La Lame Délatrice
La peur de sortir seul...
Dans cette glorieuse capitale que voici ce que n'était plus qu'une peur. Non. C'était devenu une angoisse, une paranoïa, une maladie.
Car dans cette somptueuse ville où se croisaient philosophes et grands marchands, chercheurs et artistes, virtuoses et génies, rodait un assassin.
Fantôme de plus dans les nuits de ce royaume aux milles légendes. Nul doute qu'il était le plus terrifiant de tous...car contrairement à ses congénères, celui-ci tuait. De nuit comme de jour, ses cibles n'échappaient jamais à leur sort et jamais, jamais, JAMAIS, il ne s'était fait attraper.
Son visage ? Une femme à la beauté renversante pour l'un, le sourire cruel et les orbites creux du Flaireur pour l'autre ou encore rien. Son nom ? Sir Calagan pour l'un, le petit orphelin Roy pour l'autre ou encore le Serpent. Toutes des théories erronées et hasardeuses car que l'on se le dise, la seule chose que l'on savait de lui c'était qu'il frappait toujours à la gorge. Un seul coup, net, précis, sans bavure et c'était fini, plus rien ne pourrait sauver le pauvre homme...ou la pauvre femme.
L'assassin ne voyait ni homme ni femme, il ne voyait que des cibles.
Ces cibles ? Des riches, des savants, des artistes, personne ne savait quel lien les unissait...Personne sauf les victimes...
À chaque meurtre le prochain malheureux se reconnaissait, il savait ce que l'assassin recherchait, mais également que malgré tous leurs efforts il mourrait.
Un vieux professeur le savait également, il sentait déjà la lame dans sa gorge.
Son heure était venue, il n'y couperait pas.
" Mais lui non plus ! " s'écria-t-il un soir.
Ainsi débuta la dilapidation de toute sa fortune, il lui restait peu de temps.
Il paya toute une guilde de traqueurs plusieurs millions pour lui rapporter du sang frais de dragon, alors que pendant ce temps le plus talentueux des forgerons forgeait la plus belle, la plus tranchante, la plus fine de toutes les lames. Le vieil homme fit enduire la lame toute entière de sang de dragon qui par sa vertu fossilisante rendrait la lame imbrisable et y encrerait toute trace de sang jusqu'au dernier souffle du meurtrier. Le pommeau comme la garde fut réalisé en cristal noir. Quant à la poignée, de cire blanche toute entière, mais sous cette blancheur pure le vieil homme y glissa quelques graines de Sanglantes Sournoises qui au premier contact du mécréant sur la cire planteraient leurs ronces dans son bras, dévorant son sang pour mieux fleurir.
Un fourneau fut creusé dans le socle où était allongée la rapière et placé en plein centre de la bibliothèque et chaque heure le vieil homme s'assurait que le feu soit continuellement nourri.
Un soir d'automne, un jeune homme se présenta devant lui, ses yeux étaient verts-bleus profonds plein de tendresse, il était si jeune pour le savant qu'il était. Ils discutèrent des nombreuses sciences, réelles comme occulte, de leurs idées...Et le vieil homme sut...il sut que cette nuit serait sa dernière...
Il congédia toute sa maisonnée excepté un garde pour garder l'épée et s'installât devant la bibliothèque. Puis il attendit...attendit...attendit que le jeune homme apparaisse devant lui.
Il était le même que quelques heures plus tôt, les mêmes yeux verts-bleus profonds, le même sourire, le même sourire, il avait changé de vêtements mais il était toujours là…Ce sourire sournois et cruel.
Le vieil homme lui posa une question...une seule question...
« Pourquoi tiens-tu tant à le savoir ? »
L'assassin sourit chaleureusement.
« Vieux cerf...je le veux tout simplement. »
Et la lame vola le dernier souffle du professeur. Le vieil homme tomba et ne se releva pas.
L'assassin entra dans la bibliothèque à la recherche du secret. Ses yeux se posèrent évidemment sur le socle où l'épée reposait. Elle était si belle, allongée sur son podium de pierre noires, que l'assassin ne put réprimer l'envie de l'approcher.
Il la contempla, merveilleuse lame et luisante. Cette épée il la voulait et alors la prit par la poignée.
À peine la rapière eut quitté le socle que le fourneau s'éteignit tandis que la cire chauffée glissa entre les doigts de l'assassin creusant les empreintes du meurtrier dans le manche de l'épée pour l'éternité. Le garde caché le vit et se jeta sur lui.
Un seul mouvement d'épée et le garde trépassa. Mais au même moment les Sanglantes Sournoises attirées par le battement rapide de son sang, surgirent de la cire et plongèrent leurs racines dans le poignet de l'homme, fleurissant du nectar de vie de l'assassin.
De douleur, l'assassin lâcha l'épée qui tomba au sol en un fracas de métal. À sa grande surprise le sang ne s'effaça pas de la lame, encrée dans le fer par le sang de dragon.
Il contempla l'épée, entendant, comme si elle n'avait jamais disparu, la voix de défi du vieil homme :
« Abandonne donc cette épée maudite où ta main a creusé sa marque ainsi que ta perte ! Ou bien arbore cette lame sans fourreau où le sang de tes crimes montrera aux yeux du monde ta véritable nature alors que celle-ci t'aspirera la vie pour se faire encore plus magnifique. Choisis ! De toute manière les jeux sont faits. »
L'assassin fixa l'épée. Puis il sourit. Puis il rit.
Il attrapa l'épée par le manche froid et dur, laissant la fleur lui voler sa vie. Fier...
« Vieux cerf, toi qui t'es transformé en renard, tu es malin ! Tu as gagné ! C'est de ton œuvre dont je serai l'esclave, moi et ma lignée ! Et je suis fier d'avoir pour maître ce bijou de ruse et de savoir ! Avec moi qui l'ai brandi commence la nouvelle maison du cerf et avec le dernier cerf de ma lignée se brisera cette épée ! Que les Dieux m'en soient témoins et qu'ils regardent donc l'avenir de cette grande lignée ! C'est au tour du cerf de dévorer le loup ! »
Ainsi commença la nouvelle lignée du cerf. Le cerf immuable du temps qui jusqu'à son dernier souffle sourira en son antre de connaissance. Le cerf qui par le fer de cette lame délatrice se gorgera de la chair de ces prédateurs. Le cerf qui jusqu'à la toute fin brandira fièrement la marque de ses crimes.
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