Chapitre 12, partie 2 :
Angelo DeNil :
Nous marchons silencieusement, dans une ambiance qui me paraît plutôt légère pour la conversation plus que sérieuse que nous avons eu. C'est comme si tout ceci n'avait aucune importance, comme si je n'étais pas fou et instable.
Le ciel se couvre à mesure que nous évoluons entre les arbres, le vent se lève également. Je rabats la capuche de mon manteau sur ma tête en frissonnant alors que Will se frotte les bras pour se réchauffer.
— Cette fois, je pense qu'on ne va pas avoir d'autre choix que de faire un feu, me dit-il après deux longues heures de marche.
— Ouais, je pense aussi. On doit trouver du bois sec.
— Ça ne doit pas être si compliqué.
Je ne suis pas d'accord avec lui, mais je reste muet. Le ciel est chargé de nuages de pluie et l'air environnant est humide.
— On va dormir dehors, soupire Marx.
— Ce n'est pas comme si on pouvait faire autrement.
— Ouais, mais cette nuit va être plus froide que les précédentes.
— On pourra se serrer.
— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée, ronchonne-t-il.
— L'autre fois n'as pas semblait te déplaire.
— Laisse à hier ce qui appartient à hier.
Je lève les yeux au ciel sans trouver la force de répartir.
Will ramasse quelques branches qui ne paraissent pas trop humides, les dépose au centre de plusieurs troncs et en amasse encore et encore alors que je le regarde faire sans broncher. Je n'ai pas envie de l'aider, j'aime le voir se débrouiller. Ses joues qui rougissent sous l'effort et ses mèches brunes qui lui cachent les yeux me donnent une vue satisfaisante.
— Tu peux te bouger le cul, DeNil ?
Je ricane, mets mon postérieur en arrière et secoue les hanches pour faire gigoter mes fesses sous ses yeux. Il les regarde quelques secondes et détourne la tête en soupirant bruyamment.
— Voilà, c'est fait, m'amusé-je.
— Vraiment très drôle. Crétin.
Je me délecte de son agacement. Il est hilarant et plutôt séduisant avec cette tête désabusée et son air renfrogné. J'adore l'emmerder, c'est réellement devenu une passion.
— Je peux aussi te donner un coup de mains si tu veux ?
— Si tu comptes me gifler, tu peux garder tes mains où elles sont, se plaint-il en ramassant d'autres branches.
— Je peux aussi m'en servir pour des activités moins douloureuses, proposé-je.
— Comme quoi ? demande-t-il sur la défensive, en me regardant sous ses longs cils sombres.
Je suis tenté de lui dire que je peux facilement innover, apprendre à nous réchauffer mais me retiens par peur d'exagérer. Il a emmagasiné trop d'informations en peu de temps, je ne souhaite pas le perturber davantage. Bien qu'il garde pour lui ses pensées qui doivent probablement faire des nœuds dans son esprit, je vois bien qu'il réfléchit à tout ce que je lui ai dit depuis que nous avons fini d'en discuter.
— Un massage, comme tu as fait, dis-je finalement.
Il s'arrête, se redresse lentement alors qu'il était penché sur son tas de bois. Ses yeux scrutent les miens avec une intensité qui me dépasse. J'en frissonne. C'est étrange.
— Tu es sérieux ? demande-t-il en faisant un pas dans ma direction.
Je lève légèrement la tête pour l'observer et acquiesce presque imperceptiblement.
— Je ne suis pas très doué, en fait je n'ai jamais fait ça, comme plein de choses, finalement. Mais je peux essayer.
Il reste stoïque, visiblement surpris par cette proposition.
— Enfin... si tu veux, ajouté-je pour combler son mutisme.
— Oui. Oui, bien sûr. Ce serait cool, j'ai mal partout, répond-il en hochant vivement la tête.
Il place les mains contre ses reins et se fait craquer le dos en un mouvement brutal vers l'arrière. Je grince des dents, je n'aime pas ça.
— Je ferai ça, comme ça tu ne pourras pas dire que je ne t'ai pas aidé.
Il hausse les sourcils et un demi-sourire apparaît à la commissure de ses lèvres.
— Ouais, enfin... on n'est pas vraiment à égalité. Depuis qu'on est ici c'est moi qui m'occupe de toi.
Le ton qu'il a employé était léger et taquin. Sa remarque n'était pas méchante, pourtant c'est exactement de cette façon que je l'ai ressentie. J'ignore ce qu'il a voulu sous-entendre, mais il ne m'est pas si indispensable qu'il le croit. C'est un besoin de nouvelles sensations qui me tiraille l'estomac, pas un besoin de William Marx.
Ce que tu peux être stupide, ricane Ombre. Tu lui hurles d'assumer mais tu ne le fais pas plus que lui.
— Va te faire foutre, craché-je à l'intention de Marx et de cette satanée voix qui ne me laisse jamais en paix.
Je serre les poings pour ne pas frapper Will, contracte ma mâchoire pour ne pas l'insulter. Je l'entends expirer férocement alors que je m'éloigne pour ne plus le voir.
J'ai conscience d'être insupportable mais je m'en moque. Qu'il se débrouille, c'est son rôle de me supporter maintenant que nous sommes seuls au monde. J'aimerais exploser et faire s'évacuer toute cette charge à cause de laquelle mon dos ploie si brutalement, mais me retiens pourtant. Marx n'est rien d'autre qu'un défouloir que j'ai envie de cogner autant que de lui dévorer les lèvres, mais si je le brise trop rapidement, il est possible que je disparaisse avec lui.
— J'en ai marre de devoir te prendre avec des pincettes, DeNil, lâche-t-il soudainement.
— Ne me prends pas dans ce cas, pesté-je irrité.
— En effet, ça ne risque pas d'arriver.
Je comprends l'insinuation de sa répartie mais ça ne me touche pas. Je n'ai aucune envie qu'il me prenne. Il baise Marianna, moi, personne ne me baisera, surtout s'il s'agit du capitaine de l'équipe de foot du bahut.
Quel hypocrisie, Lolo, tu ne le penses absolument pas.
— Ta gueule, râlé-je en levant les yeux au ciel, comme si je pouvais apercevoir cette obscurité qui hante ma tête.
— Quoi ? râle Will.
— Je ne t'ai pas parlé.
— Si, tu as dit quelque chose.
— Ce n'est pas à toi que je parlais, reformulé-je.
— Il n'y a que nous, DeNil, dit-il comme si j'étais demeuré.
— Pas dans ma tête.
— T'es vraiment bizarre parfois.
— Parce que tu te crois normal, toi ?
— Je ne parle pas seul.
— Moi non plus, c'est Ombre qui me prend la tête.
Si ma maladie mentale ne se remarque pas, là je dois probablement avoir l'air d'un fou furieux. Son regard me hurle qu'il me manque une case ou alors qu'il m'en reste peut-être qu'une seule. Il soupire et laisse tomber l'idée de s'aventurer plus loin dans cette conversation.
Je retire mon sac de mon épaule, m'adosse à un arbre et glisse jusqu'à ce que mes fesses touchent le sol. Marx se démène à regrouper un maximum de bois et finit par se laisser tomber à son tour en soupirant. Le tas est assez épais, de grosses branches en-dessous et de fines brindilles sur le dessus.
— On va dormir ici.
— Comme si je n'avais pas déjà compris.
— On ne sait jamais, avec toi.
— Ferme-la, râlé-je.
Il hoche la tête et sourit, son humeur a visiblement changé.
— Regarde ce que j'ai trouvé, dit-il en fouillant dans ses poches.
Il dépose entre nous un petit tas de châtaignes ainsi que quelques champignons. Un sourire éclot sur mes lèvres. Je n'aime pas ça, mais j'ai si faim que je pourrais avaler n'importe quoi.
— Ils sont comestibles au moins ? demandé-je en pointant les champignons de l'index.
— Je ne sais pas trop, on verra demain si on se réveille ou pas.
Je lui jette un regard outré, il se marre en penchant la tête vers le bas pour un minimum de discrétion mais c'est raté.
— T'es sérieux, là ?
— Pas du tout, crétin. Bien sûr qu'ils sont mangeables, je ne vais pas m'empoisonner.
— Toi non, mais peut-être que ça ne te dérangerais pas que je claque en bouffant des trucs vénéneux.
— J'y ai songé, avoue-t-il, mais ceux-là sont bons.
J'acquiesce après un certain temps. Finalement, ce ne serait pas un drame de mourir, je l'avais envisagé bien avant de me retrouver au milieu de ces arbres.
— Allez, passe-moi ton briquet, que j'embrase tout ça.
Je tâte mes poches à la recherche de l'objet, en vain. Je fouille mon sac, toujours introuvable. Ça me gonfle, j'espère ne pas l'avoir perdu. Je vide le contenu par terre et j'observe mes fringues se salir sur la terre humide. J'écarte mes affaires après avoir mis en sureté mon carnet sur un sweat. Un sourire illumine mon visage lorsque je découvre une sucette au citron cachée au fond de tout ce bordel. Je l'attrape comme si c'était de l'or, l'ouvre et la glisse entre mes lèvres, sous le regard appuyé de Marx.
— Angelo... soupire-t-il. Tu fais quoi, là ?
Je suce la boule de mon bonbon en ne le lâchant pas des yeux et hausse les épaules, désinvolte.
— Je mange, dis-je naturellement.
— J'avais remarqué, merci. J'attends ton briquet, dit-il agacé.
Ah, c'est vrai...
— Exact, j'avais oublié.
Je fouille encore, secoue tous le linge qui passe dans mes mains et l'objet glisse finalement sur le sol. Will l'attrape sans se faire prier et se dirige vers les morceaux de bois pour faire flamber les brindilles.
— Je ne sais même pas si ça va fonctionner, dis-je avec le bâton de sucette coincé entre les dents.
— Ne sois pas pessimiste, tu me fous le bourdon, râle-t-il.
Je scrute le tas, puis une révélation me frappe de plein fouet alors que Will parvient à allumer une petite branche.
— Arrête ! crié-je en me relevant à la hâte.
J'attrape le bâton que je laisse tomber puis le piétine avec acharnement.
— Bordel, DeNil, tu fous quoi là ?
— On n'a rien mis pour éviter que le feu se propage, beuglé-je. Les branches sont à même le sol, tout va s'enflammer et on va déclencher un feu de forêt !
Il scrute les branches, se frotte le visage et soupire. Il a l'air épuisé.
— Putain, t'as raison, il nous faut des pierres pour faire barrage.
— J'ai toujours raison, William, prends en de la graine.
— Ce n'est pas le moment pour les louanges, je me suis débrouillé pour le bois, fais pareil pour les pierres. J'ai le dos en bouillie.
J'éclate de rire, c'est plus fort que moi. Sans déconner, il croit vraiment que je vais faire ça ?
— Même pas en rêve.
— Merde, Angelo, tu fais chier à la fin. C'est toujours moi qui fais tout, tu peux te bouger un peu au lieu de me regarder en bouffant ta sucette.
Je lève un sourcil, le regarde d'une façon assez expressive pour qu'il comprenne ce que je pense dans l'instant. Ça n'a pas l'air de le perturber le moins du monde.
— Je suis sérieux, fais-le.
— C'était quoi ça ? Un ordre ?
Je lèche le bonbon en continuant de le fixer, je veux qu'il enrage davantage. Ses yeux se posent sur ma langue qui s'enroule autour de la boule alors qu'il tressaille très légèrement. Je recommence, cette fois avec un air provocateur affiché sur le visage.
— Arrête de faire ça, geint-il.
— Faire quoi ?
— Lécher ton truc comme tu le fais.
Sa voix est faible et peu assurée.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est... étrange.
— Étrange, répété-je.
Je laisse ma langue sortir complètement pour faire rouler le bonbon dessus, toujours en le défiant des yeux. Il déglutit, fait un pas en avant, se rapproche de moi.
— Arrête, Angelo, souffle-t-il si bas que je ne suis même pas certain de ses mots.
— Pourquoi ? demandé-je encore.
— Parce que je n'aime pas ça...
Il effectue un pas de plus.
— Pourquoi ?
— Parce que je veux que ce bonbon disparaisse.
Encore un petit pas.
— Pourquoi ?
— Parce que... Putain !
Lentement, il arrive vers moi. Son souffle caresse ma peau, me fait frissonner. Ses joues sont rouges et sa respiration haletante. Ses billes bleues ne fixent que ma bouche alors que mon regard voyage partout sur son visage.
— Pourquoi ? réitéré-je, le cœur battant trop vite cette fois.
Il lève le bras, attrape ma main qui tient le bâton de la sucrerie et doucement, à une vitesse affreusement lente, il se penche.
Je retiens mon souffle alors que je vois sa tête s'approcher dangereusement de la mienne. Mes jambes tremblent, mon corps se crispe et mon cœur a lâché prise. Ses lèvres s'entrouvrent près de mon visage, cette fois il ancre son regard au mien pour le verrouiller.
Je suis paumé, perdu dans la splendeur pâle de ses yeux. J'ai l'impression d'être là sans y être. Comme si mon esprit s'était volatilisé et que j'étais désormais juste témoin de ce qu'il se passe sans pouvoir agir à ma guise. Ses mèches brunes glissent sur son front quand il se penche encore, chatouillent ma peau quand le vent souffle entre nous. Ses doigts se resserrent autour de ma main et son pouce me caresse lentement. Je suis figé, tétanisé. J'ignore ce qu'il s'apprête à faire mais j'attends avec impatience de le découvrir.
Il me sourit, creuse ses joues d'une délicate fossette. Je l'admire. Il est beau, harmonieux, vraiment à couper le souffle. Je me demande comment j'ai fait pour l'ignorer jusqu'à maintenant.
Il se baisse davantage, ses lèvres recouvrent la sucette que je serre entre les doigts. Ses pupilles se dilatent, brillent, comme si c'était une pure merveille. Mon sang s'échauffe alors que je le vois sucer le bonbon qui était dans ma bouche il y a à peine une minute.
Je vais mourir, exploser de surtension.
Il va me tuer.
C'est trop pour moi, trop que je puisse supporter, trop de proximité en si peu de temps, trop de fois où mes lèvres se sont retrouvées si près des siennes sans pour autant les atteindre.
Mon cerveau se fait la malle, je reste figé, le regarde passer le bout de sa langue sur ce bâton de plaisirs sucrés.
Je vais succomber, m'enflammer à cause de cette étincelle brûlante qui semble crépiter entre nous.
William Marx sera ma perte.
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