Chapitre/Prélude ? Besoin d'avis.
— Jorn est absent depuis un moment… s’inquiéta Entir en observant le soleil couchant qui laissait, peu à peu, place à d’étranges ombres. On devrait partir à sa recherche, vous ne croyez pas ?
— Patience. Que veux-tu qu’il lui arrive ? Aurais-tu peur des Ombremorts soudainement ? demanda Torvar d’un ton moqueur.
Entir ne releva pas la pique. Il était déjà considéré comme le moins vaillant du groupe, il n’avait aucune envie de passer pour un pleutre.
— Ombremort ou non, dit-il en jetant une brindille dans les flammes, les squelettes que nous avons croisés sur notre route sont bien réels.
— Et rien n’indique que ce ne sont pas des squelettes humains, tu les as vus comme moi, railla Torvar.
Le son des sabots entrechoquant le sol leur parvint. Un robuste gaillard, botté de noir et vêtu d’une cotte d’armes grise, approchait au galop.
— Nous devrions être tranquilles pour la nuit, annonça Jorn en descendant de sa jument quelques instants plus tard.
Il flatta l’encolure de sa monture avant de la guider en direction de ses deux congénères. Il l’attacha solidement à un arbre totalement carbonisé puis récupéra quelque chose de sa sacoche de selle.
— Tu vois Entir, s’amusa Torvar, nous ne craignons rien.
— Ne me dites pas que vous vous chamaillez encore ? s’enquit Jorn en approchant du feu de camp, les sourcils froncés.
— Entir voulait partir à ta recherche. Il redoutait que tu ne te sois fait enlever par les Ombremorts.
— Moquez-vous tant que vous le souhaitez. Voilà dix jours que nous avançons sur ces Terres Maudites et la nuit tombe…
— Et alors ? répliqua Torvar en observant le ciel d'un air dédaigneux. La nuit tombe chaque jour à cette heure, aurais-tu peur du noir à présent ?
Entir discernait clairement la colère qui s’affichait sur le visage de son meilleur ami. Il tentait de réprimer sa rage, mais la crispation de ses lèvres ne trompait pas. Jorn n’était pas du genre à se laisser faire par qui que ce soit. Plus jeune capitaine de la milice de Label, il n’était pas facilement impressionné, surtout par les idiots un peu trop sûrs d’eux. Pourtant, plus que l’orgueil blessé se percevait en lui quelque chose d’autre, quelque chose de plus grave : une certaine tension qui avoisinait presque la peur.
Entir partageait ce malaise. Aussi aguerri par ses six années de service sous les ordres de son ami, il n’en menait pas large. Quand ils avaient pénétré dans les Terres Maudites dont nul n’est jamais revenu, l’afflux de toutes les histoires horribles sur les Ombremorts l’avait assailli. À tel point, qu’il hésita presque à faire demi-tour. Les jours qui suivirent s’étaient déroulés sans encombre et sa peur s’estompa.
Sauf ce soir. Mais ce soir n’était semblable à aucun autre. Bientôt deux semaines qu’ils chevauchaient vers le sud sans que les paysages changent. Les arbres étaient toujours aussi calcinés, le sol aussi noir que du charbon et les pierres comme fondues par les flammes d’un dragon. Il n’y avait pas âme qui vive dans ces lieux, que ce soient des animaux ou des plantes, il en avait l’habitude maintenant. Un mutisme étouffant les poursuivait à chaque pas. Néanmoins, quelque chose avait changé.
Il ne s’agissait pas seulement des silhouettes angoissantes des pins totalement dépourvus d’épines ou des montagnes Calcinées au loin. Non, l’atmosphère était différente des jours passés. Le silence et les ombres qui les entouraient se faisaient plus menaçants. Et Entir ne parvenait pas à se retirer cette sensation constante d’être épié qui le tenaillait depuis le début de l’après-midi. Jorn aussi, il en était maintenant persuadé. Entir ne désirait rien d’autre que de rebrousser chemin et de se trouver loin des Terres Maudites. Un doux rêve lorsque l’on est qu’un subalterne. Surtout avec un chef pareil…
Torvar n’était pas originaire de Label. Il arriva un matin avec son énorme destrier gris. Il portait une armure de plates impeccable et un espadon qui semblait n’avoir jamais servi. La présence d’étrangers aussi loin dans le sud n’augurait jamais rien de bon. Et cela ne rata pas. Avec autant d’assurance que s’il s’agissait du roi en personne, il disait être en quête de camarades afin d’arpenter les Terres Maudites.
8000 ans, selon lui, que l’on avait plus entendu parler des Ombremorts. Il comptait bien prouver que toutes les histoires que l’on racontait n’étaient que des fables. Il avait la ferme intention d’explorer ce territoire et d’en revenir pour s’en vanter. Sans surprise, il fut d’abord pris pour un fou. Peu importe le temps qui passait, tout le monde savait que quiconque pénétrait dans ces lieux n’en retournait jamais. D’après la quantité de squelettes qu’Entir et ses compagnons avaient rencontrés, il comprenait pourquoi.
Pourtant, attiré par la coquette somme d’argent que Torvar proposait, suffisamment pour mettre sa famille à l’abri du besoin pendant au moins cinq ans, et la perspective de percer la vérité au grand jour, Jorn avait accepté. Et comme un idiot, Entir en fit autant afin de ne pas laisser son meilleur ami seul. Les deux compères s’en mordaient les doigts à présent.
Fils d’un noble, Torvar était désagréable et imbu de sa personne. Il n’hésitait pas à leur donner des ordres et se moquer d’eux. Il leur était pourtant devenu très évident que l’arme qu’exhibait fièrement ce gosse de riche n’avait jamais servi et qu’il ignorait comment l’utiliser. À la fin du premier jour de voyage, il avait rapidement troqué son équipement pour quelque chose de plus léger. Là encore, il ne semblait pas habitué aux longues chevauchées en armure.
Entir et Jorn rigolaient bien, aussitôt le noble couché. Ils ne manquaient pas une occasion de se payer sa tête. Il faut dire qu’il était difficile de suivre les ordres de quelqu’un dont on se moque entre deux gorgées d’hydromel. Et visiblement, Jorn en pensait autant.
— Votre requête était claire, Torvar, dit-il d’un ton cassant. Vous vouliez vous aventurer dans les Terres Maudites pour démontrer que c’était sans danger et c’est chose faite. La preuve en est, voilà douze jours que nous vadrouillons et nous sommes toujours en vie. Le sujet est maintenant de savoir si nous pourrons rentrer sains et saufs contrairement à ce que racontent les histoires. Demain matin, nous ferons demi-tour.
— Il n’en est pas question, s’insurgea ce dernier en se levant. Je vous rappelle à tous les deux que j’ai payé pour vos services et nous irons…
— Nous n’irons pas plus loin. Vous l’avez vu comme moi, il n’y a rien ici. Pas de plantes, pas d’animaux, pas de rivières et encore moins de villages. Comptez-vous aller jusqu’à l’antique cité de Nimérya ? Avec un peu de chance, vous l’atteindrez peut-être dans trois semaines. Nous concernant, nous retournerons d’où nous venons à l’aube. N’hésitez pas à passer à l’auberge de Label pour nous conter vos aventures… si par chance vous parvenez à vous en sortir sans nous.
Torvar attrapa son espadon se trouvant à côté de lui et le pointa dans leur direction.
— Je sais prendre soin de ma propre personne, c’est bien aimable de t’inquiéter pour moi, siffla-t-il furibond. Vous me suivrez que vous le vouliez ou non.
— Lâchez ça, ricana Entir, vous allez finir par vous blesser. Même si vous saviez vous servir de votre arme, ce dont je doute fort, nous sommes en supériorité numérique. Posez vos fesses, à présent.
Torvar semblait sur le point de répliquer, mais se ravisa. Il resta planté sur place, l’épée à la main durant une bonne minute avant de se rassoir et de fixer les flammes d’un air boudeur.
— Qu’espériez-vous trouver plus loin ? s’enquit Jorn.
— Je l’ignore, répondit sombrement Torvar. N’importe quoi digne d’intérêt.
— J’ai vu la route qui nous attendait si nous continuions et elle n’a rien de différent à celle que nous avons empruntée jusqu’ici.
Il déboucha une bouteille d’hydromel et but une gorgée avant de la donner à Entir.
— Rien. Il n’y a rien ici. Tout est mort, et ça, sur des lieux à la ronde. Je ne sais pas pourquoi ces terres sont maudites, mais elles le sont, ça, c’est une certitude.
Entir avala de lentes goulées, appréciant la chaleur qui se déversait dans sa gorge, grogna pour signifier qu’il était du même avis puis lança la bouteille en direction de Torvar qui la rattrapa de justesse. Ce dernier regarda longtemps le goulot d’un air mélancolique.
— J’aurais aimé trouver quelque chose, dit-il. Quoi que ce soit qui aurait pu donner une raison à mon père d’être fier de son fils.
— Revenir vivant de notre voyage serait déjà un exploit en soi.
— Vous devriez plutôt travailler sur vous-même, ricana Entir, parce que vu la manière dont vous vous comportez, je pense comprendre pourquoi votre père éprouve assez peu de fierté à votre égard.
Torvar se leva d’un bond et s’apprêtait à répliquer quand Jorn le devança :
— Taisez-vous ! Écoutez.
Le jeune noble referma la bouche et se rassit lentement en lançant un regard assassin à Entir. Tous tendirent l’oreille.
— Qu'y a-t-il ? Je n’entends rien, fit ce dernier.
— Précisément.
— Ces terres sont toujours silencieuses, quelle différence ? s’enquit Torvar.
Jorn ne répondit pas et jeta plutôt un bout de bois dans le feu de camp. Celui-ci atterrit sans un bruit au milieu des autres avant que les flammes ne l’étreignent.
— La voilà, la différence. Plus rien n’émet de son si ce n’est nos voix. Regardez, même les chevaux semblent agités, pourtant nous ne parvenons pas à les entendre. J’ignore ce qui se passe, mais ce n’est pas normal.
Torvar observa la bouteille d’hydromel avec méfiance.
— Qu’est-ce que tu m’as fait boire, abruti ?
— Pauvre idiot. Penses-tu que je serais assez bête pour boire moi-même si je voulais t’empoisonner ? lança Jorn avec dédain.
Torvar attrapa une nouvelle fois son espadon et s’apprêta à se lever, mais une ombre le maintint solidement au sol. Une exclamation de surprise lui échappa. Celle-ci se noya dans le flot écarlate qui se déversa d’une large plaie qui lui traversait la gorge. Il porta les mains à son cou et observa Entir et Jorn, les yeux exorbités, implorant leur aide. La silhouette le relâcha et le malheureux bascula en avant, s’étalant dans les flammes qui ne manquèrent pas de lui lécher la peau tandis qu’il s’étouffait avec son propre sang.
Le silence qui les entourait disparut brutalement. Les chevaux, terrifiés par l’inconnu, hennissaient et frappaient le sol de leur sabot pour tenter de se libérer de leurs liens. Les gargouillis étranglés du noble aux proies au brasier donnaient la nausée à Entir.
Les deux compagnons se levèrent d’un bond, épée à la main et jaugèrent leur adversaire. Ils écarquillèrent les yeux d’effroi en le découvrant. Comme lui, le capitaine de la milice de Label, faillit en lâcher son arme. Devant eux se tenait leur pire cauchemar. D’une apparence semblable à celui d’un homme, la peau plus pâle qu’un mort, des iris d’un rouge profond et des oreilles pointues. Il ne pouvait y avoir aucun doute, la description collait parfaitement aux récits qu’il avait entendus. Un Ombremort.
Entir cligna vivement des yeux. Non. Trois Ombremorts. Le jeune soldat ignorait comment ils avaient pu s’approcher d’eux sans qu’ils s’en aperçoivent, mais ils étaient bien là.
Vêtus de ce qui ressemblait à une armure de cuir bouilli. Ils observaient les deux compagnons d’un air mauvais. Celui qui avait égorgé le pauvre Torvar rangea nonchalamment son couteau et aboya des ordres dans une langue que ne comprit pas Entir. Les deux autres dégainèrent leurs armes et s’avancèrent.
Le jeune soldat était totalement paralysé, il ne parvenait pas à esquisser le moindre geste. Les Ombremorts étaient bien réels, ces créatures des ténèbres n’avaient pas disparu. Ni lui ni Jorn ne rentrerait à Label. Et là-bas, personne ne saurait que les vieilles légendes n’en sont pas.
Jorn poussa violemment Entir à terre pour lui éviter un coup d’épée qui l’aurait découpé de tout son long. Son cerveau se remit en marche. Jorn se battait comme un diable. Feinte, esquive, parade, estoc, il parvenait tant bien que mal à tenir en respect ses deux adversaires. Entir se releva et s’apprêta à prêter main-forte à son meilleur ami, mais l’Ombremort qui avait abattu le jeune noble s’interposa.
Il ramassa lentement l’espadon de Torvar sans jamais quitter le soldat des yeux. Il s’approcha avec une mine inquiétante. Entir sentit un frémissement dans l’air qui signifiait que l’épée fendait déjà l’espace. Il opposa son arme de justesse et manqua de la lâcher. Il esquiva une estocade, contra une seconde charge puis une troisième. Jamais il n’avait rencontré tel adversaire, même avec une épée à deux mains, il était rapide et se déplaçait avec une fluidité exceptionnelle.
Il échappa à nouveau un coup d’estoc, mais c’était une feinte et la créature lui faucha les jambes. Entir s’écroula sur le dos, le souffle coupé. L’Ombremort ricana et s’adressa à lui dans son étrange langage avant de le frapper du pommeau de son arme, ce qui manqua de lui faire perdre connaissance. Son esprit en feu à cause de la douleur, sa vision floue, il distinguait péniblement ce qui se trouvait autour de lui. Jorn était encore vivant cependant, il entendait toujours les épées s’entrechoquer sans relâche.
La vue du jeune soldat lui revenait peu à peu. Il roula sur le côté et hurla :
— ARRETEZ !
Surpris, Jorn et les Ombremorts s’interrompirent. Tous les regards se rivèrent sur lui. Il posa un genou à terre et présenta son arme, tête baissée, à la créature qui l’avait mis à sol.
— Arrêtez. Nous nous rendons. Épargnez-nous.
Entir espérait que bien qu’ils ne parlaient pas le même langage, il comprendrait son geste. Celui qui semblait être le chef s’avança lentement vers lui et récupéra l’épée qui lui était offerte. Il adressa quelques mots à Entir dans son étrange dialecte puis fit signe aux deux autres créatures de s’écarter de Jorn. Celui-ci les observa avec méfiance puis se rapprocha de son ami. Les Ombremorts commençaient déjà à s’éloigner sans un regard en arrière.
— Bravo, souffla Jorn en rengainant son arme. Je n’arrive pas à croire qu’ils nous laissent partir…
— Je n’ai pas que de mauvaises idées, répliqua Entir en s’efforçant de sourire.
— Je dois l’admettre, tu es parfois u…
Sa phrase mourut en même temps que lui. Une flèche venue de nulle part le toucha entre les deux yeux. Son rictus se figea, ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il tomba en arrière.
— NOOOOOOOON, hurla Entir en se cramponnant contre le torse de son ami.
L’Ombremort qui semblait diriger le petit groupe s’avançait à nouveau vers eux, l’épée au poing.
— Pourquoi ? Nous nous sommes rendus !
La créature lui décocha un coup de pied qui le renversa. Il n’arrivait pas à décrocher son regard de celui de Jorn. Il prit la main inerte de son camarade dans la sienne.
— Je suis désolé, souffla-t-il en closant les paupières.
Le monstre répliqua quelque chose puis frappa durement Entir qui ferma les yeux pour de bon.
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