Chapitre 23 (première partie)
Inverie, automne 1735
Nous quittâmes Inverie par un beau matin de début septembre, pour un nouveau voyage sur les terres de Kyrian. J'avais tant aimé le précédent, au printemps, que j'avais vraiment insisté pour l'accompagner. Il avait bien sûr argumenté que mon début de grossesse ne se prêtait guère à un tel périple, mais je me sentais si bien, je voulais tant être avec lui, qu'il céda finalement à mes arguments. Certes, je l'avouais, j'avais dû user quelque peu d'un de mes regards qui le mettait à genoux, tout comme François quand nous étions enfants. Il reconnut cependant de lui-même qu'il avait bien du mal à me laisser en arrière.
Je partais sans crainte pour le château : Kyle assurerait la sécurité de ses habitants, Jennie et Madame Lawry veilleraient à la bonne marche de la maisonnée durant notre absence. Nous devions être de retour avant la fin du mois et Alex étant parti pour Morar avant nous, il rentrerait également plus tôt que nous à Inverie.
J'étais maintenant enceinte de trois mois environ et, contrairement à ma première grossesse, cela commençait à se voir plus nettement. Cependant, comme l'année précédente, je ne connus aucun des maux propres à ces premières semaines. Du fait de mon état, Kyrian avait prévu des étapes un peu plus courtes que s'il avait été seul avec ses hommes. J'appréciais le voyage, à cheval. Quand, parfois, je ressentais un peu de fatigue, je prenais alors place dans la carriole.
Alors que nous étions en vue de Strathan, après une traversée de la montage de toute beauté, nous croisâmes la route d'une famille visiblement très pauvre. Vêtue de haillons, une femme, d'un âge incertain, était entourée par quatre enfants et portait un bébé sur son dos, dans une sorte de bout de tissu élimé. Tous marchaient pieds nus. Je ressentis un fort élan de pitié en les voyant et Kyrian fit arrêter le convoi.
- Hola, mes braves ! dit-il. Où allez-vous ainsi ? Il n'y a rien dans la montagne...
- Je n'ai nulle part où aller, Monsieur, répondit la femme avec un accent différent de celui d'Inverie. Alors, la montagne ou la vallée...
- D'où venez-vous donc ?
- D'Achnacarry, répondit-elle après une légère hésitation.
Ce nom m'était inconnu et je me demandai bien où cela se trouvait. Je n'avais jamais entendu Kyrian, Hugues ou Alex parler de ce village. Et pour cause : il se trouvait sur les terres des Campbell.
- Pourquoi avez-vous quitté votre village ? demanda encore Kyrian que je devinais de plus en plus intrigué.
La femme baissa la tête et ne voulut pas répondre. Ce fut son fils, l'enfant le plus âgé auquel je donnai à peine 12 ans, qui répondit très succinctement :
- Le laird nous a chassés, Monsieur. A cause de papa. Il buvait... trop. Nous n'avions jamais d'argent et toujours faim. Il a volé. Le laird l'a fait condamner. Il est mort.
Kyrian hocha la tête. Décidément, quand il se rendait à Strathan, il ne pouvait être que question des Campbell.
- Vous êtes ici sur les terres des MacLeod. Vous n'avez pas été chassés du clan ?
- Non, répondit la femme en un souffle. Seulement contraints de partir... La faim, Monsieur.
Je devinai cependant qu'elle nous cachait quelque chose. Je remarquai alors sa fille qui se tenait un peu derrière elle, collée à sa mère. Elle lui arrivait à peine à l'épaule et je ne lui donnai pas plus de dix ans. Kyrian restait songeur. Puis il se tourna et donna l'ordre à Will qui menait le chariot de leur donner une miche de pain et un jambon, ainsi qu'un peu de lait pour les enfants. La femme remercia avec chaleur et le garçon s'empara bien vite des provisions, arrachant des morceaux au pain pour les donner à ses frères et sœurs qui les dévorèrent aussitôt. Le spectacle faisait peine à voir. Kyrian voulut conclure en disant :
- Faites demi-tour. Ca ne sert à rien d'aller tout droit.
- Merci, Monsieur, répondit la femme.
Mais je doutai qu'elle l'écouterait. Je poussai alors mon cheval pour me trouver à la même hauteur que mon mari et je lui parlai en français :
- Kyrian, ne peux-tu rien faire d'autre ? Tu leur as donné de quoi survivre quelques jours à peine... Les enfants sont affamés. Que vont-ils devenir cet hiver ? N'y a-t-il rien qu'on puisse faire de plus ?
- Ils font partie du clan voisin, celui de Logan Campbell. Nous ne sommes pas particulièrement en bons termes avec eux, disons que chacun ignore l'autre et ne se risquerait pas à se mêler de ce qui ne le regarde pas. La situation est très différente d'avec les MacKenzie auxquels nous prêterions main-forte en cas de besoin. Tu comprends ?
- Oui, je comprends cela. Mais en quoi aider cette famille causerait un souci avec les Campbell ?
Il soupira.
- Je ne sais pas exactement. Il est possible que Logan s'en moque totalement. Maintenant qu'il a rendu sa justice vis-à-vis du père...
- Ne peux-tu pas les envoyer vers un village ? Les confier à un chef de village ? Le garçon paraît solide et la fille aussi. Ils pourraient aider à cultiver un lopin de terre, non ?
- Si nous commençons à recueillir tous les mendiants qui traînent sur les routes, nous n'irons pas loin.
- Il ne s'agit pas d'aider tous les mendiants, il s'agit juste d'aider cette famille. Si nous ne faisons rien, je ne donne pas cher de la vie des plus petits dans les semaines qui viennent... Pourrais-tu regarder ton propre enfant si tu apprenais que ce petit-là est mort de faim ou de froid ?
Kyrian secoua la tête, ne dit rien, mais descendit finalement de cheval. Il se dirigea vers la carriole, y fouilla dans un des sacs. Il en sortit de quoi écrire, posa la feuille sur le bois brut et traça quelques mots avec sa plume. Puis il se dirigea vers la femme qui attendait, intriguée. Je remarquai que le garçon avait l'air tout aussi intrigué que sa mère, mais que son regard allait de Kyrian à moi-même. Il avait des yeux d'un bleu très clair, sous sa tignasse brune et sale. Mais son visage reflétait de l'intelligence. J'étais persuadée que si on donnait à ce garçon des outils, un abri et un bout de terre, il pourrait en faire quelque chose.
Kyrian tendit la feuille à la femme et dit :
- Allez jusqu'au hameau de Glendessary. Vous demanderez à voir John Delaery. Vous lui donnerez ceci et il vous aidera. Nous passerons aussi à Glendessary d'ici demain. Nous y serons avant vous et je le préviendrai.
- Merci, Monsieur. Merci beaucoup. Nous irons.
Puis Kyrian remonta à cheval et sans un regard pour cette famille, il donna le signal de repartir. En passant près d'eux, je leur souris et leur souhaitai bon courage. Le garçon me fixa un moment. Je sentis même son regard dans mon dos jusqu'à ce qu'un tournant nous cachât à leur vue.
**
- Hugues n'avait pas l'air content, ce soir, dis-je à Kyrian alors que nous nous retrouvions seuls dans notre chambre, après un repas correct pris dans la grande salle de l'auberge qui nous accueillait ce soir-là.
- En effet, me répondit-il.
Contrairement aux autres soirs où Kyrian restait toujours un peu après dîner avec ses hommes, me rejoignant une fois qu'il avait partagé un verre ou deux de whisky avec eux, il m'avait accompagnée pour mon coucher.
Je le fixai, un peu incrédule.
- Pourquoi ?
- Tu me demandes pourquoi ? Cela me paraît évident, pourtant. Il n'a pas trouvé très judicieuse ton intervention cet après-midi.
- Il ne voulait pas que l'on aide ces gens ?
- Là n'était pas la question. D'un point de vue purement humain, je ne pouvais les laisser sans rien. Mais de là à les accepter sur nos terres...
J'ouvris grand les yeux.
- Je ne vois pas où est le mal ?
- Le mal est que cette famille vivait sur les terres des Campbell.
- Et alors ? Tu crains les Campbell ?
- Je ne crains pas les Campbell, je crains les problèmes avec les Campbell, me répondit-il avec gravité en insistant sur le mot "avec". Et Hugues les craint aussi. Surtout... Surtout que Logan Campbell a été reconnu comme laird désormais.
- Et bien, moi, il ne me fait pas peur, ce Logan. Si jamais il venait nous reprocher quoi que ce soit, je lui dirais ma façon de penser que de laisser ainsi une femme, veuve, avec cinq bouches à nourrir, à errer sur les routes. Même si son mari était un ivrogne et un voleur. Ce n'était pas de sa faute à elle et encore moins, aux enfants. Ne leur devait-il pas assistance ?
- Si, bien sûr... soupira Kyrian. Tout ce que j'espère, c'est que leur venue ici ne s'ébruitera pas au-delà de Strathan. Si j'avais pu, je les aurais envoyés plus loin, mais je ne suis déjà pas certain qu'elle parviendra jusqu'à Glendessary... Et Delaery est un homme fiable. Il fera ce que je lui demanderai pour cette famille.
Je hochai la tête en signe d'assentiment. Je me souvenais très bien de cet homme, la petite quarantaine, lorsqu'il s'était présenté devant Kyrian pour lui prêter allégeance.
- Bien. Mais peux-tu m'expliquer pourquoi Hugues craint tant que cela Logan Campbell ?
Kyrian fit quelques pas dans la chambre, puis commença à ôter son tartan en défaisant sa broche. Concentré sur ses gestes, il ne me regardait pas, mais répondit cependant, avec une certaine réticence.
- Parce que c'est à cause de Logan Campbell et d'une certaine stupidité de ma part, que tu pourrais aussi appeler la "fougue de la jeunesse", que je me suis retrouvé à servir le roi de France.
- Ah oui ?
- Oui. Je me suis battu avec Logan lors de la collecte des fermages de 1729. Et je l'ai blessé, assez sérieusement. Quand je suis rentré à Dunvegan, mon oncle Craig avait déjà pris sa décision : il était temps de faire entrer un peu de plomb dans ma cervelle. Que ce n'était pas en étant impulsif qu'on pouvait mener un clan. Qu'il fallait réfléchir avant d'agir.
Il prononça cette dernière phrase en me fixant. Je déglutis et dis :
- Et tu penses que j'ai été impulsive ?
- Un peu oui, soupira-t-il. Mais je ne t'en veux pas, ajouta-t-il avec un sourire marqué.
Il fit alors quelques pas dans ma direction, me prit dans ses bras et dit :
- Tu as laissé parler ton cœur et en cela, je t'admire. Et je t'aime aussi. Je peux me permettre d'aider cette famille. Néanmoins, si une telle situation se représentait... avant de m'y contraindre, nous devrions en parler, juste toi et moi.
Je le regardai avec un peu d'étonnement. Il poursuivit :
- Oui. Si je devais m'absenter, ne serait-ce que pour la collecte, tu ne viendrais pas forcément avec moi à chaque fois. Tu resterais à Inverie. Et tu aurais alors la responsabilité des terres ! Tu es ma femme et cela te confère des droits et des devoirs vis-à-vis du clan.
- Je ne pensais pas qu'une femme pouvait diriger un clan ?
- Cela n'est pas arrivé depuis longtemps, c'est vrai, pour des tas de raisons et notamment des plus guerrières - y compris des luttes entre clans. Mais, par le passé, on a vu des clans désigner des femmes pour les diriger. Et de ce que j'en ai entendu dire, cela n'avait pas été dommageable pour eux.
Je souris doucement :
- Encore une façon de faire bien différente de chez nous... Un peu comme les Anglais, au fond, qui acceptent des femmes comme souveraines.
- Hum. Il y a du vrai dans ce que tu dis, même si je n'apprécie pas particulièrement que tu nous compares, nous, Ecossais, aux Anglais.
Je ris doucement. Son sourire s'élargit et sa fossette se creusa. Je donnerais tout pour le voir me sourire ainsi, chaque jour. Je devais bien reconnaître qu'il me souriait ainsi très souvent. Nos regards restèrent accrochés l'un à l'autre, puis il effleura mes lèvres avant de dire :
- Allons, Lady MacLeod d'Inverie, il est temps de vous mettre au lit. Nous aurons encore une bonne journée demain.
Et dans mon dos, je sentis soudain ses mains dégrafer les attaches de ma robe, puis en écarter les pans. Il m'aida à la retirer, la déposa soigneusement sur le fauteuil, puis revint s'agenouiller devant moi. Il posa sa main sur mon ventre à peine renflé, puis fit glisser mes jupons.
- J'espère que de chevaucher toute la journée ne te fatigue pas trop ? s'inquiéta-t-il en levant les yeux vers moi.
- Je me sens très bien, Kyrian. C'est vrai.
- Hum... Tu me le diras si tu fatigues ? Ou que tu as mal ?
- Je te le promets. Et j'irai dans la carriole, à la moindre alerte.
- Alors, ça va, me répondit-il avec le sourire.
Puis il se redressa et resserra son étreinte autour de ma taille. Je glissai mes mains sous sa chemise, cherchant sa peau nue alors qu'il m'embrassait.
**
Le reste de notre voyage se déroula sans incident. Kyrian avait tenu sa promesse de rencontrer Delaery et de lui parler de la famille que nous avions croisée. Avant de quitter Glendessary, il nous mena sur un flanc de montagne et nous désigna une masure abandonnée, entourée d'un lopin de lande.
- Je peux leur donner cette terre, dit-il. Il y a trois ans encore, elle était cultivée. Si le garçon paraît aussi solide que vous le dites et la mère courageuse, ils s'en sortiront. Je leur trouverai aussi quelques poules et une chèvre. On les aidera à refaire le toit de la maison et à défricher. Après...
- Après, ils se débrouilleront, dit Kyrian. Merci, John. Je savais que je pouvais compter sur vous.
- De rien, Monsieur.
Mise à part cette rencontre, donc, nous fîmes route dans la douceur d'un début d'automne écossais. Le temps était vite changeant, mais, souvent, le soleil nous offrait de belles plages de beau temps. Il faisait beaucoup moins chaud que sur les bords de la Loire en cette même période de l'année, et j'appréciais particulièrement les conditions du voyage.
Lorsque nous regagnâmes Inverie, plusieurs surprises nous y attendaient, et non des moindres.
Trois lettres m'étant destinées étaient arrivées durant notre absence. L'une de ma mère, concise comme toujours, mais dans laquelle je pouvais lire toute sa joie suite au mariage de mon frère. La deuxième était de François me racontant son propre bonheur et s'inquiétant du mien. La troisième était de Bethany Hampton. Ce n'était pas la première missive que la petite Anglaise rencontrée lors de notre voyage m'adressait et j'étais très heureuse d'avoir de ses nouvelles. J'entrepris de leur répondre à tous très vite.
L'autre surprise nous vint de Kyle. Pourtant, durant deux jours, Kyrian ne soupçonna quoi que ce soit. De mon côté, j'avais quelques doutes, mais cela me sembla si inattendu que je les gardai pour moi. Puis au cours de cette journée qu'il passa à chevaucher aux côtés de mon époux, il lui fit une demande bien particulière.
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