Chapitre 26 (troisième partie)

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Conformément aux prévisions de Jennie, le bébé naquit juste au début de la nouvelle année, mais il y avait eu deux alertes fin décembre. Néanmoins, en cette fin d'après-midi de janvier, alors que le vent froid du nord faisait tomber une neige épaisse, voilant tout le paysage, ne permettant même plus de distinguer les rives du loch, Jennie entra vraiment en travail.

C'était la première naissance à laquelle j'assistais, en-dehors de mon propre accouchement. Et je devais bien avouer que c'était tout aussi impressionnant... Heureusement que Madame Lawry et Clarisse étaient là pour m'aider, la première me rassurant autant qu'elle rassurait Jennie...

Le bébé était bien placé, mais il était fort et Jennie me semblait encore plus menue, une fois étendue sur son lit, avec ses jambes qui étaient restées si fines malgré la grossesse et son ventre impressionnant. Je me demandais bien comment le bébé allait pouvoir sortir... Mais mes craintes s'éloignèrent vite au fur et à mesure que le travail avançait et qu'il me fallait seconder Madame Lawry. Clarisse allait et venait entre la chambre et la cuisine, apportant de l'eau chaude, des linges propres, dès qu'il le fallait. Jennie était très courageuse et parvenait à retenir ses plaintes, parfois en mordant très fort dans un linge ou en s'agrippant aux draps.

Mais durant la dernière demi-heure, elle n'y parvint plus et Kyrian me dirait par la suite qu'ils avaient eu bien du mal à retenir Kyle, même en lui faisant descendre rapidement une demi-bouteille de whisky.

Il faisait nuit noire quand le petit Gowan poussa son premier cri en écho à une dernière plainte de sa mère. C'était un garçon très costaud, beaucoup plus lourd et fort que n'était Roy à la naissance. On aurait dit mon fils à l'âge de deux mois ou presque ! Son cri me perça les tympans et alors que Madame Lawry me le tendait pour que je m'occupasse de lui, la porte s'ouvrit avec force et Kyle entra, hirsute, le regard brillant d'ivresse mais follement inquiet. Le bébé encore couvert d'humeurs dans les bras, je le fixai d'un air incrédule. Puis j'entendis quelques pas résonner vivement sur le plancher et deux mains se posèrent sur les épaules du géant.

- Kyle ! Fichtre dieu ! N'es-tu pas fou ?

- Jennie ! s'exclama-t-il sans porter la moindre attention à Kyrian et à Hugues qui étaient arrivés sur ses pas et tentaient vainement de le faire sortir de la chambre.

Kyle se précipita vers le lit, Jennie avait le bas-ventre et les cuisses couverts de sang, son visage était en sueur et ses traits tirés par les efforts, elle respirait un peu vite, mais elle allait bien. Elle parvint à lui sourire, c'était d'ailleurs plus une grimace qu'un sourire, mais elle trouva la force de lui dire :

- Tout va bien. Mais tu ne devrais pas rester... Ce n'est pas encore terminé...

Je savais qu'elle parlait là de l'expulsion du placenta et des soins que nous devions lui prodiguer, la laver, changer ses draps, la rendre "présentable". Et surtout, elle allait devoir encore trouver la force de nourrir son enfant.

- J'ai entendu le bébé crier ! dit Kyle d'une voix forte. Et tu me dis que ce n'est pas terminé ?

Jennie ferma les yeux, je devinai qu'elle était épuisée. Je passai l'enfant à Clarisse et elle le porta bien vite dans un coin de la chambre où elle avait peu auparavant installé une petite bassine et des linges propres pour lui. Elle commença à le laver avec précaution, alors qu'il remuait assez vivement comme en écho à l'agitation de son père.

- Kyle Mackintosh !

Mon rugissement le surprit et lui fit redresser la tête. J'avais posé mes poings sur mes hanches pour me donner plus d'autorité encore et je fronçai durement les sourcils. Je pris mon air le moins aimable possible et poursuivis :

- Tu vas sortir de là tout de suite ! Ce n'est pas le moment que tu traînes dans nos pattes ! Tu pourras voir Jennie quand elle sera prête et le bébé aussi ! Non, mais, qui c'est qui m'a fichu pareil olibrius !

Je me surpris moi-même à connaître un équivalent gaëlique de ce vieux mot français. Mais Kyrian et Hugues ne me laissèrent pas continuer sur ma lancée et saisirent Kyle sous les épaules, le traînant hors de la chambre. Je les suivis et refermai vivement la porte, poussant aussi le verrou. Avant que j'aie pu me retourner, j'entendis Jennie rire faiblement. Je me dirigeai vers elle. Madame Lawry avait à peine interrompu son travail pour la laver et demeurait attentive à l'expulsion du placenta, ce qui ne saurait tarder.

Je m'assis sur le bord du lit et pris la main de Jennie entre les miennes. Elle était chaude, mais je sentis aussi sa fatigue.

- J'ai un drôle de mari, n'est-ce pas ? murmura-t-elle avec un petit sourire au coin des lèvres.

- Ca, tu peux le dire... soupirai-je. Mais les oreilles de ton frère vont chauffer aussi pour ne pas être parvenu à le retenir... Enfin, nous règlerons cela demain ! Pour l'heure, nous avons plus important à faire...

Je me relevai et rejoignis Clarisse. Elle avait terminé de laver le bébé et commençait à le langer, non sans quelques difficultés car il bougeait beaucoup et mon aide fut la bienvenue. Je le repris alors dans mes bras, le regardai un moment. Il avait un fin duvet noir en guise de cheveux, un petit nez tout rond, des lèvres bien charnues, de bonnes joues. Sans conteste, il ressemblait assez à son père, hormis la couleur de ses cheveux. Mais je savais par expérience que ses traits allaient se préciser petit à petit. Mon fils, Roy, ne ressemblait déjà plus au tout petit bébé qu'il avait été.

J'approchai l'enfant de Jennie, elle ne m'avait pas quittée des yeux depuis que je m'étais relevée de son côté. Elle me regarda avec un mélange d'impatience et de gratitude. Je déposai le bébé à côté d'elle, restant tout près pour l'aider.

- C'est un petit garçon, Jennie. Un sacré beau petit garçon !

Une larme perla à ses yeux, mais un grand sourire illumina son visage fatigué.

- Kyle va en être très fier... et moi aussi. Il est beau, n'est-ce pas ?

- Très beau, dis-je avec douceur. Je sens que Roy et lui vont sacrément bien s'entendre.

- Et moi, je crois qu'ils nous donneront bien du fil à retordre, déclara Madame Lawry qui n'avait encore rien dit.

Sa remarque nous fit rire toutes les quatre. Puis je déposai le bébé dans son berceau et aidai Madame Lawry pour les soins à apporter à Jennie. Un bon quart d'heure plus tard, elle expulsait le placenta et nous pûmes la laver, la rhabiller et changer ses draps. Clarisse avait apporté un grand baquet dans lequel elle plia grossièrement les linges souillés pour les descendre à la laverie. Puis, malgré le froid coupant de la nuit, Madame Lawry ouvrit durant quelques instants la fenêtre pour aérer la pièce, alors que je veillais près du feu et le relançai très vite.

Le petit garçon s'agita un instant dans son berceau, Jennie rouvrit aussitôt les yeux et tourna la tête vers lui. Je m'approchai et le lui apportai.

- Je crois qu'il va avoir faim, dis-je. Peux-tu le tenir ?

Madame Lawry s'avança également, aida Jennie à se mettre un peu de côté et à ouvrir sa chemise. Puis elle plaça l'enfant contre le sein de sa mère qu'il se mit à téter goulûment. J'esquissai un sourire tant cette scène me rappelait la première tétée de Roy. J'allais m'éloigner pour aller chercher Kyle, pour qu'il puisse enfin revoir Jennie et faire connaissance avec son fils, quand le visage sérieux de Jennie m'arrêta un instant.

- Mon Dieu, soupira-t-elle. Quelle étrange sensation que cette petite bouche sur mon sein !

Elle leva les yeux vers moi et je lui souris :

- Oui, n'est-ce pas ? C'est...

- ... différent, me répondit-elle.

Je hochai la tête. J'avais compris l'allusion. Je repris :

- Il est vraiment très beau. Et déjà bien fort. Veux-tu que j'aille chercher Kyle, maintenant ?

- Oh oui ! Je me sens... fatiguée, mais tellement heureuse !

Je lui pris la main et la serrai un moment très fort avant de me redresser et de quitter la chambre. Seule Madame Lawry resta avec Jennie le temps que j'aille chercher Kyle, Clarisse m'ayant déjà précédée en emportant le baquet de linge.

**

Je trouvai les hommes dans la grande salle. Kyle était assis devant le feu, sa tête dodelinant lentement sur ses épaules. "Mon Dieu, mais combien de verres de whisky ont-ils dû lui faire boire pour qu'il reste à peu près tranquille ?", me demandai-je en le regardant. Kyrian avait tourné son visage vers moi, il était assis à la table, comme Hugues, fixant le dos de Kyle, le coude planté sur le bois dur. Trois verres et autant de bouteilles vides trônaient entre Hugues et lui et il me sembla bien que tous deux n'étaient pas beaucoup plus frais que mon beau-frère. "Ah, les hommes ! Ne pourront-ils jamais faire autre chose que boire alors que nous traversons les douleurs de l'enfantement ?"

Je m'approchai de Kyle qui semblait ne pas avoir encore remarqué ma présence et je lui touchai doucement l'épaule. Il tourna la tête vers moi et me fixa de son beau regard clair. Dieu merci, il semblait avoir encore un peu d'intelligence dans la cervelle.

- Kyle, tu peux aller voir Jennie. Elle va bien et le bébé aussi.

Il me sourit d'un air béat qui lui donna un instant un visage très enfantin et se leva, titubant légèrement jusqu'au couloir qui desservait leurs appartements. J'avais tu le fait que ce soit un garçon, pensant que Jennie voudrait elle-même l'annoncer à son mari comme elle m'avait permis de le faire pour Kyrian et Roy.

- Alors ?

La voix grave et un peu enrouée de mon mari me fit tourner la tête. Je m'approchai de la table et dis :

- Avez-vous tout bu ?

- Il y a toujours une bouteille en réserve, Sassenach, me répondit Kyrian en souriant.

Il n'employait quasiment jamais ce mot pour me parler, mais je perçus bien là son trait d'humour qui voulait ainsi cacher l'inquiétude pour sa sœur, inquiétude qui avait dû le tarauder depuis plusieurs heures.

- Et bien soit. Et si tu m'en servais un petit verre ? Je pense que je l'ai plus mérité que vous...

Le rire joyeux de Hugues retentit dans la pièce.

- Ca, c'est bien dit ! Alors, comment va la jeune maman ?

- Bien, répondis-je en m'asseyant à côté de la chaise laissée vacante par Kyrian qui s'était levé pour aller chercher une autre bouteille. Mais fatiguée... Vous avez pu tenir Kyle ?

Hugues haussa les épaules et leva brièvement les yeux vers le plafond aux poutres noircies par les ans et la fumée.

- Il a fallu tout cela pour y parvenir et encore... Tu as vu toi-même le résultat, dit-il en désignant les bouteilles sur la table.

A cet instant, Kyrian revint dans la salle, il prit un verre propre et me servit deux doigts de whisky. Il remplit aussi le verre d'Hugues et le sien, avant de s'asseoir près de moi.

- Alors ? Est-ce un garçon ou une fille ?

- Un garçon, dis-je avec un grand sourire. Il est très costaud !

- Et bien, avec Roy, ça promet... soupira-t-il en regardant Hugues en coin.

- Bah ! Ce ne sera pas pire que d'autres cousins... répondit ce dernier. Il ne manque plus maintenant que Clarisse ait aussi un garçon !

Je souris doucement. Un trio de petits gars mettrait certainement beaucoup d'animation dans le château !

- Mais une fille pourrait bien donner du fil à retordre à ces deux-là, dis-je en vidant mon verre et en les regardant tous deux d'un air enjoué.

Hugues secoua la tête et je vis bien qu'il se retenait de rire à nouveau.

- Nous avons encore un peu de répit, conclut Kyrian. Profitons-en...

**

Kyle revint dans la salle peu après, il pleurait comme un bébé. Les émotions, la fatigue, l'alcool, commençaient à avoir raison de lui.

- Un fils ! lança-t-il à la cantonade. Ma Jennie m'a donné un fils ! Il est sacrément beau, bon Dieu !

Et il s'écroula dans son fauteuil, non sans s'être emparé de la bouteille de whisky dont il porta le goulot directement à sa bouche pour en avaler une longue rasade. Après quoi il déclara qu'il était le plus heureux et le plus chanceux des hommes et se lança dans une longue tirade à laquelle je ne compris pas grand-chose, hormis qu'il déclinait en partie son arbre généalogique pour expliquer le choix du prénom du petit Gowan. S'y ajoutèrent quelques péripéties et histoires de son cru, aux développements si hasardeux que je finis par bâiller.

Kyrian m'entoura alors les épaules de son bras et me dit :

- Il est plus de 2h du matin, ma douce. Il serait temps d'aller te reposer un peu... Demain matin, Roy n'aura aucune pitié pour sa mère qui a assisté sa marraine et vu naître son petit cousin... Allons dormir tant que l'on peut.

- Et Kyle ? demandai-je. Tu veux le laisser seul ici ?

- Je parie qu'il ronflera comme une barrique avant même que nous ayons refermé la porte de notre chambre.

- Je vais y veiller, intervint Hugues. Kyrian a raison, Héloïse. Il est temps que tu prennes un peu de repos toi aussi.

Nous quittâmes donc la grande salle pour rejoindre notre chambre. Je fis quand même un petit détour par celle de Jennie pour m'assurer que tout allait bien. Madame Lawry me mit dehors bien vite, m'assurant qu'elle veillerait sur la jeune maman et son petit, endormis.

Elle se tenait debout près du lit de Jennie et son visage affichait tendresse et bonheur.

- Il a pleuré comme un enfant en voyant ce petit-là, dit-elle. Et Madame Jennie n'en menait pas large non plus... Il a choisi un très beau prénom. Gowan sera solide comme un roc !

- Comme son père, dis-je doucement. Mais je crains le jour où il sera capable de lui tenir la dragée haute en descendant autant de bouteilles de whisky que lui !

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