Chapitre 35

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Fabrice est de l’autre côté de la commune. Seul dans son HLM, il boit du whisky assis sur son lit en désordre. Les avances du mari d’Eléonore ont éclairé d’un autre jour leur accueil agréable et leur gentillesse charmante. Mais, aujourd’hui, c’est surtout son travail qui le préoccupe parce que ce soir, ça s’est mal passé… Il a fait de son mieux pourtant. Il a mis tout son coeur à faire ce bar au beurre blanc mais le client n’en a pas voulu. Il n’aurait pas dû chauffer autant l’assiette. Cela a dénaturé le beurre et ça s’est vu tout de suite. Il a fallu faire attendre toute la tablée. Ils ont patienté en plaisantant méchamment à son propos devant leur assiette qui se refroidissait pendant qu’il recommençait le plat en toute hâte sous le regard hostile de son chef. Après le service, il s’est hâté de rentrer chez lui avec le sentiment aigu de sa faute. Il faut qu’il oublie ça maintenant. Il se verse un autre verre. Le troisième.

L’affiche qu’il a ramenée de sa chambre d’adolescent est là, enroulée au sommet d’une armoire. Il se lève, la saisit d’une main et, tout en gardant son verre de l’autre, il la laisse se dérouler. C’est la Cène de Dali. Sa marraine la lui a offerte pour l’anniversaire de ses quinze ans et il l’a tout de suite aimée parce qu’elle ne ressemble en rien aux images pieuses qu’il connaît. Une fois de plus, il regarde ce buste d’homme jeune qui ne sera bientôt plus qu’une masse raide et froide au désespoir immense de ceux qui l’aimaient. Il se demande encore pourquoi les apôtres n’ont pas de visage, pose son verre sur le sol, prend dans un tiroir quelques punaises et monte sur le lit pour fixer le poster dans le plâtre. Puis il redescend et le contemple. Le dernier repas…

La cuisine, c’est pour lui une façon de donner de l’amour aux autres comme on lui en a donné jadis aux repas de moisson du temps de sa mère. Mais pour que cela soit possible, il faudrait que le restaurant soit gratuit. Les clients ont donné de l’argent, ils ont le droit de lui faire mal sans même le voir devant ses fourneaux, sans même savoir qu’ils le font souffrir. C’est normal mais il a mal quand même et il se dit que, comme l’eau et le feu, l’amour et l’argent sont incompatibles.

Et son chef en a profité pour l’enfoncer, bien sûr, ce salaud. Il va peut-être le virer… Vers qui se tournera-t-il alors puisque son père ne veut plus de lui et qu’il ne veut plus de son père ? Faudra-t-il qu’il retourne à la porcherie où il a travaillé pendant trois ans, où il fallait parfois descendre dans l’immense cuve du silo à blé pour retirer ce qui bloquait le passage du grain ? C’était souvent un rat mort. Il y en avait partout. Un jour d’hiver, les coudes des conduites qui transportaient la soupe de soja et de céréales avaient gelé. Il avait fallu les réchauffer au chalumeau et tenter de calmer les hurlements des mille porcs affamés en transportant la nourriture au moyen des seaux qui débordaient dans les bottes. Un avant-goût de l’enfer. Non, il ne veut plus vivre ça.

Il a vidé son verre. Il se lève pour en prendre un quatrième mais il s’arrête. C’est trop facile. Il ne finira pas comme son grand-père. Pour le moment, il faut qu’il reparte au travail, après ça il retournera voir Eléonore et son mari. Ils sont les seuls à pouvoir quelque chose pour lui… Il y a peut-être de l’amitié sincère dans leur amitié. Sinon il fera ce qu’il faudra, il n’a pas vraiment le choix…

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