La défaite

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À la soixantaine bien tassée, il fut surpris par une jeune femme qui l’interpella par son nom. C’était devenu un petit bonhomme rond, fade, éteint, falot et il fut étonné d’être ainsi abordé par cette belle brune, coupe au carré, pimpante, bien maquillée, à l’œil vif et souriant dans sa robe en coton jaune poussin à motif floral et son manteau en laine bouclée orange sanguine qui égayait la froide grisaille marronnasse alentour. « Vous êtes bien Jacques ? Jacques Dupuibarré ? » « Oui, c’est bien moi, que me vaut votre… » Elle ne le laissa plus en placer une, une fois son interrogation confirmée. Ils s’installèrent derechef à la première terrasse de bistrot, elle commanda un Perrier-citron, le café ne lui convenait pas et elle avait déjà bu un thé juste avant en espérant de toute son âme le croiser. Il prit un Picon-bière malgré l’heure matinale, mais ça faisait longtemps qu’il n’était plus réglé sur les mêmes rythmes que les autres.

Elle s’appelait Sandrine, c’était sa fille. L’annonce le laissa totalement muet et idiot alors que sa fille, volubile et visiblement très heureuse, continuait à dérouler son histoire ahurissante, sans faire plus que ça attention à ses yeux désarçonnés dans un visage un peu plus pâle et cireux. Et sa mère, donc sa femme, cette gaupe d’Annie, était morte il y a deux mois d’un cancer du col de l’utérus. Oui, c’était encore sa femme, le divorce n’ayant jamais été prononcé, la faute à un dossier non transmis au tribunal, l’avocat n’étant pas seulement véreux, il était de plus d’une rare incompétence, et puis vous connaissez l’administration française. Sans compter les troubles de la guerre civile qui se préparait, ce qui avait dû compliquer les choses et le dossier a dû malencontreusement s’égarer. Elle tenait absolument à le voir avant leur départ en Guyane avec son futur mari ingénieur en aéronautique dont elle était si fière, le départ aurait lieu dans deux semaines, c’était tellement une aubaine de l’avoir enfin retrouvé depuis le temps qu’elle le cherchait ! S’il était libre, elle voulait absolument le convier ce soir, ou demain, après ce ne serait pas possible, il fallait partir voir les parents de son fiancé à Grenoble avant le grand départ vers l’aventure dans la jungle profonde, le mieux c’était ce soir si ça ne l’embêtait pas trop. Il resta sans voix. Interdit. Trop d’informations d’un coup, il était incapable de tout trier et il accepta sans réfléchir l’invitation pour le soir même en bégayant à moitié de confusion, tenant à la main la carte de visite de bristol crème qu’elle avait pris dans un petit sac de cuir noir brillant pour la lui confier. Elle monta dans sa Mini Austin verte à bande blanche, ramena ses longues jambes fuselées dans l’habitacle, se débarrassa de ses talons aiguilles assortis à son sac pour pouvoir conduire et démarra sur les chapeaux de roues et le laissa là, interloqué. Elle était le portrait troublant de sa mère, du moins quand il l’avait courtisée à l’époque. Une vraie poupée de magazine de mode, comme elle. Il aimait beaucoup ses yeux pétillants et son rire.

Il abusa de l’eau de Cologne bon marché, bleu de peau d’un rasage trop appuyé, lui laissant des plaques rougies et quelques coupures noirâtres. Vêtu d’un mauvais costume pied-de-poule en tergal un poil trop juste sur un pull sans manche et une chemise d’un autre temps, chaussé de mocassins à glands aux talons en biais, il se rendit au rendez-vous convenu avec sa vieille fourgonnette. Il descendit de son tacot beige pourri de rouille, au pot d’échappement percé et crachant une fumée noire de suie, dans un lotissement propret pour cadre moyen. Bouquet de fleurs de saison à la main, il sonna à la porte d’un pavillon acheté sur le catalogue d’un constructeur de maisons individuelles absolument identique aux autres en dehors de la couleur des volets. Et comme le matin de leur rencontre, il fut pris dans un tourbillon de questions dont on n’attendait pas forcément les réponses et dans un déluge de menues choses, d’anecdotes qu’il n’arrivait pas à suivre. Sa femme donc avait vécu en Afrique quelque temps encore après être tombée enceinte, juste au moment de leur séparation, ses amis lui avaient tourné le dos un à un. Elle s’était retrouvée dans la nécessité et sans métier. Les ressortissants français furent rapatriés en toute urgence, la cause à des combats accrus qui renversèrent le régime en place dans les semaines d’après. Aussi, à son retour, elle avait pris le premier boulot à sa portée et devint secrétaire dans une petite mairie. Par hasard pas loin d’ici d’ailleurs. Elle avait bien tenté de refaire sa vie, mais ce n’était pas facile, d’autant plus avec une enfant en bas-âge. Aussi s’était-elle résignée à l’élever seule, avec l’aide lointaine de ses parents, qui étaient alors à la retraite, toujours à la Baule. Sandrine n’avait pas eu trop à se plaindre de son enfance, un peu gênée certes par le manque d’argent, mais où l’essentiel, finalement, lui était assuré. Ses vacances, petite, elle les passait chez grand-père et grand-mère, certes eux aussi plutôt réservés, mais malgré tout bienveillants avec leur petite-fille. Elle adorait la plage, les vagues et le soleil. Il lui avait peut-être manqué de l’affection, sa mère n’avait jamais su aimer. Toujours distante et un peu froide.

Elle ne lui parla jamais de son père ni de leur vie en Afrique qui avait dû être extraordinaire, non ? Aussi entreprit-elle de le retrouver, une tocade. Le silence se fit d’un coup, gênant, et il vit le promis de Sandrine ne dire aucun mot, se servir en premier, donner des ordres brefs, à peine audibles, auxquels sa future répondait avec un zèle amoureux. Une forme d’autorité bourrue où il déciderait de tout désormais. Et sans pouvoir y mettre les mots, n’ayant jamais appris à réfléchir de façon aussi fine, il perçut le besoin de sa fille de s’accrocher à un homme. N’importe lequel. Rustre en l’espèce malgré ses études et la carrière promise. Car elle était profondément habitée de cet imbécile espoir d’être une Dame grâce à lui, quitte à conférer à son soupirant des atours de prince qu’il ne revêtirait jamais. Il sentit la mise en branle d’un vaste mensonge hypocrite dans lequel sa fille allait se fourvoyer à son tour. Quel manège grimé de romantisme avait-il lui aussi mis en œuvre pour faire tomber sa proie dans ses griffes, pour avoir tout droit sur elle ?

Il regagna son appartement, sourdement inquiet et impuissant, sans avoir pu lui apporter de réponses satisfaisantes, la désenchantant sûrement un peu. Il se prépara, avant de repartir travailler, un café instantané pour faire passer les comprimés amers de quinine, qu’il consola d’un trait de whisky. Son jus noirâtre avait au palais cette étrange texture de liège dont il avait pris l’habitude depuis ses années à l’armée. Il le but encore brûlant. Depuis qu’il était rentré en France, jamais il n’avait pris le temps de formuler son humiliation, sa honte, son désespoir bu jusqu’à la lie. Il avait tout étouffé consciencieusement, méticuleusement pour vivre une vie sans aspérité, loin de la saloperie sourde des hommes. Comme s’il avait voulu l’arrêter pour prendre le soin de la soulager de son mieux, en se repliant sur lui-même. Et maintenant il aurait voulu aimer et être aimer, mais c’était trop tard. Il ne pouvait que confusément constater être passé à côté de celle-ci, avoir commis des erreurs, sans parvenir à deviner lesquelles précisément, ni à donner un nom à la longue humiliation qu’au fond, il ruminait sans cesse.

Sa fille se maria dès son installation. Mais vite déçue par sa vie aux tropiques, son climat et l’ennui, ne voyant presque jamais son ingénieur de mari toujours sur le site de Kourou pour régler des pannes et des urgences, elle prit par désœuvrement quelques amants puis finit par divorcer quelques années plus tard. Elle attendait un enfant. Mais sans métier non plus, elle dépouilla son ex-mari par l’entremise d’avocats sournoisement efficaces. Le divorce, lui, fut bien prononcé cette fois-ci. Néanmoins, elle trouva le moyen de le faire raquer au bassinet bien comme il faut, et pas qu’un peu, vu qu’il était ingénieur en chef sur le projet Ariane. Elle retourna en France, près de Bordeaux au hasard d’une embauche. Elle ne voulut pas s’embarrasser plus que ça du passé et c’est sans remords qu’elle en fit table rase. Elle s’offrit ainsi la liberté de choisir le lieu de son établissement et devint à force de travail, mais aussi de quelques promotions d’intérêt, responsable de service dans un grand groupe en informatique. Elle se remaria à un autre bellâtre d’ingénieur, en informatique celui-là et cocufié tout autant, et eut deux autres enfants. Mais sans jamais reprendre contact avec ce père qu’elle ne connut en tout et pour tout qu’une soirée et qu’elle ne désirait pas vraiment revoir, pleine d’une amertume diffuse et qu’elle ne parviendrait jamais vraiment à qualifier. Malgré tout, elle crut être enfin heureuse avec ce qu’elle estimait être une réussite sociale, propriétaire d’un petit pavillon de banlieue et son jardin, sa piscine et le barbecue, les deux voitures, son salon en cuir, la cuisine intégrée, la télévision grand écran et les vacances en Espagne ou au Maroc chaque été, dans les Alpes chaque hiver. Tout cela à crédit, sur trente ans.

Lui, vécu amer et un peu aigri d’avoir été père sans jamais l’avoir été, comme si Annie l’avait aussi dépossédé de ça. Il reçut quand même quelques cartes postales de Guyane, petits bouts de cartons colorés et exotiques dans sa vie bien terne qu’il accrocha à son frigo et auxquelles il répondit avec plaisir d’une écriture maladroite. Ce fut pour lui un des rares moments où il fut un peu heureux. Mais au bout de quelques années, elles s’espacèrent pour définitivement s’arrêter. Jamais plus il n’eût de nouvelles de sa fille ni ne sut qu’il était grand-père. Il comprit petit à petit qu’il lui avait manqué dans sa vie de rencontrer une personne gentille, chaleureuse et aimante. Il aurait tant voulu partager avec une mignonne cet amour un peu naïf mais sincère qu’il sentait à jamais pris dans des rets au plus profond de lui. Et c’est de plus en plus revêche et bougon qu’il travaillait dans ce parking aux allures de caverne un peu suintant. Il rangeait son tout petit chez lui à l’odeur aigre de vieux garçon cendreux, de renfermée et de salpêtre où ses vêtements avaient du mal à sécher, malgré les fenêtres constamment ouvertes. Une fine poussière grise, poisseuse recouvrait ses livres rangés en tas çà et là, éclairés par une chétive loupiotte. Les pauvres meubles en panneaux de particules avaient fini par gonfler à force de coups d’éponge lasse et vaine. Il continuait à lire sur ce banc gris, branlant et tordu, sous les conifères ombreux, des romans d’amour qui l’agaçaient au plus haut point sans trouver de réponses satisfaisantes à des questions qu’il ne savait pas bien poser, dans une pauvreté d’âme continue, morne. Jamais, il ne sut comment se constituer lui-même comme l’ouvrier de sa propre vie, préférant malheureusement l’éteindre. Il mourut juste avant sa retraite, un soir d’hiver. Le soleil couchant rougeoyait misérablement derrière lui, grésillé par une murmuration d’étourneaux. Il s’apprêtait à traverser un rond-point. Un camion de la société Lorelei vint le faucher au bord de sa vie et du trottoir.

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