Chapitre 21 (deuxième partie)
Deux jours après notre arrivée, nous fêtâmes très simplement l'anniversaire de Kyrian. Madame Lawry et Jennie s'étaient activées en cuisine, à préparer une grande tourte et un gâteau au beurre. Pendant ce temps, je les aidais à réaliser une sorte de crème fouettée. L'ambiance était joyeuse. Et j'espérais bien, cette nuit, pouvoir retrouver mon époux et lui offrir de tendres moments. Mais une fois encore, il n'y eut de contacts charnels entre nous qu'un tendre baiser dans mes cheveux et une simple caresse sur mon épaule. Au matin, je fis celle qui était encore endormie pour ne pas avoir à croiser son regard, mais j'eus bien du mal, une fois la porte refermée, à retenir mes larmes. J'avais, cette nuit, et contrairement aux deux premières passées à Inverie, très mal dormi, luttant contre un désarroi dont je ne pouvais que trop bien expliquer l'origine.
Lorsque je gagnai la cuisine pour manger un morceau et voir ce qu'il y aurait à faire aujourd'hui, je n'y trouvai que Jennie. Clarisse et Madame Lawry étaient parties au lavoir, au village. Elle me regarda avec un peu d'insistance, sans rien dire. Ce ne fut qu'après avoir pu avaler une tasse de thé chaud que je parvins à parler, tout en regardant par la grande fenêtre qui donnait au nord :
- Sais-tu où est Kyrian ce matin ?
- Oui. Mais je ne sais pas s'il aimerait te voir, me répondit-elle avec sérieux.
Je me retournai, intriguée et, je dus bien l'avouer, avec les larmes prêtes à perler. Jennie le remarqua, bien entendu, et poursuivit, d'un ton doux :
- Il est sur la tombe de notre mère. Elle est morte le lendemain de sa naissance. Il n'y était pas encore allé…
- Ah...
Ne trouvant rien à dire, je reposai sur un coin de table le morceau de pain que je ne parviendrais pas à finir et je sortis de la pièce. Au-dehors, le temps était à la douceur, le soleil encore timide traversait par intermittence une épaisse couche de nuages gris clair. Le loch était calme. Je fis quelques pas dans la cour, puis décidai de marcher un peu, non vers le village que nous avions traversé en arrivant, mais vers la montagne. J'ignorais où se trouvait la tombe de la mère de Kyrian, s'il y avait un cimetière au village ou si le château possédait son propre carré, comme cela se faisait beaucoup et comme je l'avais remarqué à Dunvegan notamment.
Malgré ma jambe boiteuse, marcher allait me faire du bien. J'avais besoin de respirer un autre air que celui de la maison. Le sentier qui menait au village se poursuivait au-delà du château, sur les premiers reliefs de la montagne. Je pris dans cette direction. Quand je fus un peu plus haut que le château, je me retournai pour regarder vers le loch. Tout était gris, mais de tant de nuances, que je trouvais cela beau et que, finalement, cela s'accordait bien avec mon état d'esprit.
Un peu sur ma droite, en montant, se trouvait un bosquet dont les arbres n'avaient pas encore de bourgeons. Un petit muret dessinait aussi un carré et ce fut là que je vis Kyrian ou plutôt, d'abord, son cheval. Ainsi il était venu jusqu'ici avec sa monture avec l'intention de repartir sans doute après, sans repasser par le château. Peut-être voulait-il se rendre au-delà, dans la montagne où, pourtant, Hugues m'avait dit qu'il n’y avait rien, aucune maison, aucune ferme.
Je me souvins des mots de Jennie, et je les chassai vite de mon esprit. Hormis dans notre chambre, nous ne nous étions pas retrouvés seuls une seule fois depuis notre arrivée et je n'allais pas laisser passer l'occasion. S'il ne voulait ou ne pouvait me parler au lit, peut-être qu'en étant au-dehors, cela lui serait plus facile. Je passai donc le muret et découvris les tombes. Le carré était assez propre, certainement qu'Alex Gordon avait veillé à ce qu'il soit régulièrement défriché, pour que les herbes folles et les ajoncs n'envahissent pas les tombes. Le cheval ne leva même pas la tête quand je passai à ses côtés. Je vis la haute silhouette de Kyrian se détacher un peu plus loin, vers le fond du carré. Il me tournait le dos et se tenait debout, pensif, devant une tombe. Je m'approchai doucement avec l'intention de passer ma main sous son bras, mais au dernier moment, j'hésitai. Voulait-il vraiment de ma présence ? Là ? Maintenant ? Le doute m'envahissait : m'aimait-il toujours ? M'en voulait-il pour n'avoir pas pu garder notre enfant ? Regrettait-il même notre mariage ? Je devais bien m'avouer que je ne savais plus où j'en étais, car si j'avais parlé avec Lady Elisabeth, Jennie et Iona, durant ma convalescence à Dunvegan, à aucun moment, je ne l'avais fait avec Kyrian. A aucun moment nous n'avions échangé sur ce qui m'était arrivé, hormis le fait qu'il s'était inquiété de moi, de savoir comment je récupérais, si j'étais moins fatiguée… mais les circonstances-mêmes qui m'avaient fait demeurer alitée de longues semaines, cela, jamais nous ne l'avions abordé.
Avait-il senti ma présence ou était-ce le sanglot que j'étouffai dans ma gorge qui le fit se retourner ? Un instant, et pour la première fois, je craignis sa colère. Son regard était très doux et il me sourit légèrement, avant de me tendre la main et de se retourner vers la tombe. Je me sentis réconfortée par le contact de ses doigts chauds autour des miens.
- Je voulais prier ici un peu ce matin. Cela fait des années que je n'étais pas venu… Et encore plus, que je ne m'étais pas trouvé là pour la date anniversaire. Ma mère est morte après m'avoir mis au monde. Je ne l'ai pas connue, m'expliqua-t-il.
- Jennie me l'a dit, oui, dis-je simplement.
- Elle... Jennie lui ressemble beaucoup, de ce que l'on m'a dit. Moi... Il paraît que je tiens peu d'elle, que je suis beaucoup plus MacLeod.
- J'ai pu le constater, notamment par ta ressemblance avec Caleb.
Il hocha simplement la tête. Puis il ajouta :
- C'est à cause de moi qu'elle est morte. L'accouchement avait été très long et difficile. Elle… Elle avait perdu beaucoup de sang. Elle n'a pas survécu à cette faiblesse.
- Ma mère a fait plusieurs fausses couches, et ma propre naissance a été assez difficile, je crois. Enfin, de ce que j'en ai compris. Ce n'est jamais facile de mettre un enfant au monde, même quand on en a eu plusieurs avant.
- Je ne veux pas que cela t'arrive, me dit-il en détournant le regard de la tombe et en me fixant gravement.
- On ne peut pas le décider à l'avance. Et je veux porter tes enfants, Kyrian. Si je le peux… encore.
- Tu... Tu ne comprends pas... J'ai vu... Je t'ai vue... perdre ton sang... si faible... Je ne pouvais rien faire... J'étais impuissant… totalement impuissant. Comme… Comme quand Luxley a… tué mon frère et violé Jennie. Je n'ai rien pu faire pour eux, pour les défendre. Rien.
Je le fixai, pensive. Ainsi c'était donc cela ! La peur de me perdre, la peur qu'un enfantement causerait ma mort… Comment pouvais-je le rassurer ? Lui redonner cette confiance qu'il avait perdue ?
- Kyrian... Tu étais un enfant quand cela est arrivé. Tu as fait le mieux que tu pouvais en conduisant Jennie jusqu'à Dunvegan, en vous mettant à l'abri. Quant à moi… C'est Abigail qui est responsable de ce qui m'est arrivé. Pas toi. Ni l'enfant que je portais. Crois-tu… que je ne souffre pas ? De l'avoir perdu et de te sentir si… distant désormais ? Alors que nous avions connu des moments de pur bonheur ? J'ai peur, aujourd'hui, que tu ne m'aimes plus…
- C'est faux ! lâcha-t-il avec force. Comment peux-tu penser cela ?
- Je le pense parce que... parce que tu ne me touches plus, tu ne veux plus de moi. Si cela continue, alors... alors, Abigail aura vraiment gagné : elle nous aura définitivement séparés.
Son regard était brûlant. Ce n'était pas de la colère qui l'animait, mais autre chose. De la peur, du désarroi. De l'amour aussi.
Soudain, il me prit dans ses bras avec force, dans une étreinte puissante. Ses lèvres se pressèrent dans mon cou, puis remontèrent, chaudes et enivrantes, le long de ma mâchoire pour prendre les miennes dans un long et profond baiser. J'avais le sentiment qu'il ne pouvait se détacher de moi, comme cherchant son souffle en moi. Je me laissai aller entre ses bras, trop heureuse aussi de le retrouver et de ressentir ce besoin qu'il avait, autant que moi, de nous retrouver.
- Je ne veux pas de cela... me murmura-t-il enfin. Non, je ne le veux pas... Je t'aime, Héloïse. Je t'aime !
- Je t'aime aussi, Kyrian. Plus que tout... Nous devons être plus forts qu'elle...
Et je l'embrassai à mon tour, avec toute l'ardeur dont j'étais capable.
**
Kyrian avait envisagé ce jour-là de se rendre jusqu'à Camusrory, tout au bout du Loch Nevis, là où le loch prend naissance entre les montagnes. Je lui demandai s'il était possible de l'accompagner, ce qu'il accepta volontiers. Nous nous retrouvâmes ainsi, à chevaucher côte à côte, le long du loch, jusqu'au hameau. Là, il rencontra quelques personnes qu'il voulait voir, dont deux fermiers. Puis nous rentrâmes, tranquillement, jusqu'à Inverie. Je me sentais heureuse et soulagée, d'une part de notre journée passée ensemble, avec cette complicité qui revenait tout naturellement, et d'autre part, après la conversation que nous avions pu avoir le matin-même. Je me sentais plus en confiance que je ne l'avais été ces dernières semaines. Il m'avait présentée, aussi, aux gens que nous croisions. C'était une façon pour Kyrian de montrer qu'Inverie aurait bientôt un chef, et cette première journée de visite n'allait être qu'un prélude à un petit voyage qu'il allait envisager pour les beaux jours. Il ferait le tour des terres, comme lorsqu'il l'avait fait avec Alex pour la collecte des fermages, mais, cette fois, il ne collecterait rien. Ce serait juste un moyen de faire savoir à tous qu'il était de retour, définitivement.
Le soir, il me rejoignit dans la chambre plus tôt que d'habitude, alors que Clarisse était encore en train de me coiffer.
- Je vais m'en occuper, Clarisse, merci.
- Bien, Monsieur.
Elle nous salua et quitta la pièce rapidement. Au ton que Kyrian avait employé, elle avait compris qu'elle ne devait pas s'attarder, mais j'étais certaine qu'elle en était heureuse.
Kyrian me prit la brosse des mains et poursuivit le lent démêlage de mes cheveux. Les sensations étaient différentes, il n'hésitait pas à soulever des mèches, à caresser ma nuque, mon front. Puis une main s'attarda sur ma gorge, descendit lentement vers ma poitrine. Je fermai les yeux de bonheur. Kyrian se pencha par-dessus mon épaule pour embrasser ma peau. Son souffle était déjà court. Il reposa ma brosse à cheveux sur la coiffeuse, me tourna vers lui. Mes mains enlacèrent son cou et il me souleva dans ses bras tout en m'embrassant profondément. L'instant d'après, nous basculions sur le lit voisin, dans un joyeux désordre de jupons et de kilt.
- Je t'aime... me souffla-t-il à l'oreille. Et je te veux.
Je lui répondis par une longue plainte car ses mains déjà hardies avaient trouvé les endroits les plus sensibles de mon corps. Le lit craqua, mais nous n'y fîmes pas attention. Seul comptait désormais l'amour qui nous liait et nous poussait irrésistiblement l'un vers l'autre, vers cette union des corps autant que des cœurs à laquelle nous aspirions si fort et dont nous avions été privés au cours des mois écoulés.
Nous dormîmes peu, cette nuit-là, car à peine l'un d'entre nous s'assoupissait-il que les caresses ou baisers de l'autre le réveillaient et nous repartions pour une étreinte plus intense encore que la précédente. D'une certaine façon, cela me rappela notre nuit de noces. Et quand, au petit matin, je me tins devant la fenêtre pour assister au lever du jour et voir les ombres reculer sur le loch, voir au-delà de la brume qui le recouvrait, je sus que nous avions remporté une nouvelle victoire sur l'adversité et les épreuves que la vie apporte.
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