Chapitre 1
J'étais scolarisé à l'école Sainte-Croix, un petit établissement catholique où tradition et discipline se conjuguaient et ou les enseignants étaient persuadés que seul un enseignement rigoureux préparerait leurs élèves aux exigences du monde. Chaque matin, une centaine d'enfants se rassemblaient dans la grande cour goudronnée, leurs voix résonnant sous les fenêtres des salles de classe avant que la cloche ne les rappelle à l'ordre. L'école, bâtie en pierres claires, était un témoin silencieux des générations d'écoliers qui avaient parcouru ses couloirs et usé ses bancs de bois.
Parmi les figures marquantes de cet établissement, Sœur Thérèse occupait une place particulière. Petite de taille mais d'une présence imposante, elle était mon enseignante, et pour tous les élèves qui passaient sous sa tutelle, elle incarnait l'autorité bienveillante.
Elle enseignait avec passion les lettres et les mots, veillant à ce que chacun d'entre nous maîtrise les subtilités de la langue française. Elle s'attachait également à nous inculquer le goût des mathématiques avec patience. Mais au-delà des matières académiques, c'était surtout l'histoire et la géographie qui semblaient la passionner le plus. Elle voulait que nous comprenions d'où nous venions, que nous apprenions à lire le monde et à en décrypter les enjeux.
Sœur Thérèse nous considérait non seulement comme ses élèves, mais aussi comme les futurs acteurs d'une société qu'elle voulait instruite et morale.
Malgré cette rigueur, l'école Sainte-Croix était aussi un lieu d'amitié et de complicité mais aussi de confrontation. Les récréations étaient le seul moment où le silence et la discipline pouvaient être brisés par des rires insouciants et des jeux animés.
Parmi mes camarades de classe, il y avait un élève particulièrement turbulent du nom de Lino. Toujours prompt à provoquer, il trouvait un malin plaisir à tester la patience des autres. Lors d'une partie de football, il s'en prit à moi, lançant des remarques acerbes. Je tentai d'abord de l'ignorer, feignant l'indifférence. Mais lorsqu'il me lança :
- arrière-grand-père, il a été lâche pendant la guerre !
Je ne pu rester de marbre.
Sans réfléchir, je lui fonçai dessus. Nous roulâmes sur le sol bitumé, nos poings cherchant à s’atteindre tandis que nos camarades formaient un cercle autour de nous, excités par le spectacle et scandant nos prénoms.
Alerté par les cries, sœur Thérèse fendit la foule et mit un terme à notre affrontement.
- Ça suffit !
Sœur Thérèse nous attrapa chacun par le bras et nous écarta avec fermeté. Le silence tomba aussitôt, tous reprirent une activité normal.
Ce jour-là, à la fin des cours, elle nous fit signe de rester. Une fois la classe vide elle pris la parole d’un ton calme mais ferme :
- Je veux qu’après votre altercation de ce matin, vous vous serriez la main et que vous fassiez la paix.
Lino et moi nous regardâmes un instant, encore un peu tendus par notre dispute. Finalement, nous tendîmes la main l’un vers l’autre et nous nous serrâmes la main chaleureusement. Un léger sourire se dessina sur le visage de Sœur Thérèse.
- C’est bien, les enfants. Maintenant, je veux que vous racontiez cette histoire à vos deux familles respectives. Vous vous êtes battus, vous avez fait la paix, et maintenant vous êtes amis.
Nous quittâmes la classe en silence, portant en nous le poids de cette leçon que nous n’étions pas prêts d’oublier.
J'avais donc la ferme intention de respecter la promesse faite à sœur Thérèse. Du haut de mes quatre ans, je détenais une grande histoire et j'aspirais à la raconter à toute ma famille. Le choix du moment était crucial pour garantir son impact. Je pris donc le temps de la mûrir dans mon esprit enfantin, sans en parler à quiconque.
Une semaine plus tard, ma grand-mère m'offrit l'opportunité rêvée : elle réunissait toute la famille pour un repas dominical. L'instant était parfait. J'attendis que tout le monde soit attablé pour prendre la parole. En pleine effervescence des conversations d'adultes, je m'élançai d'une voix fluette :
- J'ai une histoire à raconter.
Personne ne me prêta attention. J'étais aussi invisible que de l'eau claire. Je laissai passer quelques secondes avant de tenter à nouveau :
- J'ai une histoire à raconter.
Toujours aucun résultat. La frustration monta en moi. Je pris une grande inspiration, fermai les yeux, et lorsque je les rouvris, j'élevai ma voix à son paroxysme :
- J'AI UNE HISTOIRE À RACONTER !!!
Un silence de plomb s'installa. Tous les regards convergèrent vers moi. Amedé, un verre de vin rouge à la main, me fixa d'un air las avant de siffler, agacé :
- Bon, bah raconte-nous ton histoire, toi.
Je balbutiai quelques mots avant de me ressaisir. Il fallait captiver mon auditoire.
- Bon alors, Amedé... à l'école, Lino, le fils Lazzarini, il m'a dit que t'avais été lâche pendant la guerre.
Un fracas résonna. Amedé venait d'éclater son verre sur la table. Flavien me foudroya du regard.
- On t'a dit qu'il ne fallait jamais lui parler de la guerre, à lui !
Amedé se leva d'un bond, furieux.
- S'ils n'ont pas compris la première fois, je vais leur faire comprendre une deuxième fois !
Flavien s'interposa, bras en éventail.
- Amedé, ne sors pas ! On a fait croire à tout le monde que tu étais mort ! Si tu sors, on va tous se faire tuer.
- Non ! Ca je n'accepte pas ! Il n'y avait plus que moi sur le champ de bataille à la fin ! J'étais le plus courageux, les autres ils s'étaient tous barré en courant!
- On te croit, mais tu n'as pas gagné ta guerre. Ils sont bien plus nombreux aujourd'hui, Amedé. Tu n'as aucune chance.
- Je vais refonder l'armée, moi ! Je vais vous protéger !
J'étais pris d'un fou rire incontrôlable.
- Ouais, c'est mon arrière-grand-père le plus fort !
Amedé tourna la tête vers moi.
- Pourquoi il se marre, lui?
- Amedé, c'est un enfant, tu le fais rire. Regarde le, Amedé, regarde comme il est fier de toi.
Je poursuivis, mimant la scène :
- Attends, Amedé, j'ai pas fini mon histoire ! Après, je l'ai poussé et il est tombé par terre.
Amedé me fixa intensément.
- Tu l'as poussé et il est tombé par terre ?
Flavien leva les yeux au ciel.
- Amedé, tu vois bien que ce sont des enfants qui jouent dans la cour d'école. Tu ne vas quand même pas aller les tuer.
Amedé reprit, plus calme.
- Oui, là je m'énerve peut-être un peu pour rien.
Il planta son regard dans le mien et déclara fièrement :
- Tu l'as poussé et il est tombé par terre. C'est bien, mon arrière-petit-fils. Tu as vengé l'affront. Tu lui as montré qui j'étais à celui l.
J'ajoutai, triomphant :
- Et après, on s'est serré la main et on a fait la paix.
Un silence glacial s'abattit sur la pièce. Amedé blêmit.
- Tu as fait quoi ?! Tu as serré la main à un Italien ?! Mon propre arrière-petit-fils! ta fait la paix avec un Italien ?!
Il fonça sur moi, en hurlant :
- Tu as trahi la France !!!
Un cri retentit :
- Il va le tuer !
Mon père et mon oncle se levèrent d'un bond et retinrent Eugène par les épaules. La table vacilla, quelques verres s'écrasèrent sur le carrelage. Lentement, ils le poussèrent à s'asseoir, tentant de le calmer.
- Amedé, il ne sait pas ce que tu as fait. Il répète juste ce que les adultes lui ont dit.
Amedé me fixa longuement, avant de soupirer.
- Je viens de me faire ridiculiser par mon propre arrière petit fils de quatre ans.
J'étais acculé contre le frigo, sidéré par le tournant pris par mon histoire.
- Moi, je répète juste ce que ma prof m'a dit...
- Comment elle s'appelle, ta prof ?
Ma tante murmura :
Ne lui dis pas, il va sortir.
Eugène insista.
- Comment elle s'appelle, ta prof ?!
Je finis par céder.
- C'est sœur Thérèse.
- Sœur Thérèse ?! Une religieuse ?! Vous faites élever ma descendance par des religieuses ?!
- Amedé, tu nous as dit que tu croyais en Dieu...
- Oui, moi j'y crois !
- tu n'allais quand même pas me tuer Amedé ? c'était pour rigoler ? demandai je.
Flavien, sarcastique :
- Fais semblant de sourire à ton arrière-petit-fils, Amedé, sinon il va être traumatisé à vie.
Amedé grogna :
- Oui, c'était pour rigoler. Il à l'air courageux celui là, il n'a pas reculé, j'aurai pas aimé tomber sur lui sur un champs de bataille.
- Amedé, tu ne vas pas tuer sœur Thérèse non plus ? demandai je.
- Non je vais pas aller tuer sœur Thérèse, si je m'en vais tuer une religieuse ce coup là je vais vraiment passer pour un lâche.
Je m'avançai vers lui, pris sa jambe entre mes bras et soufflai :
- Amedé, mon arrière-grand-papa...
Il me repoussa, irrité.
- Je ne suis pas ton arrière-grand-papa. Je suis ton arrière-grand-père. Tu ne m'appelles plus jamais comme ça, compris ?
- Amedé, tu vois bien qu'il vaut jouer dit Flavien.
Annotations
Versions