Chapitre 14, partie 2 :
Will Marx :
Cela fait déjà deux jours que nous marchons, sans qu'Angelo ne m'ait adressé une seule parole. Il se contente de me suivre sans trop m'approcher, sans desserrer les dents et sans un seul mot prononcé. Le temps est long, épuisant.
Si je voulais qu'il se taise lorsqu'il se montrait odieux, désormais j'aimerais plus que tout qu'il me crache au visage ce qu'il pense, ce qu'il ressent. Mes discutions sont des monologues, il ne répond pas, ne montre aucun signe d'intérêt ni même un petit quelque chose qui me prouve qu'il m'écoute ou qu'il a conscience que je suis là. C'est douloureux, je me sens terriblement seul. J'ai l'impression de l'avoir cassé plus qu'il ne l'était déjà. Il a perdu son mordant, son animosité, cette lueur de provocation dans les yeux.
Je l'observe boiter lorsqu'il me dépasse, et chaque fois je revois la puissance qu'il a mis dans les coups de branches sur son tibia. J'espère qu'il ne s'est rien cassé. La douleur doit être insupportable, pourtant il l'encaisse sans broncher, sans râler. Pas une seule fois il m'a demandé de m'arrêter pour reposer son membre blessé alors de temps à autre je fais des pauses sans lui donner d'explications pour qu'il se soulage un minimum. Il ignore que je connais l'existence de cette blessure. Lorsque je suis revenu près de lui ce soir là, seuls ses bras abîmés étaient visibles, il avait replacé son pantalon de façon à dissimuler son acharnement. Cependant, cette scène me hante, et je suis certain qu'elle ne s'effacera jamais.
J'ai essayé de lui parler, de m'excuser, mais dès que j'ouvre la bouche pour aborder ce sujet, il me massacre des yeux et c'est seulement dans ces moments que je comprends qu'il m'écoute. Je n'ai pas osé lui demander de me montrer les traces sur ses bras, et lui ne les examine jamais.
— Nous allons nous arrêter un peu.
Il s'immobilise, se laisse glisser sur le sol en passant ses mains dans ses cheveux blonds emmêlés.
— Tu es fatigué ? osé-je encore.
Aucune réponse, pas même un souffle. Il fait preuve d'une impassibilité qui me glace le sang.
— Tu as mal ?
Cette fois, il relève le menton dans ma direction, les traits sévères et les sourcils froncés. Un frisson parcourt ma colonne vertébrale et je soupire.
Fraise n'a pas fait sa réapparition, je me demande bien où il a pu aller et si cela aurait été plus judicieux de le suivre plutôt que de prendre un chemin à l'aveugle. C'est ce que nous faisons depuis des jours et on ne peut pas dire que ce choix nous a réussi.
Je fais craquer mon dos en me pliant vers l'arrière et me laisse tomber contre un arbre en face de DeNil. J'aimerais avoir la solution pour le faire parler, ou trouver le moyen d'effacer ce qu'il s'est passé mais je ne suis pas magicien et c'est évidemment impossible de régler ceci d'un coup de baguette magique.
— Angelo, l'interpelé-je dans l'espoir d'attirer son attention.
Il relève la tête en guise de réponse.
— J'aimerais que tu me parles...
Il me fixe sans ciller, comme s'il était vide de toute émotion. J'aimerais lui dire tant de mots, mais n'y parviens pas. Tout se mélange dans ma tête mais rien ne passe mes lèvres.
— Ce silence est trop pesant, Angelo.
Je ne reconnais pas ma propre voix, elle est désincarnée.
— Parle-moi, le supplié-je.
Il sourit, mais cela ne me réconforte pas. C'est un rictus froid et distant qui me fait presque peur.
— Je n'ai rien à te dire, Marx, articule-t-il lentement.
Mes yeux ont suivi le mouvement de ses lèvres et bon sang, je crois être foutu. C'est la première fois que j'entends le son de sa voix en l'espace de deux jours, et l'effet que cela me fait est incompréhensible.
Mon souffle se coupe et ma bouche s'assèche face à l'expression qui tapisse ses traits. Je me lève et me dirige lentement vers lui alors que sa tête se penche vers l'arrière pour me zieuter. Je m'accroupis devant lui, et dans un élan de bravoure tends la main pour effleurer la peau froide de sa joue. Il ne se détourne pas mais ses yeux se ferment et son visage se crispe.
— J'aimerais que tu me dises ce que tu penses. C'est trop... trop que je peux supporter. Ce silence, cette indifférence, murmuré-je en fixant mes doigts tremblants qui caressent sa peau.
Il serre les paupières, fronce le nez et mon cœur s'arrête de battre lorsque j'aperçois la larme solitaire qui dévale sa joue jusqu'à se perdre sous mon index.
Si j'ai mal, lui souffre davantage. J'ai engendré sa douleur et j'en ai affreusement conscience.
— Angelo, je t'en prie, parle-moi...
Il lève le bras et attrape brusquement mon poignet. Ses ongles se plantent dans ma peau et me font grimacer. Il me repousse violemment. Je perds l'équilibre, alors qu'il se redresse à la vitesse de l'éclair. Il me toise d'en haut, me jette des regards qui me brisent un peu plus.
— Va te faire foutre, putain ! crie-t-il à s'en abîmer la voix.
Je me crispe, c'est une douche froide, un calvaire qui ne me quitte plus.
— Ne t'approche plus de moi, grince-t-il. Ne me regarde plus, n'essaie plus de me faire parler parce que la seule chose que je te dirai c'est à quel point tu me dégoûtes.
Je frissonne d'appréhension quand il se penche vers moi :
— Et par pitié, ne me touche plus, William. Ne pose plus un doigt sur moi si tu ne veux pas que je te brise toutes les phalanges.
J'encaisse difficilement, c'est probablement pire que s'il m'avait envoyé son poing en pleine tête. J'aurais sûrement préféré qu'il le fasse plutôt qu'il prononce cette phrase. C'est plus fort que moi, dès que je pose mon regard sur lui, l'envie de le toucher me submerge. Il faut que je sente sa peau, comme pour être certain qu'il est là, bien avec moi.
Il s'approche, positionne son visage face au mien et je réfrène le souhait de briser l'écart qui nous sépare.
— Tu es pire que ce que je pensais, William Marx, chuchote-t-il, menaçant. Je savais que tu étais un connard prétentieux, mais maintenant j'ai compris à quel point tu ne vaux rien. Ce n'est pas en jouant l'infirmier quand je me mutile que mon jugement changera. Tu m'écœures ! Je me demande comment j'ai pu ne serait-ce que songer à t'approcher. T'es pitoyable, un amas de merde qui éclabousse partout. Mais tu ne me bousilleras pas davantage, Marx, je peux te le garantir.
Je reste stoïque, impuissant, alors qu'il se redresse. J'essaie de ne pas lui montrer qu'il m'a blessé, à quel point je suis touché par ces cruelles paroles. Je les mérite, mais bien que ce soit le revers de la médaille, la douleur n'en est pas moins pénible.
Je clos les paupières pour ne pas le voir s'éloigner, serre les dents et retiens les sentiments perturbants que j'éprouve bien trop vivement.
Je m'allonge sur le sol, j'ai perdu la force de bouger. Ma main couvre mon front, dans une vaine tentative de calmer la migraine qui m'assaille. J'ai une boule au ventre, une seconde dans la gorge qui m'empêche de hurler ma frustration, ma peine... mon envie de réparer mes erreurs.
J'aimerais par dessus-tout oublier ces sentiments malsains qui m'ont ravagé quand j'ai embrassé DeNil. J'effleure mes lèvres, les pince en fronçant les sourcils, priant pour que cette sensation disparaisse, que le goût du citron qu'il avait sur la bouche me quitte enfin. C'était il y a deux jours, pourtant je ressens tout comme si notre baiser avait eu lieu il y a dix minutes à peine. C'est déstabilisant.
J'entends remuer autour de moi, le feuillage des buissons s'agite et j'ouvre un œil pour voir ce qu'Angelo fabrique. Pourtant il ne fait rien, assis sur le sol à plusieurs mètres de moi, le corps en alerte par ce remue-ménage qu'il a lui aussi entendu.
Je me redresse, et avise les alentours pour discerner la cause de ce boucan. Mon regard trouve celui de DeNil, je remarque l'inquiétude dans ses iris bruns. J'amorce un mouvement pour tenter de le rassurer mais l'expression qu'il affiche m'en dissuade immédiatement. Je détaille tout ce qu'il y a autour de nous, jusqu'à ce que Fraise surgisse d'entre deux arbres. Ma respiration s'apaise, pour à nouveau s'emballer lorsque deux silhouettes se desinnent dernière lui.
Mon corps se tend alors que je jette un coup d'œil à Angelo. J'ignore comment réagir.
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