libre. Une lionne prête à conquérir le monde. Mais à plus de dix-mille kilomètres de là, on s’offusquait qu’une brebis du pays soit sortie du troupeau. Elle faisait rayonner l’Iran dans le monde entier, par son talent et par sa beauté. Mais chez elle on voulait la porter au bûcher pour sa crinière en liberté. Pourtant à Téhéran, elle avait nargué avec plus d’audace encore la dictature misogyne. Elle s’était rasé les cheveux et bandé la poitrine. Simplement pour avoir le droit de monter à vélo.
A son retour en Iran, on la somma de redevenir docile. Et la sentence tomba : « Interdiction de quitter le territoire ». Mais on ne donne pas de l’eau à un chat qui a goûté la crème. Et encore moins des barreaux à une femme affranchie. Elle déserta à la première occasion. « Ta patrie, tu l’aimes ou tu la quittes » ? Non. Elle quitta l’Iran comme on quitte un amant que l’on adore mais qui est incapable de nous rendre heureuse. Son pays voulait un amour exclusif. Elle préféra s’en séparer. Un choix terrible. Aujourd’hui elle sait qu’elle ne pourra plus jamais y retourner. Elle ne verra pas ses neveux grandir, ses parents vieillir. Elle n’a pas pu dire au-revoir à sa grand-mère. Elle assiste impuissante à la répression qui s’abat sur ses proches. Aux arrestations arbitraires. Elle brûle d’y retourner. En pleure tous les soirs. Mais goûte à l’ivresse de vivre dans un pays libre. Son statut lui a permis d’obtenir un passeport français. D’autres n’ont pas sa chance.
Elle profite de son aura internationale pour conter son histoire, l’histoire de son peuple. Elle ne veut pas que le monde oublie ceux qui sont toujours là-bas. Alors elle utilise son meilleur instrument, sa belle voix suave, pour accuser, s’indigner, interpeler. Elle bêle, elle beugle, elle aboie sa douleur. Elle apostrophe les consciences. Elle fulmine. Ici les magazines vantent l’orgasme à tout prix. En Orient les femmes se sentent coupables dès l'instant où elles ressentent leurs premiers émois. Elle gémit. Pour tous, la liberté devrait être au bout du cordon ombilical. Elle grogne. C’est quoi le problème des hommes avec les femmes ? Elle implore. La communauté internationale doit intervenir. Elle rugit. Une iranienne ne peut exercer un métier ni voyager à l’étranger sans l’autorisation de son mari. Elle peste. Le Coran n’a jamais divisé les sexes. Elle jure souvent. Elle questionne. « Que seriez-vous si l’on avait fait taire tous les Victor Hugo, Gainsbourg, Colette, Manet, Piaf, Brassens, Rodin ou Veil. Et si tous, autant que vous êtes, vous ne connaissiez de la liberté que le nom ? La France serait une belle coquille vide, n’est ce pas ? » Elle s’égosille, elle s’époumone, elle tempête. En Iran, une femme vaut la moitié d’un homme. Dans tous les domaines.
C’est une gladiatrice aux yeux de chat. Elle s’empare des tribunes qu’on lui accorde, des micros qu’on lui tend, des caméras que l’on dirigent sur elle pour parler de ceux restés au pays. Ils sont enfermés, torturés, parfois même tués, parce qu’ils aiment, parce-qu’ils créent, parce qu’ ils rêvent. Un beau gâchis. L’intarissable perse ne cesse de le déplorer.
Elle est exubérante, intense, lumineuse, son rire cristallin emporte tout sur son passage. L’Iran s’est privé de sa plus belle enfant.
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