Chapitre 17, partie 2 :
Angelo DeNil :
Les heures passent et se ressemblent. Marx est au téléphone avec sa mère depuis un bout de temps déjà. Je n'entends pas ce qu'elle dit mais ça m'agace d'écouter Will lui répéter qu'il va bien et qu'elle n'a plus besoin de s'inquiéter. Cette phrase est sûrement sortie d'entre ses lèvres une bonne vingtaine de fois. Je l'observe arpenter la chambre, alors que je suis assis sur le matelas, le dos contre la tête de lit.
— Je ne sais pas maman, deux jours, peut-être trois, soupire-t-il en passant les doigts entre ses mèches brunes.
Il me jette un regard désabusé et je me marre sans aucune discrétion. Il tire la langue et dresse son majeur. Ça m'amuse davantage. Je me moque de lui mais je suis pourtant certain d'avoir droit aux mêmes répliques lorsque j'appelerai Simona. C'est elle que je vais joindre en premier, Loli doit être en cours à cette heure-ci et Bérénice dans un état qui ne lui laisserait pas la possibilité de se déplacer pour attraper le téléphone. Ce serait déjà un exploit qu'elle l'entende sonner.
— Parce que je me suis blessé la cheville. Ce serait trop risqué de prendre la route aujourd'hui.
Je ne cesse de penser à mon retour à la maison. Je suis heureux de savoir que je vais retrouver ma petite sœur qui, j'espère n'a pas eue trop de mal à gérer notre mère. Mais une partie de moi ne désire pas retrouver cette vie. Je ne souhaite plus courir partout pour que tout soit fait en temps et en heure, jongler entre le lycée et les corvées domestiques, devoir compter chaque article en magasin en ayant peur de ne pas avoir suffisamment d'argent pour payer. Je n'ai pas plus envie de voir ma mère complètement shootée du soir au matin et devoir me comporter avec elle comme si les rôles étaient inversés, comme si j'étais le parent et elle le gosse perturbé.
— Non, papa ne vient pas, tranche Will. On va nous déposer à la gare routière.
Il souffle bruyamment, se laisse tomber sur le matelas et me fait rebondir légèrement.
— Maman... statistiquement parlant, combien il y a de pourcentages pour que nous ayons encore un accident ?
J'arrête d'écouter, c'est barbant, mais je comprends l'attitude de sa mère. C'est normal qu'elle soit inquiète et j'aimerais aussi que Bérénice me gonfle de cette façon. Pourtant, cela n'arrivera pas, je ne suis même pas certain qu'elle ait remarqué mon absence.
Je me penche vers mon sac qui se trouve sur le sol et récupère mes médicaments, sous le regard de Will. J'en avale un en espérant que cela calme mes nerfs.
À l'autre bout du lit, Marx tend le bras et ses doigts viennent caresser ma cheville. Je le regarde faire, partagé entre plaisir et confusion. Il est trop tactile, trop ouvert et j'aimerais savoir ce qui a changé dans sa façon de penser pour qu'il agisse ainsi. J'hésite à lui poser la question, mais ne suis pas certain de la réponse que j'attends. Peut-être que ce qu'il dira ne me plaira tout simplement pas, ou au contraire fera naître en moi un espoir que je ne suis pas sûr de mériter ou d'accepter.
Il s'allonge sur le matelas en soupirant lorsqu'il raccroche enfin. Ses doigts toujours sur ma peau, désormais sa tête repose près de mon ventre. Je le scrute d'en haut alors qu'il lève le menton pour croiser mon regard.
— Ma mère est pénible, se plaint-il.
— Estime-toi heureux, au moins la tienne sait que tu existes.
Il fronce les sourcils et se redresse en pivotant pour me faire face.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Elle doit probablement ne pas avoir remarqué mon absence.
— Comment est-ce possible ?
— Elle est malade, tu te rappelles ?
Il hoche lentement la tête, puis sa main se lève près de mon visage. Il semble hésiter à me toucher alors je m'approche doucement vers ses doigts. Je ferme brièvement les yeux, profite du frisson de contentement qui me parcourt lorsque nous entrons en contact.
— Ça doit être dur, souffle-t-il, ta maladie, la sienne. Comment tu fais pour réussir à gérer ?
— Je n'y arrive pas, avoué-je. Je fais juste en sorte que ça ne se passe pas trop mal.
Son pouce effleure ma lèvre supérieure et je me retiens d'enfoncer son doigt dans ma bouche. Je n'ai aucune idée d'où proviennent toutes ces pensées inconvenantes, pourtant elles sont bien là.
— Tu veux passer un coup de fil ? À ta sœur, peut-être ?
Je secoue la tête, je n'ai même pas la force de téléphoner.
— Elle n'a pas de portable, je vais juste envoyer un texto à ma voisine.
Il acquiesce et me tend l'engin que je réceptionne et avise d'un mauvais œil. Je vais sûrement me ridiculiser mais je ne sais pas vraiment me servir de ces machins. Je n'utilise que des lignes fixes et cela n'arrive pas tous les jours. J'ignore comment fonctionnent ces téléphones qui semblent tous si differents.
— Marx... je ne sais pas, enfin, tu peux me mettre sur la conversation sms ?
Il récupère son bien et fait ce que je lui demande, puis me le remet sous le nez mais je ne l'attrape pas.
— Tu veux que je le fasse ?
J'accepte, les joues rouges d'embarras. Je n'ai jamais eu de portable, jamais eu les moyens ni même l'envie d'en avoir un. À quoi bon ? Pour discuter avec qui ? La seule qui serait susceptible de m'écrire c'est Roselyne et je n'en vois pas l'intérêt puisque nous partageons les mêmes cours.
— J'écris quoi ?
— Je ne sais pas, dit lui simplement que c'est moi, que je vais bien et que je rentrerai dans quelques jours.
Je le scrute pianoter à toute vitesse puis il me montre l'écran en souriant. Je ne prends pas la peine de lire et acquiesce en lui donnant le numéro que je connais par cœur. Une fois le texto envoyé il laisse tomber l'engin sur le matelas et vient me rejoindre contre la tête de lit.
Mon cerveau s'échauffe à mesure que le silence s'installe. J'observe Will à la dérobée, admire son profil et me repais de la beauté de ses traits. Je lui ai expressément dit de ne plus me toucher, pourtant je l'ai laissé me prendre dans ses bras la nuit dernière, et désormais le bout de mes doigts brûle, quémande le contact de sa peau contre la mienne.
— À quoi tu penses ? demande-t-il après un long moment.
— À rien...
— Pourquoi tu mens ?
— Je ne mens pas.
— Tes sourcils sont si froncés que tu as une marque entre les deux yeux.
— Je me disais que j'avais envie de te toucher, finis-je par admettre.
À quoi bon essayer d'éviter le sujet ? Je suis déjà bien trop enlisé pour tenter de faire demi-tour. Je ne le regarde plus, les yeux rivés sur la tête de sanglier que j'ai face à moi. Je ne suis même pas gêné, pas étonné non plus. J'entends son souffle se couper et je pourrais presque entendre l'embardée qu'à fait son cœur.
Je repense à la première nuit que nous avons passé dans la forêt, la manière dont je l'ai provoqué en le touchant de façon déplacée dans l'unique but de le faire taire. Désormais j'aimerais recommencer mais simplement pour voir la réaction que son corps pourrait avoir, si son sexe serait capable de durcir autant qu'il l'était contre mes fesses la nuit dernière. Mais surtout, pour justement l'entendre cette fois. Entendre son souffle erratique et peut-être même ses gémissements. Je me sens avide de découverte et j'ignore si je suis à la recherche de sensations ou simplement à la quête de son corps.
— Qu'est-ce qui t'en empêche ? murmure-t-il finalement
Cette fois c'est cœur qui s'affole, probablement en écho du sien.
— Je ne comprends pas...
— Comprendre quoi ?
Je frémis quand son souffle s'abat sur ma joue. Je sens son regard brûlant sur ma peau et je me demande comment c'est possible de pouvoir lui résister. Cette Marianna a foutrement de la chance d'avoir droit à tout ce qui vient de lui. Pourquoi ne suis-je pas à sa place ? Pourquoi n'ai-je pas son cœur entre les doigts ?
— Ce qui a changé entre nous...
— Moi non plus, soupire-t-il en reprenant la contemplation du mur.
— Qu'est-ce que tu ressens ?
— J'ai peur.
— De quoi ?
— De toutes ces nouvelles émotions qui ne me ressemblent pas.
— C'est de les ressentir pour quelqu'un d'autre que Marianna qui t'effraie ?
— Non, de les éprouver pour toi. Seulement toi.
J'ignore si j'ai bien compris le sens de ses propos, mais si c'est le cas, c'est probablement la plus belle et à la fois la pire chose qu'il aurait pu me dire.
— Ça signifie quoi ? murmuré-je en osant enfin le regarder.
J'admire l'angle de sa mâchoire, son nez droit et les courbes absolument divines de ses lèvres.
— Que je ne les avais jamais ressenti avant que tu déboules dans ma vie.
Putain !
Je suis en train de tomber dans les tréfonds d'un enfer que je ne suis pas certain de vouloir visiter. Comment peut-il me faire souffrir ainsi ?
Son visage pivote, je vois enfin la clarté de ses yeux et j'ai du mal à respirer. Nous nous défions du regard jusqu'à ce qu'une étincelle s'illumine dans ses iris cristallins. Mon cœur pulse par saccades, la pureté de son océan est telle que j'ai la sensation de nager dedans. Ses sourcils se froncent, il semble désormais en lutte avec lui même. J'admire ses dents pincer sa lèvre alors que son visage s'approche lentement du mien.
Une sueur froide me traverse l'échine alors que son souffle effleure ma peau. Une terreur soudaine et fulgurante vient tout ravager sur son chemin. J'ai terriblement envie qu'il m'embrasse, mais suis terrifié à l'idée qu'il ne l'assume pas, qu'il se rende malade encore une fois. J'ai peur de ne pas l'assumer également, de ne pas comprendre pourquoi je le veux autant et c'est hors de question que la douleur qui m'a assailli lorsqu'il est parti sans se retourner ressurgisse.
Je me lève précipitamment, comme monté sur un ressort. Si je reste, je vais flancher, je vais me laisser abattre et je ne veux pas souffrir de cette façon. Je préfère mille fois m'ouvrir les veines jusqu'à me vider de mon sang plutôt que d'être écrasé par toute la douleur qu'il m'a fait ressentir.
— Ok... on devrait peut-être allez voir ce qu'il se passe là-bas, dis-je en me précipitant vers la sortie.
— DeNil, m'appelle-t-il avant que je ne me défile. Est-ce que tu regrettes ?
Je me fige, la main sur la poignée de porte.
— Non, réponds-je sans me retourner, mais on doit arrêter toutes ces conneries.
Je claque la porte derrière moi sans lui laisser l'occasion de répliquer. Je ne veux plus l'entendre me dire des mots qu'il ne devrait pas prononcer, qui ne devraient pas me procurer tant de plaisir. Et par dessus tout, je veux oublier sa réaction qui a suivi notre baiser et me défaire du bien-être qui m'a possédé quand j'ai dormi contre lui.
J'avance dans la maison, à la recherche de n'importe quoi qui pourrait me faire penser à autre chose. Ne voyant personne et ayant besoin d'air je passe la porte d'entrée et respire profondément. Je remarque alors que tout le monde est à l'extérieur. Mike et Médérick coupent du bois, Esmée joue avec Balthazar et Janet s'occupe d'un petit potager qui se trouve sur le côté du chalet. Je pose mes fesses sur l'une des marches du perron et les regarde tour à tour, focalisant mon attention sur tout ce qu'il n'est pas Marx.
Je ne sais pas combien de temps je reste là à attendre, mais finalement ça ne détourne pas vraiment mes pensées qui s'affolent davantage quand Will prend place à côté de moi. Son épaule frôle la mienne alors qu'il étend ses longues jambes sous mes yeux.
— Ta voisine m'a harcelé, m'apprend-il en me montrant le nombre incalculable de textos que Simona lui a envoyé.
Je les lis rapidement, elle pose un tas de questions et je souris en les voyants. C'était prévisible.
— Je l'appellerai plus tard si ça ne t'ennuie pas.
— Oui, bien sûr.
Je hoche la tête et l'entends soupirer une fois, puis une deuxième quelques instants plus tard, et une troisième deux minutes après.
— Qu'est-ce qu'il y a ? l'interrogé-je, exaspéré de l'entendre souffler.
— Comment ça va se passer quand on sera rentré ?
— On va reprendre le court de nos vies.
— C'est-à-dire ?
— Que veux-tu m'entendre dire, Marx ? Tu vas retrouver ton équipe, tes potes, ton quotidien et moi le mien, aussi laborieux soit-il.
— On pourrait continuer à se voir...
— Pour quelle raison ?
Il me jette un regard rempli de doutes et soupire pour la énième fois. Son petit doigt vient à la rencontre du mien, posé sur la marche en bois.
— Je ne veux pas que l'on redevienne de simples inconnus, souffle-t-il.
— On ne vient pas du même monde, Will. Nous sommes incompatibles.
— N'importe quoi, s'offusque-t-il. Ce sont les gens qui te font penser comme ça.
— Ouais, les gens comme toi, réponds-je froidement.
Il secoue légèrement la tête avant d'inspirer profondément.
— Mais je ne suis plus si fermé d'esprit maintenant.
— Toi peut-être, mais ton entourage le sera toujours. Je n'aurais jamais ma place là, Marx.
— Là ? répète-t-il sans comprendre.
— Autour de toi.
— Pourquoi tu ne l'aurais pas ?
— Parce que tu as un avenir déjà tracé, un cercle d'ami qui n'a pas changé depuis des années, un monde à l'opposé du mien. Même si nous devenons amis, je ne ferais que te ralentir.
Son regard se durcit, il n'est visiblement pas d'accord avec moi.
— Et tu as Marianna, conclus-je.
Ses lèvres font la moue et ses sourcils se froncent. La voix de Médérick résonne entre les arbres, me ramène soudainement à l'instant présent, et je me souviens que désormais nous ne sommes plus seuls.
— Esmée, crie-t-il, aide ton frère à rentrer le bois au chalet.
Will sursaute et reporte son attention sur la famille en face de nous. Ainsi se termine une conversation qui a pour conclusion une situation qui ne lui plaît pas, qui ne me plaît pas davantage mais qui est logique et inenvisageable autrement. Je zieute Mike et sa sœur exécuter l'ordre de leur père tout en plongeant dans un mutisme qui me ronge l'âme.
J'examine Esmée monter les marches au ralenti. Ses bras remuent étrangement alors qu'elle passe près de nous. Une bûche glisse du tas qu'elle porte et vient s'écraser sur la cheville blessée de Will. Il jure en serrant les dents tandis que ses mains recouvrent sa blessure. La rage s'immisce en moi à une vitesse fulgurante. Je suis certain que cette conne l'a fait exprès. Je me redresse hâtivement, me positionne devant elle avec une colère noire dans le regard.
— Bon sang mais t'es gourdasse à quel point ? hurlé-je en approchant dangereusement mon visage du sien. Ce matin c'était le café, maintenant c'est le bois. Quelle dramatique coïncidence ! Ne me fais pas croire que ce n'est pas volontaire. Espèce d'idiote !
Ses yeux s'écarquillent alors qu'elle relâche les bras. Le bois retrouve le sol dans un fracas monstrueux.
— Ne t'approche plus de nous ! T'es pire que la peste !
Médérick arrive à grandes enjambées, mais je n'y fais attention qu'une seconde. Je me focalise sur Marx qui tente de réguler sa respiration.
— On se calme les enfants ! tonne la voix grave du paternel qui se place entre sa fille et moi. Esmée, ramasse ça et rentre. Toi, dit-il en se tournant vers moi. Tu viens avec moi, on va aller voir comment vont les points de sutures de ton ami.
Je grince des dents, énervé comme jamais. J'ignore l'ordre que j'ai reçu et m'accroupis devant Will.
— Ça va ? demandé-je irrité.
Il ne se formalise pas de mon ton cinglant, il sait parfaitement que ma colère ne lui ait pas destinée.
— Oui, ça devrait aller.
Ce que je vois dans ses yeux me dit le contraire et l'envie de tout casser me brûle les doigts. Médérick aide Marx à se relever, je les suis à l'intérieur, bouillonnant de rage. Je ne suis pas perturbé par cet excès de haine alors que je ne suis même pas victime des stupidités d'Esmée. Non, ce qui me fait vaciller c'est l'horrible fait qui me saute au visage et ne me laisse aucune possibilité de respirer.
Désormais, tout ce qui atteindra Will, de près ou de loin, m'atteindra également.
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