Chapitre 28
Cette fois encore, l’intensité de ce regard d’enfant l’atteint profondément. Il s’arrête, incertain de ce qu’il doit faire et c’est Maxime lui-même qui se redresse soudain et ouvre difficilement la lourde portière. Guillaume laisse brutalement choir son vélo et, sans réfléchir, il accueille l’enfant qui se précipite vers lui, l’enveloppe de ses bras en le serrant très fort pour lui transmettre quelque chose qui se passe de mots. C’est la première fois que Maxime pleure depuis le moment du sauvetage. À l’hôpital, il n’a rien pu répondre aux médecins ni aux pompiers qui l’interrogeaient, rien non plus à ses parents arrivés précipitamment ni au prêtre au visage blême qui est venu le voir et lui a proposé de prier avec lui pour ses amis partis au ciel. Maintenant il sanglote éperdument et dit des choses incompréhensibles.
Sa mère est sortie aussi de la voiture. Elle en fait rapidement le tour par l’arrière et rejoint son fils. Élégante et perplexe. Partagée entre son désir d’accepter la réaction de son enfant et l’allure ébouriffée de Guillaume qu’elle considère avec un mélange d’étonnement et de méfiance. Elle s’approche et pose une main sur l’épaule de Maxime qui se blottit cette fois contre elle. Le père sort de la mairie. Il semble furieux par ce qu'il veint d'entendre. Il jette un regard étonné puis vaguement agacé à leur trio et au vieux vélo abandonné sur le sol puis il aboie à sa femme :
— On part. On n’a plus rien à faire ici.
Maxime remonte dans la belle voiture, serré contre sa mère. Avant d’entrer à son tour dans la voiture, celle-ci a besoin de dire quelque chose. Comme il n’y a là que Guillaume, elle lui souffle :
— Nous ne reviendrons plus jamais ici. Ce pays est maudit.
Guillaume les regarde s’éloigner. Il ne sait pas ce qui s’est passé mais il sent que c’est grave et l’émotion de l’enfant l’a bouleversé. Il essuie ses larmes avant de reprendre son vélo et de repartir vers ses élèves.
***
Suzanne se rend à la mairie. Elle suit un chemin de terre noire, doux sous les pieds et creusé au milieu, un peu comme un berceau. Des deux côtés, de grandes haies de prunelliers sauvages inextricables et durs où souffle le vent. Elle marche. Elle ne compte pour personne mais dans la nature elle ne craint rien. Un petit oiseau dont la queue est perpendiculaire au corps se glisse de branche en branche. C’est le troglodyte, l’oiseau de bonne nouvelle.
Elle apporte dans son panier, l’encaustique à la cire d’abeille de sa grand-mère, des chiffons et une salade enveloppée dans une feuille de papier journal. Elle arrive derrière la mairie, passe entre le mur de la bâtisse et le grillage tordu et rouillé qui le sépare de Coz Rohel, la propriété voisine et elle prend avec assurance l’escalier de ciment. Cette fois, elle a le droit d’être là. Elle va travailler. Comme tout le monde. Quand elle rentre chez Guillaume, elle s’arrête sur le seuil de la salle. La pièce est encombrée de meubles hétéroclites, sombres héritages familiaux dont on s’est débarrassé chez lui. Sur une étagère, un petit vase bleu, orné de roses à demi-effacées. Elle le retourne, lit : Italie 3058 et le repose doucement.
Derrière la porte de la cuisine, elle trouve un balai déplumé et des serpillères. Elle se met aussitôt au travail. Comme il y a des livres partout, par terre et surtout sur un large buffet, elle va commencer par eux. Elle les prend par bloc de quatre ou cinq et les pose sur la table massive qui occupe le centre de la pièce. La poussière la fait tousser. Elle ouvre la fenêtre qui donne sur la campagne et passe sur le dessus du buffet un chiffon qu’elle va humecter à la cuisine. Puis elle frotte à nouveau et regarde le tissu. Il est noir de poussière. Elle le rince et recommence plusieurs fois jusqu’à ce qu’il soit propre. Elle prend alors les livres un à un et les essuie. Elle nettoie de la même façon ceux qui jonchent le parquet en monceaux désordonnées, les pose sur la table et essaie de les ranger en fonction de leur taille et de leurs couleurs. Elle fait un pile de bleus, puis de rouges en allant du plus grand au plus petit. Mais beaucoup sont gris. Elle sépare les clairs des foncés et couronne le tout par les quelques livres jaunâtres qu’elle trouve. Elle recule : c’est assez joli. En tout cas, c’est propre maintenant. Et elle s’attaque au reste de la pièce, pose les lourdes chaises sur la table et commence à balayer et à encaustiquer. Bientôt la pièce sent bon.
Guillaume rentre après sa classe. Il porte son sac de classe d’une main et son abondant courrier quotidien de l’autre. Il a oublié qu’elle serait là. C’est un peu gênant de trouver quelqu’un chez lui mais bon, en fait très peu de choses le gênent vraiment… Il la salue et elle bredouille un bonjour. Comme il ne veut pas la déranger, il va déposer ses affaires dans la pièce du fond et s’y installe avec son électrophone.
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