chapitre 10
Joël se met à écrire l’histoire d’un tigre. C’est le plus jeune des CP et Guillaume a bien cru qu’il n’arriverait pas à lui apprendre à lire cette année. À Pâques ce n’était pas gagné mais il s’est débloqué en mai. Dans sa courte carrière d’instituteur, il n’a encore jamais connu d’échec dans l’apprentissage de la lecture. Mais quelle patience il lui faut pour écouter les ânonnements laborieux des enfants tout en surveillant le reste de la classe ! Enfin pour Joël, c’est gagné ! Il est soulagé.
Quel bonheur d’enseigner ! Quel bonheur ! L’enfance est son monde, sa raison d’espérer, il voit en chaque élève une infinité de possibles. Le monde changera car il doit changer et il faut commencer par les enfants et pour cela marquer leur imaginaire, les arracher au quotidien, élargir leur culture et leur pensée ! Quelque part, loin vers l’Est, un soleil nouveau s’est levé qui va éclairer le monde, il en est certain et il s’est engagé pour cela.
Tous les hommes sont un peu ses frères même s’ils ne semblent pas toujours le savoir. Récemment il a découvert par hasard dans une revue syndicale l’existence de Fontaine, un instituteur qui lui a permis de satisfaire son besoin de fraternité bien plus concrètement que dans des réunions politiques. Fontaine l’a conquis en disant :
— On sera tous au même niveau, tous des travailleurs sans hiérarchie et on cherchera ensemble.
Guillaume est entré avec enthousiasme dans ce mouvement dont les rencontres sont devenues ses sources de vie. Il lutte avec ses copains pour que tous les enfants soient enfin entendus et respectés comme le méritent les enfants des hommes alors que, dans une classe voisine de la sienne, l’un de ses collègues frappe encore ses élèves chaque jour.
Fontaine qui vit dans le Sud de la France, n’est pas un instituteur comme les autres. Il a un charisme, une sérénité, un optimisme à toute épreuve et une fidélité à lui-même qui emporte l’adhésion et suscite l’admiration. Il fait partie de ces gens qui depuis deux siècles ont voulu croire que le monde pouvait être meilleur, comme les premiers socialistes ou les chrétiens engagés. Les purs. Les justes, les naïfs qui assument de croire à l’avenir. Guillaume a les mêmes héros qu’eux, les mêmes valeurs de simplicité, d’authenticité, le même refus du faux-semblant. Mais contrairement à Guillaume. Fontaine a quitté les partis politiques, c’est avec les enfants qu’il a choisi de mener son combat pour construire le monde futur.
***
10 heures du matin, samedi
A la récréation, les enfants s’éparpillent pour jouer aux billes et au foot. Guillaume rejoint ses deux collègues en blouse grise qui vont et viennent côte à côte dans la cour. Gravement. Sans commentaires. L’époque n’est pas aux commentaires. Surtout entre hommes. On parle peu, on pense peu. On vit dans une routine dont on ne sent même pas l’ennui ni la mesquinerie.
Guillaume est seul de son espèce et il n’en a cure. Il est le seul à avoir eu une enfance heureuse, le seul à aimer autant la vie et à vouloir changer le monde. Dans les rares moments où il regrette de ne pas pouvoir échanger avec ses semblables, il se réfugie dans les livres et dans la musique. Mais aujourd’hui il est si content qu’il a envie de partager ce qu’il vient de vivre et il dit tout à coup :
— Le vieux Crenn m’a apporté une hache préhistorique tout à l’heure, elle est vraiment exceptionnelle.… et je lui ai donné une pièce, ajoute-t-il dans le silence qui suit.
Ils sont arrivés au bout de la cour, sans un mot les maîtres font demi-tour dans un crissement de gravier et reprennent leur marche
— J’aimerais mieux me payer un coup de rouge, déclare soudain le plus bourru des deux, l’autre opine puis ils se taisent et terminent leur ligne droite.
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