Juste un flocon
L'ours marchait calmement depuis un certain temps. La jeune renarde, toujours sur son dos, n'osait plus briser le silence de cette agréable promenade. Elle lui indiquait, par de petites tapes sur les flancs s'il devait tourner à gauche ou à droite. Il n'avait jamais discuté ses directives, pas même lorsqu'il lui fallut escalader un gigantesque tronc d'arbre mort, monter une pente raide et escarpée comme une montagne, ou franchir un ravin sur un pont mal entretenu. Ne se demandait-il pas si elle faisait fausse route ? Ne craignait-il pas de dépenser toute son énergie pour une chimère, tout droit sortie de son imagination ? Sur le point d'ouvrir la gueule, la renarde fut interrompue par un cerf apeuré.
- Mais enfin, que faites-vous là tous les deux ? Fuyez !
L'anxiété du cerf, palpable, ne trouvait pas cause dans la présence de l'ours. Il parlait avec empressement, et détournait le regard comme si un danger bien plus grand le guettait. Curieuse, la renarde l'interrogea :
- Fuir, mais pourquoi ? Nous nous rendons à la plaine, l'ours veut voir la neige.
Mais avant que le cervidé ne puisse lui répondre, un son brutal, semblable à un coup de tonnerre retentit. La balle frôla les bois de l'animal pour venir se loger dans la patte avant de l'ours.
- Des deux pattes ! s'écria la renarde avec effroi, pendant que le cerf détalait. Vite ours, il faut fuir !
Mais l'ours n'accéléra pas. Certes, il contournait le chemin emprunté par le cerf et prenait garde à éviter les pièges, mais son allure demeurait la même.
- Je comprends ton inquiétude, murmura-t-il au bout d'un moment. Cependant regarde-moi, jeune renarde. Même si je le souhaitais, je ne pourrais pas aller plus vite. Je suis vieux, et ma blessure m'handicape, il est certain qu'elle les guidera jusqu'à nous. Tu ne me dois rien, va-t'en. Les deux pattes n'épargnent personne.
Mais la renarde n'en fit rien, pas même lorsque la foudre tonna une nouvelle fois, provoquant l'envol de tous les oiseaux du secteur. Inquiète pour le cerf, elle cherchait à localiser l'origine des coups de feu, mais l'ours l'en dissuada.
- C'est inutile, tu ne les trouveras pas, encore moins en cette période car l'écho trouble tes sens. Nous avons d'autres problèmes, cette fois il va falloir nous séparer.
Un cougar se glissa jusqu'à eux, sans doute attiré par la blessure de l'ours. Il se léchait les babines.
- Oh oh, mais que vois-je, un ours ? Si rare en cette saison, et accompagné d'une renarde.
Les yeux rivés sur la blessure de l'ours, le félin poursuivit sur un ton qui se voulait mielleux :
- Maître ours, les temps sont durs, vous en conviendrez. Ce n'est pas par hasard que vos semblables hibernent tout l'hiver. La nourriture se fait rare, même en haute saison, et ces jours-ci on ne croise même plus un lapin. Sans parler des deux pattes qui rodent et réduisent le terrain de chasse, de quoi attrister un cougar.
Malgré les avertissements de son compagnon, la renarde ne bougeait pas. En cet instant, elle se sentait plus en sécurité sur le dos de l'ours que sur la plus haute cime de la forêt.
- Laissez-moi vous proposer un marché, Maître ours, donnez-moi la renarde et nous vous épargnerons.
Un second cougar se manifesta dans le dos de l'ours, empêchant toute retraite. Ils lui tournaient autour, estimant leurs chances de victoire face à un tel adversaire. Le vieil ours s'adressa à la renarde.
- Tu vas fuir lorsqu'ils attaqueront, le premier coup viendra de l'arrière.
Elle se contenta d'acquiescer, le ton employé ne laissant place à aucune contestation. Il regarda finalement le premier cougar et dit :
- Non.
Tout alla très vite. Comme prédit, l'un des assaillants bondit en direction de la renarde par l'arrière. Celle-ci esquiva habilement le violent coup de patte avant de se ruer sur l'arbre le plus proche. L'autre félin tenta bien d'y grimper à son tour, mais gêné par l'ours, sa tentative demeura infructueuse.
- Cours ! cria l'ours. Ils peuvent toujours te rattraper, cours !
À contrecœur, la renarde obéit. Elle n'était pas de taille et ne voulait pas ruiner les efforts de son ami. Ainsi, elle courut, encore et encore, sans se retourner, jusqu'à ce que les bruits du combat s'estompent derrière ce qui restait de végétation. Elle se cacha sous un épais buisson, puis attendit. Les minutes passaient, et pas le moindre signe des prédateurs. Quand le silence lui devint insupportable, elle fit demi tour.
- Je n'ai pas retenu le chemin, mais mon odorat me mènera à l'ours.
Sur sa route, elle croisa le cadavre du cerf qui gisait dans l'herbe rougie, mais choisit de mettre sa peine de côté.
- Il faut que je le retrouve !
De retour sur les lieux du combat, la renarde ne tarda pas à en comprendre l'issue. L'ours était au sol, le corps meurtri, lacéré de toute part. Il respirait difficilement et ne survivrait pas à ses blessures. Face à lui se trouvait un cougar sans vie dont le crâne avait été enfoncé, mais aucune trace de son acolyte. Elle se hissa sur le dos de son ami, et l'entendit murmurer.
- Je t'ai pourtant dit de courir... Enfin, il ne reviendra probablement pas.
Le vent se mit à souffler, couvrant la foudre et des rugissements, au loin.
- Qu'y a-t-il, tu ne dis rien ?
- Ours, pourquoi voulais-tu voir la neige ?
L'ours inspira profondément, comme pour puiser dans l'air ambiant, la force dont il avait besoin.
- Je te l'ai dit, je suis un ours. Toute ma vie, j'ai chassé, j'ai terrorisé, j'ai hiberné avant les premières neiges. Mais je suis fatigué de tuer, je ne veux plus me cacher, alors pour cette année, ma dernière, j'ai décidé d'enfin réaliser mon rêve. Dommage, il m'a échappé... Ceci dit, j'ai trouvé autre chose...
- Non. Tu as réalisé ton rêve.
Un flocon, unique, fit son apparition. Il flotta autour d'eux, virevolta nonchalamment, jusqu'à venir se poser sur le museau de la bête, juste avant qu'elle ne pousse son dernier soupir.
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