chapitre 19

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Lundi. Suzanne et Fabrice

Suzanne n’a pas dormi de la nuit. Elle a baigné dans une douceur délicieuse et elle n’éprouve aucune sensation de fatigue. Au matin, elle ne va pas sur la plage ni dans son jardin. Elle s’assoit seulement sur le banc et pose son regard sur un morceau de quartz blanc, abandonné là, près du banc, dans l’herbe qui a poussé autour. Elle ne le voit pas. Elle ne voit rien. Son esprit est empli par un visage et elle reste là sans rien faire. Éblouie. C'est la scène de la villa qu'elle revoit, la main sur le dos nu et le visage de la femme transformé par une expression étrange, une expression qui l’a effrayée et attirée et qui a fait bouger en elle des dieux sombres. Et son corps dit des choses qu’elle n’a jamais connues. Elle se lève soudain, rentre dans la maison, s’enferme à clé et sans hésiter, elle se déshabille complètement. Elle n’a jamais été nue chez elle en plein jour. D’habitude, elle lave séparément chaque partie de son corps sans même y penser. Elle n’a jamais pensé non plus à l’aspect qu’il peut avoir. C’est son outil de travail, c’est tout. Accroché au dos de la porte, à hauteur de visage, il y a un petit miroir rectangulaire dont elle se sert quand elle veut se coiffer. Il y a peu de miroirs dans son monde et encore moins d’appareils photo. Les images ne comptent pas. Le curé ne parle jamais de la beauté. Quand les filles de l’école disent d’une femme qu’elle est belle, c’est de son visage qu’elles parlent, jamais de son corps. On voit bien que les gens sont grands ou petits, gros ou minces mais on ne dit rien de leur silhouette.

Elle tire une chaise jusqu’à la porte, monte dessus et se penche pour se voir le plus possible. Tout ce qui lui vient à l’esprit, c’est que c’est rose. Comme l’Armérie. Elle n’a jamais vu de tableaux ni de sculptures, elle ne sait pas juger un corps humain. Elle manque de tomber en essayant de voir son dos. Impossible. Elle redescend, se rhabille rapidement, range la chaise et retourne s’asseoir devant la maison. Etonnée de ce qu’elle vient de faire.

Maintenant elle sent qu’il y a en elle quelque chose que certains connaissent et cachent et qu’elle aurait pu ignorer toute sa vie. Mais elle sait aussi que ce qu’elle vient de faire n’est pas bien. C’est interdit et elle voudrait que ça cesse. Elle ne se reconnaît pas. C’est comme une maladie. Que faire? Elle se souvient que sa grand mère l’avait guérie autrefois de ses maux de ventre en allant jeter une pièce de monnaie dans une source quelconque. Il y a peut-être une fontaine qui la guérirait de ce qu’elle ressent. Dans la commune voisine, il y en a une près d’une chapelle consacrée à la Vierge, un peu en retrait de la côte. Il faut qu'elle y aille ...

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À son réveil, Fabrice ne pense plus à ce qui s’est passé. Ce qui l’encombrerait s’efface automatiquement de sa mémoire. Sa matinée est libre. Dès son réveil, il file vers la ville dans la vieille voiture blanche qui fait encore illusion. Il va s’acheter une écharpe. Ça fait longtemps qu’il pense à cet achat et qu’il économise pour cela. Autrefois avec l’argent que ses parents lui donnaient pour son travail estival à la ferme, il devait se contenter d’une étroite bande de tissu trop fin, dénudant ridiculement des bandes de peau blanche et impossible à modeler d’une façon convenable. Maintenant il a les moyens d’acquérir l’écharpe qu’il veut. Il sait que le tissu doit être à la fois lourd et souple pour pouvoir être disposé durablement. Un mélange de cachemire et de soie par exemple. Elle ne doit pas être trop longue, c’est ridicule, ni trop courte ce qui signerait la pauvreté ou pire la mesquinerie. Elle doit s’arrêter juste au-dessus du nombril, c’est la bonne longueur. Il faut aussi qu’elle soit raisonnablement large sans ostentation.

Ses vêtements sont un élément essentiel de son personnage, il en a peu mais ils sont très beaux. Il les entretient soigneusement et les garde des années. Il sait être élégant et avoir de l’allure sans passer de temps devant sa glace, un coup d’oeil, quelques gestes appropriés et il part. Impeccable et distant. C’est plus une question de savoir-vivre que de vanité. Il n’a pas le droit d’ accorder de l’importance à sa beauté. D’ailleurs ça se verrait et ça gâcherait tout. C’est une posture délicate que ceux qui l’ont éduqué lui ont enseignée par quelques regards et une ou deux remarques définitives dont il a tiré ses conclusions.

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