Pour le bien de tous

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Ce matin-là, David Perkins s’était levé tôt. Le moment était venu d’accomplir sa mission sacrée : délivrer le monde du Mal. Il avait suivi le rituel de purification décrit dans le Practica. Il s’était lavé le corps en respectant les gestes prescrits et leur ordre. Pour ce faire, il avait employé de l’eau puisée à une source sainte. Il avait ensuite tracé sur sa peau les signes protecteurs, aux endroits invisibles et cardinaux. Il avait revêtu des habits de lin dans lesquels il avait cousu des talismans. L’ensemble formerait une armure contre les attaques qu’il aurait à subir. Il avait rassemblé les objets nécessaires à la réalisation de sa mission et les avait placés dans un grand sac. Il avait alors quitté son appartement, abandonnant derrière lui son existence antérieure. Il ne s’était pas retourné, il n’avait éprouvé ni peur, ni tristesse. Le sacrifice de sa personne était de peu d’importance.

Quand il était sorti de l’immeuble, le jour se levait. Un soleil pâle éclairait l’horizon, c’était, selon le Practica, le moment propice entre tous. Le rituel s’accomplirait avec une facilité plus grande au solstice d’été, lorsque la clarté l’emportait sur les ténèbres, lorsque la lumière apparaissait et que les démons étaient assoupis. Il était monté dans sa voiture et avait jeté son sac sur le siège du passager. Les rues étaient désertes, les habitants dormaient encore, inconscients du danger. Il avait traversé Des Moines, jusqu’à gagner ses faubourgs. Les avenues s’y alignaient parallèlement, se croisaient perpendiculairement, les quartiers se dupliquaient à l’identique. C’était pourtant dans cet ensemble pavillonnaire impersonnel que le mal absolu avait pris ancrage.

Il avait tourné dans Rittenhouse Street et s’était garé au coin de la Quatorzième Rue. Il s’était dirigé, son sac au bras, vers le numéro 1130, son ultime destination. Ces lieux lui étaient familiers, ils les avaient déjà parcourus de nombreuses fois, jusqu’à être capable de les traverser les yeux fermés, la nuit, sans autre aide que sa mémoire. Il avait gravé chaque détail en lui. Le 1130 était un pavillon d’apparence banale, une bâtisse longiligne de plain-pied, entourée de pelouses. Elle était pourvue d’une terrasse et d’un garage. Cet archétype de la maison américaine familiale était pourtant l’épicentre du pandémonium. Il avait enregistré son plan, la disposition de ses pièces, la chambre où dormaient ses occupants. Il connaissait leur horaire quotidien. Il les avait observés, en se dissimulant de leurs regards et en se protégeant de leurs sens extralucides. Il savait tout d’eux, bien qu’ils n’appartinssent pas au genre humain. Ils étaient des serpents maquillés de masques de chair.

Comme le temps lui était compté et que les voisins se lèveraient bientôt, il s’était hâté. Il avait tracé un cercle claustral autour de la maison à l’aide de sel consacré. Il avait ainsi enfermé les démons dans ce périmètre limité, il leur était impossible de lui échapper. Il avait fracturé la porte arrière et pénétré dans la véranda. Ses protections s’étaient avérées efficaces. Il n’avait subi aucun dommage, ni n’avait été repoussé. Il se sentait porté par le Seigneur, qui lui avait permis de triompher des pièges et maléfices jetés sur sa route. Il était demeuré un instant à l’écoute. La maison était silencieuse. Les monstres sommeillaient. Leur enveloppe charnelle leur imposait des heures de repos, c’était là leur faiblesse. Il avait décidé de les attaquer alors qu’ils étaient endormis. Il était passé dans le couloir et s’était dirigé vers leur chambre. Il s’était arrêté devant leur porte et avait retenu sa respiration. Il n’avait perçu ni son, ni mouvement de l’autre côté du battant. Il avait sorti de son sac le marteau d’argent gravé de la croix du Seigneur et des noms des sept archanges et était entré dans la pièce.

Les deux créatures étaient allongées dans leur lit, côte à côte. L’une avait emprunté forme masculine et l’autre, forme féminine, des formes vieilles, frêles, afin de mieux tromper les innocents. Il avait bondi et les avait neutralisées d’un coup violent au milieu du front. Elles avaient poussé des gémissements étouffés et étaient restées pantelantes. Il avait placé aussitôt dans leurs bouches, les invocations rédigées en araméen et les avait scellées par de l’adhésif sur lequel il avait tracé le nom du Seigneur dans sa langue natale. Il avait chevauché les hydres et les avait senties palpiter sous lui. Il avait joui du pouvoir qu’il exerçait sur elles. Il avait pris de la corde de chanvre et les avait ligotées. La première étape de l’acte, la plus hasardeuse, la plus périlleuse, était accomplie. Il s’était accordé une pause dans la cuisine. Il avait parcouru l’endroit du regard. Celui-ci ressemblait, jusque dans ses infimes éléments, à la cuisine d’êtres humains normaux. Il fallait être averti, éveillé pour repérer les indices démoniaques, comme ces chats noirs ornant des boîtes métalliques, effigies de leur maître Asmodée. Il s’était arraché à ces réflexions et était descendu à la cave. Sur le sol, il avait tracé deux cercles de grande dimension. Il les avait complétés d’extraits des Saintes Écritures et de cryptogrammes du Christ-Roi. Il les avait aspergés d’eau bénite en prononçant les formules consacrées. Il avait mis une dernière touche en disposant du buis à leurs points cardinaux. Les roues de supplice des créatures les attendaient. Il était remonté les chercher.

Rendues impuissantes, elles roulaient des yeux effarés. Il avait saisi l’homme, celui-ci s’était débattu et avait hurlé à travers son bâillon. Il lui avait écrasé la trachée jusqu’à ce qu’il suffoque et se taise. Il avait cependant veillé à ce qu’il ne meure pas, pas encore. L’anéantir nécessitait de suivre un rituel très précis, qu’il avait appris dans le Practica. Il l’avait porté à la cave et l’avait placé dans le premier cercle. Il avait procédé de même avec la femme. Elle n’avait pas réagi, comme résignée. Seules ses larmes trahissaient son émotion. C’était là une autre manifestation de leurs pouvoirs. Ils contaminaient les êtres humains naïfs en les apitoyant. Une fois sous leur coupe, ils dévoraient leurs âmes et les transformaient en morts-vivants, en serviteurs d’Asmodée, suppôts de ses cabales sataniques. Il avait entrepris alors l’œuvre la plus pénible de cette mise à mort. Il avait pris de longs clous d’airain gravés du saint chrisme et les avait enfoncés dans leurs chevilles, puis dans leurs poignets, jusqu’à ce qu’ils soient crucifiés au sol, à l’image de notre Seigneur Jésus sur sa croix. Leur sang avait coulé abondamment, leurs souffrances avaient été grandes. Ils expiaient leurs crimes. Il avait ensuite sorti un couteau, en avait rougi la lame à la flamme et avait taillé sur leurs pieds, leurs mains et leurs fronts, le nom du Seigneur dans les langues saintes, l’hébreu, l’araméen, le grec et le latin. C’était là une entreprise longue, indispensable néanmoins. Ses effets avaient été rapides. Les créatures, vaincues, avaient décliné. Leurs forces les avaient abandonnées, leur conscience les avait quittées. Il avait pris des pieux en bois d’olivier, les avait trempés dans l’eau bénite et les avait enfoncés dans leurs cœurs avec son maillet, les clouant une cinquième fois au sol. À chaque coup, à travers leur poitrine, à travers leur organe palpitant, à travers leur dos, il avait scandé les noms du Très Haut. Les bêtes étaient enfin mortes, regagnant les tréfonds puants de l’Enfer qui les avaient vus naître. Sa mission touchait à son terme.

À contempler ces corps inertes, il avait ressenti une immense satisfaction, suivie d’un profond chagrin. Il s’en était voulu de n’avoir pas arrêté plus tôt les entreprises de ces démons malfaisants. Il avait repris sa tâche. À l’aide d’une hache, il avait décapité les cadavres, rendant leur résurrection impossible. Il avait regagné le salon, pour l’ultime étape à accomplir, la purification par le feu. Il avait enflammé un journal et l’avait jeté sur la moquette. Les flammes avaient rapidement atteint les canapés, puis les tentures, les murs enfin. Il s’était assis sur la pelouse et avait contemplé l’incendie ravager la maison tout entière. Il n’avait pas bougé quand les voisins étaient sortis de chez eux, ni quand les pompiers étaient arrivés toutes sirènes hurlantes. Il avait attendu. Les policiers l’avaient arrêté et emmené au poste. Il avait tout avoué dès le premier interrogatoire. Personne n’avait accordé foi à ses déclarations. Sa mise en examen et son procès avaient été rapides. Les soi-disant experts mandatés par le procureur avaient affirmé à la barre qu’il n’était plus en possession de ses capacités mentales, qu’il souffrait de troubles psychiatriques et qu’il présentait un danger pour la société. Il avait eu beau protester, les jurés ne l’avaient pas cru. Il leur avait expliqué que le Seigneur l’avait guidé, que c’était sur son impulsion qu’il avait agi, ils avaient refusé d’admettre la véracité de ses dires. Il leur avait précisé que le Christ en personne lui avait parlé et lui avait désigné le 1130 Rittenhouse Street et ses habitants. Il lui avait dévoilé leurs véritables natures et leurs sombres méfaits. Il leur avait décrit le crucifix depuis lequel le Christ s’était adressé à lui et qui se dressait dans l’abside de la cathédrale Saint-Ambroise. Il avait lu dans leurs yeux un froid mépris. Il avait cessé de lutter. Son enfermement à perpétuité pour les meurtres de Neville et Thelma Schultz avait été prononcé après un délibéré d’un quart d’heure. Lui demeurait toujours convaincu de la justesse de ses actions. Ce qu’il avait accompli, il l’avait accompli pour le bien de tous. Le Seigneur l’avait élu, il souffrirait désormais pour sa cause, sur cette Terre, avant de gagner son Royaume.

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