chapitre 12
Quand la journée se termine, il pleut mais il n’attend pas la fin de l’averse pour enfourcher le vieux vélo qu’il traîne de poste en poste. Il place son vieux sac de classe sur la barre transversale, sort de la cour et se lance avec entrain dans les bourrasques chargées de pluie. Son retour est le cadeau qu’il s’accorde à la fin de la journée car jusqu’à la mairie où il habite, presque tout le trajet est en pente douce. Il roule d’abord sur la petite route qui part de l’école. Au bout de quelques mètres, il lâche le guidon tout au plaisir de se passer de ses mains le plus longtemps possible et de se diriger par une infime inclination du corps à gauche ou à droite. Il longe quatre petites maisons serrées l’une contre l’autre en ordre de taille décroissant. La ligne de faîte de la plus grande s’est incurvée sous le poids du temps. Il croise un paysan qui pousse une brouette chargée de grandes feuilles vertes et parcourt ainsi une grande partie du trajet en s’essuyant de temps en temps les yeux d’un revers de main. Puis c’est le raidillon qui mène chez lui à travers la lande et il est bien obligé de se saisir du guidon. Son vélo n’a plus de freins depuis longtemps mais son défi quotidien c’est de prendre le virage à angle droit en bas de la pente sans mettre pied à terre. Il y arrive de temps en temps.
Là, il sent qu’il est bien parti. Des ajoncs d’Europe et quelques branches de prunellier griffent au passage son blouson de velours. Il prend soudain de la vitesse, tressaute dans les ornières creusées par les pluies d’hiver. Voilà le virage. Il va trop vite, c’est fichu d’avance, il veut quand même essayer mais il entre à pleine vitesse dans le champ de betteraves et réussit de justesse à ne pas tomber.
Les pneus étroits se sont enfoncés dans la terre. Il empoigne le vélo par la selle, le tire hors du champ, le repose sur le chemin de terre et repart dans les rafales. L’esprit déjà occupé par autre chose. Il a fallu des milliards d’années, des milliards de morts et de naissances depuis la première cellule vivante, pour qu’il puisse dévaler cette lande sur un objet fabriqué par les hommes ! Il regarde ses mains trempées par la pluie, ce sont aussi des cadeaux du passé, elles ne lui appartiennent pas vraiment. D’ailleurs sa conscience aussi est le résultat de cette évolution. Qui est-il alors ? Il manque de s’engager dans cette autre question existentielle mais il abandonne là ces vertiges et repense à Joël, à sa classe et la joie le soulève à l’idée de ce qu’il va encore pouvoir vivre. Pour lui la vie est riche d’une infinité de jouissances.
Il a trente ans. Il joue sa vie parce qu’il est joyeux. Qu’il lise, qu’il écoute de la musique ou qu’il marche dans la rue en sifflotant, il va vers l’avenir sans peur. Si ce n’est de la mort, de la fin de la fête de la vie. Mais il a le temps de voir venir.
La mairie du village est un étrange endroit. Une haute bâtisse de pierre qui a d’abord été un hôtel avec une grande salle de restaurant où désormais on célèbre les mariages. On y vaccine aussi les enfants dans un concert de hurlements. Dès qu’on a gravi l’escalier solennel qui mène aux étages, la qualité des bois change. Les couloirs sont moins spacieux. On a transformé les chambres en appartements pour les fonctionnaires et les employés de la commune. Il n’y a qu’un seul WC pour tous. La minuterie dure trop peu de temps. Les escaliers qui mènent aux trois étages sont tortueux et sombres et tout s’entend dans ce bâtiment aux planchers sonores.
***
Sergueï
Sergueï habite sur le même palier que Guillaume. Il n’est pas d’ici. C’est un Russe arrivé là on ne sait plus quand. Mais les gens se sont habitués à lui, ils le saluent. Quand il passe dans les fermes pour les relevés EDF dont il est chargé, on lui propose un verre qu’il refuse toujours car il a soin de sa santé et veut bien se nourrir. Certains paysans lui vendent des pommes de terre plus petites que les autres qu’ils disent avoir cultivées sans engrais et, derrière son dos, ils se moquent de sa naïveté. Mais bientôt il sera en retraite et il pourra cultiver lui-même ses légumes sur Roc'h Vras.
Quand la nuit vient, il allume l’ampoule qui diffuse une lumière jaune au plafond de son petit appartement et mange en lisant un roman russe qu’il commence à connaître par coeur, des journaux que lui envoie un cousin installé à Nice et des livres de géographie et d’histoire. Puis il se couche en pensant à ce qui l’a conduit là, dans ce bout du monde si sauvage.
Il est parti si jeune de Russie qu’il a presque tout oublié. Il se souvient seulement qu’une nuit, la maison a été entièrement recouverte par la neige et qu’il a fallu beaucoup de temps pour dégager une sortie. Il se souvient aussi du visage de son frère Piotr, longiligne, effacé, un peu étrange et du salon peu à peu vidé de ses meubles luxueux. C’est tout. Après un départ inattendu et un périple confus, il s’est retrouvé à Boulogne, en banlieue parisienne. Il y a passé une adolescence populaire bien différente de celle qu’il aurait connue en Russie si son monde ne s’était pas renversé d’un seul coup. Cela lui a d’ailleurs convenu. La rudesse, la liberté et le bagout de ses camarades de jeux lui ont plus appris que ne l’auraient fait ses précepteurs. Mais maintenant tout cela est loin. Il ne sait plus comment il s’est retrouvé dans ce village de la côte bien différent de sa banlieue cosmopolite.
Il ne ressemble à personne. Il est trop grand et il n’arrive pas à prononcer correctement les R. Il ne se sent pas chez lui. Il ne le sera jamais. Et puis il vieillit maintenant. Il y a plusieurs années, il a pris soudain conscience qu’il vivait comme si la vie devait durer éternellement. C’est vers quarante ans que c’est arrivé. D’un seul coup, il a vraiment compris qu’il mourrait un jour. Il en a été saisi et il s’est tourné vers le passé, vers son enfance. Il a besoin de savoir. Qui est-il ? D’où vient-il ? Est-ce que quelqu’un le sait encore ? Ses parents, morts désormais, ne parlaient presque jamais du passé. Le nom de son village lui-même est incertain. L’idée qu’il se trouvait en Moldavie ou alors près du lac Baïkal lui vient régulièrement. Mais il a peut-être imaginé cela car il a beaucoup lu ces dernières années et regardé beaucoup de photos.
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