Quand elle se retrouve dans le couloir, elle attend quelques secondes en essayant de s’habituer à l’obscurité puis elle se met à chercher à tâtons le bouton de la minuterie. Ce faisant une idée lui vient : elle a remarqué que Guillaume n’a pas fermé sa porte à clé. Aujourd’hui est un jour particulier et si elle allait voir aussi comment c’est chez lui ? Comme ça, juste pour comprendre comment vivent les autres. C’est une question qu’elle ne s’est jamais posée jusqu’à ce jour. Elle se guide de la main le long de la cloison à sa gauche, trouve la poignée de la porte, l’entrouvre et découvre un capharnaüm incroyable ! Des piles et des piles de livres. Partout. Et quelques vêtements sur des chaises. Suzanne n’a jamais lu un seul livre. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas lu du tout. L’école n’était pas son fort. Tout ce qui lui plaisait, c’était de chanter avec les autres. Elle était au fond de la classe. La maîtresse ne l’aimait pas et ne lui donnait pas envie de l’aimer. L’année de ses quatorze ans, au mois de juin, elle a participé avec toutes les filles à l’encaustiquage rituel du parquet, puis elle a regardé une dernière fois la cour de gravier rose et elle est partie. Rien ne lui a manqué. Elle a été très étonnée de voir pleurer une fille qui aurait voulu que l’école dure toujours mais qui devait commencer à travailler pour gagner sa vie.

Tous ces livres la surprennent donc et la poussière la choque. Si elle n’a jamais lu de livres elle sait vraiment faire le ménage, Suzanne. Et là, il y a de quoi faire. Elle a presque envie de s’y mettre. Elle fait un pas à l’intérieur de l’appartement et se penche pour voir l’entrée de la cuisine au lino bleu et blanc. Elle n’ose pas aller plus avant. Ce qu’elle fait là est déjà d’une audace exceptionnelle pour elle. Jamais elle ne se serait crue capable d’entrer ainsi en cachette chez quelqu’un.

Mais soudain une catastrophe se produit : la lumière de l’escalier s’allume, la minuterie commence son décompte, une galopade retentit dans l’escalier et Guillaume apparaît. En arrivant sur le palier, il voit la porte de son appartement ouverte et Suzanne dans l’entrée. Elle aurait presque eu le temps de sortir et de fermer derrière elle mais elle est restée figée. Et puis il l’aurait entendue. Elle le regarde, pétrifiée de honte. Mais Guillaume ne se fâche pas. Il sent sa gêne et il a pitié d’elle. Il sait où elle vit, il connaît un peu son histoire et il comprend sa curiosité. Comment l’aider à sortir de cette situation ? Il lui sourit.

— J’ai oublié de prendre un livre , dit-il comme s’il était normal qu’elle soit là.

Suzanne ne répond pas. Sa bouche est sèche. Alors Guillaume passe devant elle avec naturel, fouille dans une pile de bouquins posée sur le meuble de la salle, en prend un et se retourne pour partir. Elle n’a pas bougé. Il faut qu’il trouve quelque chose à dire :

— Vous voyez, il y a beaucoup de désordre chez moi, tente-t-il avec un geste vers la table encombrée d’objets divers.

Un silence lui répond.

— Eh bien, ajoute-t-il saisi d’une inspiration subite, et si vous veniez faire le ménage de temps en temps ? Ça me rendrait vraiment service. Ça vous intéresse ?

Suzanne ne bronche pas pendant quelques secondes et puis elle opine plusieurs fois la tête.

Guillaume reprend :

— Bon je file, je suis en retard.

Suzanne se dirige vers la sortie comme une somnambule, Guillaume la suit, tire la porte, toujours sans la fermer à clé et ajoute :

— Revenez demain après-midi, je serai en classe mais vous trouverez moyen de vous occuper. Je laisse toujours ouvert.

Et il s’élance dans l’escalier obscur qui sonne à nouveau sous ses pas.

Suzanne rallume la lumière et elle descend lentement en s’accrochant à la rampe, pressée de revoir le soleil. Avant d’arriver dehors, elle a retrouvé son calme. Peut-être qu’il ne s’est rien passé, peut-être qu’elle n’a rien fait de grave finalement. Peut-être que rien n’est grave. Même pas ce qu’elle ressent pour Fabrice.