chapitre 8
Suzanne a poursuivi sa route. Elle entend encore :
— Où as-tu caché mon sac, Jean-Bath ?
Et quelques rires, un peu forcés peut-être. Elle ne se retourne pas. Pourquoi n’aime-t-elle pas les surnoms qu’ils se donnent comme ça tout le temps ?
En atteignant le parking, elle s’arrête un instant devant la façade de l’hôtel des Sternes qui brille d’un éclat mat dans le soleil du matin. C’est très calme, les touristes arriveront vers la fin du mois. Le vieux Crenn a raison. Elle pourrait y vendre ses légumes. Elle a besoin d’argent. Elle vit seule et malgré le soutien de son oncle et de sa tante qui l’ont aidée à s’installer là, ça n’est pas facile tous les jours.
Tout à coup une longue voiture blanche arrive et se gare très vite à quelques mètres d’elle sur la place presque vide. Fabrice en sort, vêtu de son élégant imperméable noir. Elle l’a entrevu au fest-noz. Il ne doit pas être d’ici, elle ne l’avait jamais vu. Sans un regard autour de lui, il ferme la voiture avec des gestes vifs et précis, passe la main dans ses cheveux bouclés et entre rapidement dans l’hôtel par une porte secondaire. Quelque chose d’incroyablement doux monte en Suzanne, comme une eau chaude et puissante, comme une odeur dont elle se souviendra encore au soir de sa vie et qui s’impose avec autorité, sans qu’elle puisse l’en empêcher.
Elle fixe un temps la porte fermée puis son regard se pose sur l’épaule herbue du rivage où se dresse une fleur rose, une armérie maritime qui brille doucement dans la lumière. Elle est née là dans le milieu aride qui l’entoure et qu’elle a conquis en s’enracinant chaque jour plus profondément dans les fissures de la roche. Elle vibre dans le vent lumineux et voilà que Suzanne la sent bouger dans sa poitrine et elle voit, comme elle n’a jamais vu encore. Ou alors il y a très longtemps, quand elle était toute petite. Elle découvre, et c’est comme une évidence, que la mort n’a pas d’importance et qu’elle le savait déjà. À l’autre bout du monde, des hommes pourraient peut-être mettre des mots sur ce qu’elle ressent mais, pour elle, les mots ont disparu. Elle reste là longtemps, sur le gravier du parking, dans l’arrêt du temps, émerveillée devant la fleur rose, émerveillée par la beauté qu’elle vient de découvrir. Au large, le déferlement infini des vagues se poursuit et elle l’écoute longtemps. Quelque chose vient de se passer qui a tout changé et elle n’en pense rien.
Quand elle arrive chez elle, elle ferme la porte, s’y adosse et reste là, immobile et calme, regardant devant elle le fourneau luisant, le seau à charbon et le petit évier qui brille aussi. Et puis elle va s’asseoir à la table et reste longtemps assise. Tout au fond de la pièce, elle a installé une sorte d’autel avec une statue de la vierge et quelques fleurs. Elle s’agenouille devant et prie. Elle ne demande rien à Dieu. Elle a toujours pensé que ce n’était pas une chose à faire. Dieu n’a pas à recevoir d’ordre ni même de demande. D’ailleurs que pourrait-elle demander ?
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